Corps de l’article


1 Introduction

Le Discours sur le colonialisme de l’écrivain martiniquais Aimé Césaire (né en 1913) est un pamphlet anticolonialiste, paru aux éditions Réclame en 1950, puis à Présence africaine en 1955. Dans la présente contribution, nous nous proposons de mettre en évidence l’actualité de cette oeuvre, texte fondateur par excellence du discours postcolonial. En d’autres termes, peut-on encore aujourd’hui appréhender les relations entre l’Europe et l’Afrique noire sous l’angle sous lequel Aimé Césaire les présente dans son Discours sur le colonialisme ?

Commençons d’abord par démontrer en quoi le Discours sur le colonialisme est caractéristique du discours postcolonial avant de nous pencher sur la réception du contenu de l’ouvrage à l’ère de la mondialisation.


2 Le Discours d’Aimé Césaire

Le terme « postcolonial » ne doit pas être appréhendé dans le sens chronologique d’après la colonisation, mais plutôt comme prise de conscience culturelle de l’oppression. La théorisation du discours postcolonial commence avec Edward Saïd vers la fin des années 70 avec la publication de ses oeuvres Orientalism [1] et Culture and Imperialism [2]. Tout comme Saïd, des critiques comme David Glenn Spivak et Homi K. Bhabha entreprirent dans des recherches savamment menées sur les littératures dites « émergentes » ou « métissées » une analyse critique de la colonisation et de ses conséquences sur les sociétés postcoloniales. Ce discours, caractérisé par une approche interdisciplinaire de l’héritage colonial, du problème de l’identité du sujet postcolonial, de la différence culturelle, des stratégies de résistance à la marginalisation des minorités culturelles, de la créolisation des langues, de l’hybridation des cultures se prolonge dans l’espace francophone à travers des oeuvres tels Le discours antillais [3] et Introduction à une poétique du divers [4] d’Edouard Glissant ainsi qu’avec l’Eloge de la créolité de Bernabé, Chamoiseau et Confiant [5]. Le discours postcolonial rappelle les discours sur le postmodernisme, le féminisme et le multiculturalisme. Si ces trois derniers courants de pensée ont pris racine dans un contexte occidental [6], le discours postcolonial quant à lui est initié par des intellectuels « tiers-mondistes », originaires de pays colonisés autrefois. Il incarne le prolongement à l’ère de la mondialisation de la résistance intellectuelle et politique anticoloniale dont les figures emblématiques restent Mahatma Gandhi, Frantz Fanon, Kwame N’Krumah et les fondateurs de la Négritude.

En 1830 le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) affirmait devant ses étudiants : « L’Afrique n’a pas d’histoire ; elle ne donne aucune preuve de dynamisme et de développement ». Plus tard son concitoyen Léo Frobenius, ethnologue et africaniste de renom, prend le contre-pied en postulant de façon apodictique que les Négro-Africans étaient empreints de « culture jusque dans les os », battant ainsi en brèche la thèse de l’ahistoricité d’une Afrique noire postcoloniale. Comme Frobenius qui fut un des inspirateurs encore méconnu des penseurs de la Négritude, Césaire rappelle dans son Discours sur le colonialisme que le passé africain a eu ses grandeurs. L’auteur martiniquais est en effet à côté du poète sénégalais Léopold Sédar Senghor (1906-2001) une des figures de prou du mouvement philosophico-politico-littéraire de la Négritude qui a émergé dans les années 30 à Paris et qui se proposa de réhabiliter les civilisations négro-africaines, jusque là méprisées par le colonisateur européen. Senghor, précurseur de la Francophonie, qui s’était fait l’apôtre du métissage culturel, de la Civilisation de l’Universel fut présenté comme le plus modéré du groupe, tandis que Césaire, nuançant peu ses prises de positions, moins soucieux d’une « accord conciliant », plus tranché et radical dans la formulation de ses thèses, offrait l’image contraire. Le Discours sur le colonialisme en est la manifestation la plus parlante. Parcourons-en donc quelques extraits dans les lignes qui suivent :

« Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au VietNam une tête coupée et un oeil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de 1’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. (...) J’ai relevé dans l’histoire des expéditions coloniales quelques traits que j’ai cités ailleurs tout à loisir. Cela n’a pas eu l’heur de plaire à tout le monde. Il paraît que c’est tirer de vieux squelettes du placard. Voire ! »

Etait-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie : « Pour chasser les idées qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichauts, mais bien des têtes d’hommes » ? Convenait-il de refuser la parole au comte d’Herisson : « Il est vrai que nous rapportons un plein barils d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis » ? Fallait-il refuser à Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de foi barbare : « On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres » ? Fallait-il empêcher le maréchal Bugeaud de systématiser tout cela dans une théorie audacieuse et de se revendiquer des grands ancêtres : « Il faut une grande invasion en Afrique qui ressemble à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths » ? Fallait-il enfin rejeter dans les ténèbres de l’oubli le fait d’armes mémorable du commandant Gérard et se taire sur la prise d’Ambike, une ville qui, à vrai dire, n’avait jamais songé à se défendre :

« Les tirailleurs n’avaient ordre de tuer que les hommes, mais on ne les retint pas ; enivrés de l’odeur du sang, ils n’épargnèrent pas une femme, pas un enfant (…). A la fin de l’après-midi, sous l’action de la chaleur, un petit brouillard s’éleva : c’était le sang des cinq mille victimes, l’ombre de la ville, qui s’évaporait au soleil couchant. Oui ou non, ces faits sont-ils vrais ? Et les voluptés sadiques, les innommables jouissances qui vous friselisent la carcasse de Loti quand il tient au bout de sa lorgnette d’officier un bon massacre d’Annamites ? Vrai ou pas vrai ? (…) Et si ces faits sont vrais, comme il n’est au pouvoir de personne de le nier, dira-t-on, pour les minimiser, que ces cadavres ne prouvent rien ? Pour ma part, si j’ai rappelé quelques détails de ces hideuses boucheries, ce n’est point par délectation morose, c’est parce que je pense que ces têtes d’hommes, ces récoltes d’oreilles, ces maisons brûlées, ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s’évaporent au tranchant du glaive, on ne s’en débarrassera pas à si bon compte. Ils prouvent que la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé ; que l’action coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend ; que le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. C’est cette action, ce choc en retour de la colonisation qu’il importait de signaler » (Soulignés par nous, L. Y. et S. K.)

Césaire pousse visiblement ici un cri de révolte, il s’agit d’un réquisitoire sévère contre le colonialisme. Sans détours l’auteur dénonce la violence raciale qu’accompagne le processus de colonisation. Face à l’Europe des droits et libertés se trouvent opposées les colonies, soumises, elles, à l’oppression, à la haine et au fascisme. Comme dans la dialectique du maître et de l’esclave la colonisation déshumanise, décivilise et abrutit le colonisateur. Mais loin d’être une invite à la haine et au ressentiment du colonisateur blanc, l’oeuvre de Césaire est un acte de libération, un plaidoyer pour l’émancipation totale des peuples colonisés. Ainsi le Discours sur le colonialisme, un des premiers livres majeurs à réhabiliter et à proclamer la valeur des cultures nègres, se révèle-t-il comme une oeuvre fondatrice du discours postcolonial.

En effet, le discours postcolonial qui s’oppose au colonialisme et au néocolonialisme par son caractère émancipateur cherche également à remettre à l’honneur le patrimoine culturel africain et notamment les traditions ancestrales. La description des situations coloniales avec leurs répressions peut visiblement alimenter la critique de l’état actuel dans les ex-colonies. Le contexte est celui de la colonisation/décolonisation dans lequel apparaissent quelques grandes figures de libérateurs (Nkrumah, Lumunba). Il est à noter que l’émergence de ce discours coïncide avec un examen de conscience critique de l’Occident dont le mouvement étudiant internationaliste des années soixante est la traduction la plus éclatante à une époque où règne le conflit est-ouest et où, notamment en Allemagne, le néo-marxisme offre ses instruments d’analyse. Les dénonciations de l’exploitation coloniale et néocoloniale se croisent donc avec les discours critiques sur le passé fasciste ou nazi et sur l’émancipation des minorités opprimées.


3 À propos de l’actualité du Discours de Césaire

Intéressons nous maintenant à la deuxième question qu’exige notre réflexion sur le Discours sur le colonialisme : Que vaut l’actualité du pamphlet rédigé par Aimé Césaire? Quelle relecture faire de cette oeuvre, écrite à une époque où la plupart des pays africains gémissaient encore sous le joug colonial des puissances colonisatrices après plus d’un demi-siècle, c’est-à-dire à l’ère de la mondialisation? En effet, s’il est vrai que l’époque coloniale dans sa forme première est aujourd’hui révolue et appartient au passé, on ne peut en dire autant du Discours sur le colonialisme. Les réflexions du chantre de la négritude dans cette oeuvre véhiculent aujourd’hui comme hier des vérités d’une actualité irréprochable. Les actes de barbaries, de pillages, d’exploitation, de racisme, de mépris etc., mis à nu dans le discours continuent d’avoir cours de nos jours sous « les soleils des indépendances » (Ahmadou Kourouma). L’exploitation abusive de l’Afrique et de ses matières premières par l’Occident continue d’être pratiquée sous d’autres formes. La fin de la colonisation dans les années soixante a fait place à une forme de coopération dont les pratiques diffèrent peu à celles du temps de la colonisation elle-même. Elles ont certes évolué avec le temps, se sont raffinées, modernisées, agissant donc de façon plus subtile en présentant un visage moins hideux. Toutefois, les effets dévastateurs de ses actes, qui ne relèvent plus directement d’État fascistes mais de multinationales, de firmes, d’industriels ou de simples individus se sont empirés. Les financiers et autres industriels européens dont parle Césaire dans l’extrait suivant du Discours sont plus que jamais actifs à l’heure de la mondialisation :

« Le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est ‘propagée’ ; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontrée sur notre route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire. »

Le cercle néocolonial s’est élargi à de nouveaux acteurs qui n’avaient pas participé de façon directe à la colonisation. Ainsi de l’Amérique à l’Asie en passant par l’Australie, vinrent opérer en Afrique des hommes d’affaires, des firmes, des succursales, et autres aventuriers sous le noble prétexte d’investir en Afrique et de participer au développement et à la lutte contre la pauvreté sur ce continent. Beaucoup de ces « philanthropes » qui exercent dans des secteurs très variés, sont en réalité des fossoyeurs de l’économie africaine. On en retrouve dans l’industrie forestière, minière, maritime, l’import export, la manufacture etc. Tous ces opérateurs ont en général une chose en commun : c’est leur mépris des peuples et des lois des pays où ils exercent. Attitude héritée de « la conquête coloniale, [elle-même] fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris … ». Il est vrai, le colon blanc dont les rapports aux indigènes étaient marqués par le mépris, le racisme, la violence, la douleur et la mort n’est plus présent physiquement sur le territoire colonisé. Toutefois il continue d’agir par personne interposée, pratiquant ainsi la politique du troisième homme. Ainsi pour maximiser les bénéfices l’Occident continue de financer à coup de milliards le maintien d’hommes politiques corrompus à la tête des états africains. Ces régimes qui jouissent généralement de peu de légitimité au plan local ne doivent leur survie qu’au financement, aux armements et le cas échéant, à l’appui militaire extérieur. Un tel pouvoir, à la solde de l’extérieur, brade les biens du pays pour être redevable à celui qui l’a hissé à la tête de l’état. Devant des peuples muselés et tenus en respect, le pillage et l’exploitation du temps de la colonisation peut alors se poursuivre sans bruit en toute impunité. L’Homme d’État africain qui refuse d’entrer dans ce schéma est farouchement combattu par le moyen de sanctions économiques qu’on impose à son régime: plus d’assistance financière de la Banque mondiale et du FMI (Fond Monétaire International), suspension de toutes les formes de coopération économique avec le monde occidental. Si cette arme s’avère inefficace, on déploie alors la grande batterie, généralement infaillible : des rébellions sont financées et armées pour renverser le régime « récalcitrant ». S’installe alors le cycle infernal des coups d’État, des guerres ethniques et tribales avec leur cortège de réfugiés, de mutilés et de morts qui continuent à venir s’entasser sur « le plus haut tas de cadavres de l’histoire » (Discours…). Citons à titre d’exemple le cas de Charles Taylor qui réussit à s’évader mystérieusement d’une prison aux États-Unis pour venir diriger une rébellion qui entraîna un chaos indescriptible au Liberia. Le Président élu, Samuel Doe, sera fait prisonnier par Prince Johnson, un chef de faction en rupture de banc avec Taylor. Il sera torturé, ses deux oreilles tranchées avant d’être fusillé devant des caméras de télévision. Ces mutilations atroces rappellent curieusement les traitements sadiques et inhumains du colon blanc sur ses prisonniers indigènes tel que le décrit Césaire, toujours dans le Discours : « Il est vrai que nous rapportons un plein baril d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis. »

En Sierra Léone voisine une rébellion d’une rare cruauté qui vint mettre le pays dans un chaos indescriptible. Des enfants soldats ayant pour toute tenue militaire un cache sexe déchiré et des sandales trouées sont transportés vers les fronts dans des voitures tout-terrain flambant neuves. Ils portent en bandoulière chacun une kalachnikov, des munitions et autre pistolet automatique des plus modernes. Cet équipement ultra moderne et dont le coût pourrait assurer à chaque enfant soldat une scolarité ou une formation professionnelle bien pleine, trahi le visage du véritable commanditaire. Cette main invisible utilise les bras d’innocents enfants d’Afrique pour semer la désolation, la famine et mort au sein de leur propre continent. Ce fut la même chose, au Rwanda, au Burundi, en RDC, en Centrafrique, et plus récemment en Côte d’Ivoire. C’est justement ces pratiques que dénonce Charles Blé Goudé, le mythique leader des jeunes patriotes ivoiriens, qui voit la main de la France derrière les rebelles ivoiriens, dans son livre Ma part de vérité. Il voit dans l’actuelle guerre civile ivoirienne « la manifestation de l’impérialisme et ses pratiques d’opposer les Africains, de tuer les leaders, de morceler l’Afrique pour mieux l’exploiter. » [7] Il cite quelques fils de l’Afrique qui furent manipulés par les puissances occidentales pour semer le glaive dans le sein de leur mère patrie et qui ont été victimes de cette même main assassine :

« Ils ont utilisé Jonas Sawimbi, ils l’ont livré et Savimbi est mort. Ils ont utilisé Fodé Sankoh, ils l’ont livré et Fodé Sankoh est mort. Ils ont utilisé Mobutu, ils l’ont livré et Mobutu est mort de manière triste. Ils ont utilisé Kabila, ils l’ont livré et Kabila est mort assassiné par un anonyme. Ils ont utilisé Taylor, ils l’ont lâché et Taylor a été chassé comme un malpropre. » [8]


4 Perspectives

Tout porte à croire que la colonisation continue sous une nouvelle forme, avec de nouveaux acteurs. Les méthodes ont seulement évolué. Le colonisateur n’agit plus de ses propres mains. Ce serait du reste incompatible avec les valeurs de droits de l’homme, de liberté et de démocratie dont il se fait le chantre. La tâche est déléguée aux dirigeants locaux. Profitant du désordre qui s’installe dans les pays africains les richesses du sol et du sous sol sont pillées et exportées en Occident. C’est ainsi que les diamants de l’Angola, de la RDC, de la Sierra Léone se retrouvent dans les grandes bijouteries occidentales. Le Cacao de Côte d’Ivoire, acheté à vil prix, alimente les chocolateries du monde entier.

Comme le colonisé à l’époque coloniale, la machine d’oppression postcoloniale n’émoussa en rien la volonté des sujets postcoloniaux à se libérer des chaînes de l’oppression et de l’esclavage :

« Lutter pour la libération de tous et devoir dans le même temps libérer certains d’entre nous d’eux-mêmes, c’est-à-dire les libérer de la prison mentale solidement implantée dans leur tête, vous comprenez qu’il y a de quoi s’armer de courage. Mais comme le dit si bien un proverbe Guéré, c’est toujours grâce à un chasseur solitaire que le village est heureux de se partager la viande de l’éléphant (…). Le peuple de Côte d’Ivoire a une mission à accomplir pour tous les peuples africains encore sous le joug de la colonisation française. Une tâche rude mais exaltante à laquelle il ne se dérobera pas et c’est cela l’essentiel. » [9]

Toutefois devrait-on occulter une part de responsabilité des Africains eux-mêmes dans ce triste destin qui est le leur? Est-ce que la victime elle-même n’a pas favorisé le crime ? Dans un ouvrage encore sous presse, l’auteur, jeune intellectuel africain, nous invite à relativiser les thèses jusque là formulées :

« La pauvreté des peuples africains est due en partie à l’esclavage, la colonisation et la néo-colonisation orchestrées par l’impérialisme. (…) la plupart des écrits blâment l’Occident comme le seul coupable à assommer. De cette manière, les causes de la misère en Afrique sont simplement imputables à l’étranger. Mais l’impérialisme lui-même se trouve au nombre de facteurs relationnels. Il ne saurait y avoir de relation sans la présence d’au moins deux entités. Quand l’on a fini de faire de l’Afrique la victime qui succombe depuis des siècles à l’agressivité impérialiste, il parait convenable et honnête de voir si la victime elle-même ne favorise pas le crime. » [10]

Cette autocritique des sociétés africaines est une marque significative de la littérature postcoloniale africaine qui dénonce sans ambages l’incurie ou la corruption des chefs d’état africains postcoloniaux. L’échec des élites africaines, la reproduction du modèle colonisateur, la recherche d’identité qui peut conduire au génocide, furent des thèmes récurrents des productions littéraires à partir des années 60. Plusieurs intellectuels africains à l’instar du célèbre journaliste ivoirien, Venance Konan dans un livre au titre provocateur, Nègreries, font la même diascopie des sociétés négro-africaines contemporaines :

« Lorsque dans une situation donnée, tout va bien, et que l’on fait tout ce qu’il faut pour que ça n’aille plus bien, c’est un effet de négrine. Précisons que c’est une substance que l’on ne trouve que dans le sang des Noirs d’Afrique. Illustrons la par d’autres exemples. Prenons un pays donné. Ce pays qui se trouve sur un continent rongé par la misère est l’un des rares à sortir un peu la tête de l’eau. Il est l’un des rares à sortir un peu la tête de l’eau. Il est l’un des rares à avoir réussi à former une nation avec la mosaïque d’ethnies qui le compose. Mais les habitants de ce pays se disent un jour que ce n’est pas normal que leur pays aille bien alors que rien ne va autour d’eux. Ils prennent alors un gros marteau et cassent leur unité, traquent certaines de leurs populations, érigent des barrages sur toutes les routes de leur pays pour entraver la circulation des personnes et des biens, et détruisent tout ce qui faisait la force de leur économie. C’est un effet de la négrine. » [11]

Frantz Fanon, le célébrissime auteur de Peau noire, masques blancs (1952) ne reprochait-il pas dans Les Damnés de la terre (1961) au concept de « négritude » de souligner par trop l’appartenance raciale ? L’engagement d’Aimé Césaire lui-même ne s’accompagne-t-il pas in fine d’une exigence d’autocritique de la part des Africains, quand il confie :

« Je n’ai jamais accepté de considérer que tous nos malheurs venaient des autres. Bien sûr, c’est toujours la faute à quelqu’un : à l’Europe, à Napoléon, à qui l’on voudra… Oui, mais depuis, deux ou trois siècles se sont écoulés ! Et dans l’intervalle, de nombreuses nations ont réussi à s’en sortir. J’en suis donc persuadé : nous avons une part de responsabilité (…). Il faut que l’Afrique se fasse une raison et cherche des voies de son propre salut ? » [12]

S’il est vrai que le colonisé, victime de complexe d’infériorité, finit par intérioriser ou accepter les préjugés négateurs et réducteurs à son égard, où se situe donc la ligne de démarcation entre l’autocritique faite par lui et la manifestation de l’acceptation de son état d’être inférieur ?