Cet article est le fruit d’heures de discussions dans le respect et l’écoute entre bloqueurs et non-manifestants. La diversité des thématiques abordées au fil de ces échanges témoignent de préoccupations sociales qui vont bien au-delà du scandale du chlordécone.
Selon Luc Multigner, Directeur de Recherche à l’Inserm: «l’exposition au chlordécone est associée à une augmentation de risque de survenue du cancer de la prostate »1. Il ajoute que « force est de constater qu’à ce jour elles n’ont pas été contredites » et qu’il est « raisonnable, à des fins pratiques, de considérer le chlordécone comme s’il présentait un risque cancérogène pour l’homme ».2
Et il n’y a pas que les cancers, le chlordécone est un perturbateur endocrinien reconnu. Il a des effets négatifs sur le développement cognitif et moteur des nourrissons et augmente le risque de naissances prématurées.3, 4
Enfin, de nouvelles études sont en cours pour tâcher de cerner l’impact réel du produit sur nos corps. Chez la souris, une exposition au chlordécone a des effets transgénérationnels sur la production de spermatozoïdes;5 tandis que les chercheurs s’interrogent tout juste sur un lien présumé avec le cancer du sein.6
(PS : Une étude récente vient contrebalancer certains résultats.7 Ceci dit, cela ne change rien sur la notion de mise en danger abordée par la suite.)
Des recherches pour décontaminer les sols et les corps sont déjà en cours à l’heure actuelle. Sarra Gaspard, docteure en chimie, nous apprend que l’on peut filtrer le chlordécone avec du charbon actif, et qu’une bactérie pourrait manger le poison quand elle est privée d’oxygène.1
Une étude américaine a, par ailleurs, démontré qu’il est possible d’éliminer le chlordécone présent dans le corps à l’aide d’une molécule nommée Cholestyramine.2
Un pôle d’excellence pourrait permettre une prise en charge et un dépistage efficace des contaminés. Alors que les fonds sont insuffisants 3, le véritable enjeu est donc de savoir qui va financer la recherche et les traitements? L’Etat (c’est-à-dire nos impôts) et/ou ceux qui ont profité du pesticide ? Ne devrait-on pas appliquer le principe du pollueur-payeur, selon lequel “les frais résultant des mesures de prévention, de réduction de la pollution et de lutte contre celle-ci doivent être supportés par le pollueur”4?
Dès 1969, une commission interministérielle déclare le pesticide organochloré comme “toxique et persistant”.1 Mais l’Etat est loin d’être le seul acteur de ce désastre écologique. Il y a, de fait, une triple responsabilité, de l’Etat, des élus et des planteurs.
Responsabilité de l’Etat
En accordant les autorisations de mise sur le marché, l’Etat est responsable d’avoir cédé au lobbying sur la seule base d’arguments économiques et non scientifiques. Les ministres de l’agriculture ont successivement validé l’utilisation du poison : J. Chirac en 1972, E. Cresson en 1981 (alors que le produit est interdit aux USA depuis 1976), puis c’est en 1990 que Henri Nallet, Louis Mermaz et Jean-Pierre Soisson accordent respectivement une prolongation de deux ans, un an et six mois.2
Responsabilité des élus
En 1990, M. Guy Lordinot, député de la Martinique, demande un « délai supplémentaire de trois ans », afin de chercher une alternative.3
À l'époque, même s’ils n’ont pas de responsabilité directe, cette demande s’effectue dans le silence de la quasi totalité des élus locaux. Dans le France-Antilles du 2 juin 2014, Serge Letchimy (qui est alors président du conseil régional) justifiera son silence sur la question: «Personnellement, j'aurais [également] donné un avis favorable sur ces dérogations, à titre temporaire, le temps d'avoir les solutions alternatives.»4
Responsabilité des planteurs et de “grands békés”
Les planteurs ne se sont pas contentés d’utiliser les pesticides recommandés à l’époque, ils sont à l’origine d’un lobbying actif et continu.
Comme l’attestent les annexes du rapport parlementaire, les trois groupements professionnels de banane des Antilles (SICA, SICABAM et GIPA) vont multiplier les interventions auprès des autorités pour obtenir autorisations et dérogations et continuer à utiliser la molécule jusqu’en 1993. Et ce, alors que le produit faisait déjà l’objet de contestations durant la grève de Février 1974.
En 1981, les établissements Laguarigue (dirigés par Yves Hayot) font homologuer, produire au Brésil puis commercialisent la Curlone qui contient la même molécule, et qui prend le relais du Kepone interdit aux USA.
Après la période de dérogation (1993), la vente continue. M. Guy Cottrell, directeur de Joseph Cottrell (filiale de Laguarigue) reconnaît avoir vendu des reliquats de stocks de «Curlone» achetés en 1991, et de l’ordre de 15 à 20 tonnes, en Martinique et en Guadeloupe.7
En 2002, des opérations permettent de récupérer 9,5 tonnes de produit auprès de la SICABAM, et 500 kilos détenus par le GIPAM, en Martinique. En Guadeloupe, 12 tonnes sont collectés. Les Ets Cottrell et Laguarigue mis en cause, le tribunal rend une ordonnance de non lieu, les faits étant alors prescrits.7
Enfin, il faut signaler les conditions déplorables de travail des ouvriers agricoles. Alors que les planteurs sont d’ores et déjà au courant de la dangerosité du produit, les témoignages des employés de l’époque font état de pas ou peu de protection pendant les épandages; et plus grave encore, de chantage à l’emploi en cas de plaintes.6
La lutte institutionnelle pour la justice semble dans l’impasse. Pour le moment, il n’est question d’aucune mise en cause des utilisateurs du chlordécone. Même la récente action collective de juillet 2019, demande des réparations auprès de l'Etat.3
Aucun procureur, ni aucun juge d’instruction n’a ouvert d’enquête, en dépit des plaintes déposées depuis 13 ans à Paris, à Basse-Terre et à Fort-de-France par des associations écologistes (ASSAUPAMAR, Louis Boutrin, URC de Guadeloupe).1
Quant au rapport parlementaire sur la question, il nomme à peine Yves Hayot, tandis que 17 ans d’archives, de 1972 à 1989 sur le chlordécone ont en partie disparu.2 Si l’Etat est désigné premier responsable, quid de ceux qui ont orchestré les épandages?
Pour bien comprendre les enjeux de ce scandale, il est important de considérer que selon le rapport le lobbyisme des békés est légal. Ils ont obtenu les AMM (autorisations de mise sur le marché) en bonne et dûe forme.
C’est ce profond décalage entre légalité et moralité qui crée un sentiment légitime d’injustice et d’impunité. De fait, le rapport de force citoyen s’impose naturellement pour obtenir réparation hors du cadre judiciaire.
“L’esclavage était légal.”
Même si cela reste beaucoup pour 1% de la population, on peut se demander d’où viennent ces chiffres? Y’a-t-il une source fiable à l’origine de cette affirmation?
En admettant qu’ils sont avérés, le PIB ne suffit pas à refléter pleinement le pouvoir politique d’un groupe donné. Pour une bonne vision d’ensemble, la prise en compte des monopoles, des secteurs clés, du comportement du groupe, de l’Histoire et surtout, de son réseau est primordiale.
Très peu de personnes ont l’extraordinaire privilège de passer les grilles de l’Elysée, sans pièce d’identité (comme Eric De Lucy) ou sans RDV (comme Yves Hayot).1
Les “grands békés”* bénéficient et construisent leurs avantages en tant que groupe solidaire, mais voudraient que les responsabilités n’incombent qu’à des individus isolés.1 (D’autant plus pratique quand cet individu isolé (Yves) est mort depuis 2017).
Et dans le plus grand cynisme, les actions de l’un bénéficie plus que jamais à l’autre. Yves a participé à l’empoisonnement de l’environnement. L’autoproduction et les circuits courts sont désormais des alternatives risquées. Nous devons donc nous fournir par le biais de l’importation et des grandes surfaces détenues par... Bernard.
“Contre Bernard ET son monde”
* (grands békés = 10% des békés les plus riches, soit 0,1% de la population martiniquaise)
Pour couvrir cette question de façon exhaustive, il est important de s’intéresser à l’impact réels des grands groupes, puis à ceux des békés spécifiquement.
En premier lieu, les grands groupes ne créent pas ou peu d’emploi. Bruno Ducoudré économiste à l’OFCE : “Entre 1981 et 2010, les établissements de moins de 200 salariés ont créé 3,355 millions d’emplois net alors que ceux de 500 salariés et plus en détruisaient 633 000”.1
Seuls 8 groupes du CAC 40 figurent dans les 100 premiers du palmarès de création d’emploi.2
De même, et bien qu’il soit difficile d’en mesurer précisément l’impact, la grande distribution est globalement accusée d’asphyxier les PME, tout en dictant sa loi aux petits producteurs du fait de son monopole.3 Il semble donc périlleux d’affirmer que ces grandes surfaces sont “bonnes pour l’économie du pays”.
En outre, quand on sait comment ces fortunes se sont bâties (esclavage, colonisation, monopoles, indemnisations à l’abolition, magouilles du crédit martiniquais, concentration des subventions, corruption...5), peut-on réellement dire de l’argent des békés qu’il leur appartient? Les grands békés sont pour la plupart, au mieux des rentiers et des gestionnaires. Y’a-t-il quelque chose de brillant à gagner au Monopoly en possédant des hôtels partout dès le début de la partie?
Enfin, en bons capitalistes, les békés investissent là où est leur intérêt (Sainte-Lucie, Saint-Domingue, Maroc, Côte d'ivoire, La Réunion, Nouvelle-Calédonie...). On peut en ce sens considérer qu’ils sont déjà en train de pomper l’argent hors de la Martinique.4
Oui, et il est de notre devoir d’éviter au maximum de faire des PME des galeries marchandes de simple dégâts collatéraux d’une lutte contre les grands groupes. Cette question est actuellement au centre des préoccupations des activistes.
Par ailleurs, il est important de noter que les salariés qui se retrouvent dans l’incapacité de travailler peuvent faire jouer leurs droits :“En cas de grève, l'employeur reste tenu de verser la rémunération des non-grévistes, qui sont empêchés de venir travailler.”1
En premier lieu, cette action participe à sortir certains responsables et profiteurs de l’impunité dans laquelle ils sont.
Ensuite, les blocages ont un effet “électrochoc” sur notre conscience collective. Ce sont des moments de politisation où nous sommes poussés à nous interroger.
Enfin, ti bébé pa ka rété bébé*. Les mouvement sociaux affinent leurs analyses, gagnent en puissance et en pertinence avec le temps et le soutien. Par exemple, Mai 68 commence avec une simple histoire de dortoirs...
Autant il est important de critiquer sainement la pertinence des blocages , autant, ces critiques doivent amener à de meilleures actions, pas à une inaction paralysante et mortifère.
* les bébés finissent par grandir.
Les manifestants sont des gens comme tout le monde, avec des vies à côté. Il leur est simplement impossible d’être partout et de tout faire…
En revanche, ces blocages sont la preuve qu’un petit nombre d’activistes peut faire beaucoup. C’est donc l’occasion de se rappeler que chacun peut peser pour la cause de son choix.
De Black Lives Matter au Gilets Jaunes, la question d’un chef de file est de moins en moins pertinente à l’ère des réseaux sociaux.
Comme le soulignait Angela Davis dans son intervention du Parc Floral, le leadership est traditionnellement associé à une figure masculine et charismatique. Et pour peu, qu’il soit collectif et/ou féminin, il déroute. Il est plus que temps de questionner ce réflexe qui nous pousse à discréditer un groupe sous prétexte que les individus qui le compose compte moins que son impact.
D’autant qu’il existe toujours une rhétorique pour disqualifier un mouvement et justifier le statu quo :
Si le mouvement a un leader, alors, celui-ci vise ses propres intérêts égoïstes.
Si le mouvement n’a pas de leader, alors il est désorganisé et incompréhensible.
“We are not leaderless, we are leaderful”
-Black Lives Matter
L’action politique permet de transcender le comportement et les intérêts des individus isolés, c’est le fondement du contrat social. Il ne convient donc pas de disqualifier toute atteinte aux libertés individuelles par principe mais de la jauger par rapport à l’intérêt général.
En partant de ce principe, les questions à se poser sont les suivantes: “Cette action vaut-elle le coût?” et “Est-ce l’avis du plus grand nombre?”
Le mot d’ordre à chaque manifestation est clair: “pas de violence”. Le fait de se focaliser sur quelques insultes prononcés par des manifestants à cran en dit plus long sur les choix éditoriaux de certains médias, et leur glorification du buzz, que sur la réalité du mouvement.
Il faut encourager la transition profonde de notre société tant qu’elle est possible dans un calme relatif. Nous sommes à l’aube d’une transformation massive de nos conditions de vie, que nous le voulions ou pas. L’imminence de la fin du pétrole bon marché, le réchauffement climatique, la montée des eaux, l’épuisement des ressources (dont celles qui permettent la fabrication d’engrais), l’acidification des océans, l’effondrement de la biodiversité pointent vers la nécessité d’anticiper ces changements violents avant d’être dos au mur. Si vous avez peur pour vos enfants, organisez dès maintenant et profondément le monde dans lequel ils devront vivre.
Fin mars 2018, une plateforme de revendications a regroupé 50 propositions de syndicats et associations écologistes.4
En plus de celles-ci, nous pourrions éventuellement exiger/appuyer par différents moyens:
Sur le plan national:
Sur le plan local :