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A propos d'une biographie d'Edouard Glissant (2è partie)

A propos d'une biographie d'Edouard Glissant (2è partie)

   Rien n'est plus difficile que d'écrire la biographie d'un écrivain et cela pour une raison fort simple quoique rarement évoquée par les analystes littéraires : l'acte d'écrire est une activité solitaire et le plaisir que celui qui la pratique ressent est quasiment onaniste. A l'inverse, on peut entrer dans l'atelier d'un peintre ou d'un sculpteur, les regarder travailler et discuter avec eux sans trop les déranger ; on peut regarder des musiciens s'entrainer et même battre la mesure ou chanter avec eux ; on peut suivre un photographe ou un cinéaste sans que cela perturbe leur activité. Dans tous ces cas, il s'agit d'un plaisir partagé. L'acte d'écrire, lui, ne supporte pas la présence de l'Autre. Il relève du secret le plus absolu. Personnellement, je n'ai aucune idée de la manière avec laquelle mes confrères s'y prennent. Ce qui veut dire quoi ? Que si l'on estime que la "vérité" d'un écrivain réside seulement dans ce qu'il écrit et pas dans son existence quotidienne, le biographe se retrouve gros Jean comme devant car il n'a rigoureusement aucun moyen de savoir comme fonctionne l'alchimie littéraire.

   FLAUBERT était seul dans son gueuloir.

   Un exemple hilarant : lors du colloque sur le système de plantation organisé par Edouard GLISSANT à l'Université de Bâton-Rouge, en Louisiane, en 1991, alors qu'il était directeur du Centre d'Etudes Francophones de cet établissement, il avait invité un certain nombre d'écrivains caribéens. Le lendemain matin de notre arrivée, après un copieux petit déjeuner à l'américaine dans le bel hôtel où nous étions logés, j'eus la stupéfaction d'entendre l'un de mes collègues écrivains déclarer :

   "Bon, il est temps d'aller travailler !"

   Et tous les autres d'acquiescer et cela le plus normalement du monde. De regagner leurs chambres respectives et d'y rester...enfermés durant trois ou quatre heures d'affilée !!! J'en étais sidéré. Je pensais qu'on irait se balader dans Bâton-Rouge ou alors reluquer des naïades bien roulées près de la piscine ou encore boire un whisky et fumer (cigarillos Davidoff pour moi) tranquillement. Je fus obligé moi aussi de regagner ma chambre, mais n'aimant pas les chaînes de télé yankees, j'en suis ressorti au bout d'une demi-heure et j'ai prudemment arpenté les couloirs de l'hôtel où se trouvaient les chambres de mes collègues écrivains pour voir si par hasard l'un d'eux avait fini de "travailler". Que nenni ! Pas l'ombre d'un écrivain caribéen à l'horizon. Moi qui n'arrive pas à écrire plus d'une demi-heure par jour, je me demandais ce qu'ils faisaient, comment ils s'y prenaient, est-ce qu'ils rêvassaient, griffonnaient des pages entières, les raturaient ou au contraire séchaient devant leur feuille blanche ou l'écran de leur ordinateur portable. Je n'ai jamais osé poser la question à aucun d'entre eux car j'avais trop honte de leur révéler que je n'étais pas un "vrai" écrivain comme eux. Oui, j'avais honte d'avouer que la littérature était loin d'être la seule chose qui comptait pour moi et que j'aimais tout autant le football, le fado, la culture arabo-musulmane, l'astrophysique ou encore l'écologie. J'ai donc joué à l'écrivain durant tout ce colloque. Comme je le fait tout le temps, en fait.

Edouard Glissant sur un bayou de Louisiane (1991)

 

   Tout cela m'amène à dire que le biographe d'un écrivain à moins d'être un voyant ou un quimboiseur n'a qu'un seul et unique moyen de savoir comment ledit écrivain "travaille" : qu'il lui pose la question. Ou plus exactement des questions. Et pas qu'une fois ! François NOUDELMANN en a forcément fait de même avec Edouard GLISSANT. Et GLISSANT s'est livré volontiers à cet exercice si l'on en juge par le luxe de détails qui entoure le récit des différents épisodes de la vie de l'auteur de La Lézarde. Ou alors le biographe a interrogé les proches ou les amis (es) proches de l'auteur et si jamais ceux-ci ont révélé des détails intimes, cela signifie qu'ils/elles ne sont pas de vrais...amis (es). C'est donc__désolé de le répéter !__un mauvais procès qui est fait au biographe quand on l'accuse d'avoir divulgué des secrets de la vie privée de l'auteur. Ou même qu'il l'ait déformée. Voire inventé des choses. Je crois avoir trouvé un excellent moyen de vérifier cela : confronter ce qu'écrit NOUDELMANN à propos de tel ou tel épisode de la vie de GLISSANT qu'il n'a pas vécu et auquel moi, j'ai participé. Si, moi qui était présent ce jour-là, je ne retrouve pas du tout les faits, les personnes et l'atmosphère dudit épisode, c'est que le biographe nous raconte des bobards. Test quasi-infaillible !

   Avant d'en venir à ces confrontations, il convient de rappeler que les écrivains, outre qu'ils ont généralement un ego hypertrophié (hormis la minusculissime catégorie des Réjean DUCHARME, Fernando PESSOA, Thomas PYNCHON ou Salvat ETCHARD), sont des "fabulateurs" nés. Non pas des affabulateurs mais des fabricants de fables et d'abord de la fable de leur propre vie. On dira que c'est le cas de tout un chacun : nous magnifions nos souvenirs ou au contraire nous en exagérons la pénibilité. Ce que nous avons vécu n'est jamais ce que nous en racontons un ans, dix ans ou vingt ans plus tard. Certes, mais cette propension est beaucoup plus prononcée chez ces fabricants de récits et ces traficoteurs de mots que sont les écrivains chez qui la frontière entre la réalité et la fiction est plus mouvante, voire plus floue que chez le commun des mortels. Ce qui fait que souvent l'écrivain finit par croire à la fable de sa propre vie et qu'il ment en toute...sincérité ou à l'insu de son plein gré. Ainsi, dans la biographie d NOUDELMANN, j'ai éclaté de rire à la lecture du passage où il nous décrit GLISSANT en visite dans la campagne cubaine juste après la tentative d'invasion de la Baie des Cochons (1961) opérée par des mercenaires soutenus par les Américains. GLISSANT y est décrit comme s'écartant un instant du groupe d'officiels qui lui faisait visiter une ferme d'Etat et tombant nez à nez avec l'un de ces mercenaires lourdement armé qu'il parvient à maîtriser à l'aide d'un simple bâton et à ramener aux Cubains. Citons NOUDELMANN (p. 182) :

   "Toutefois, sa méditation se brise à l'audition d'un bruit suspect dans les feuilles. Redoutant aussitôt la présence d'un python monstrueux, il s'arme d'un bâton. Il avance avec précaution lorsque soudain surgit du sol un homme en mauvais état, encore plus effrayé que lui et qui prononce des mots inintelligibles tout en levant les bras. Une fois remis de sa stupéfaction, Edouard entend "I surrender" et comprend qu'il a face à lui un anticastriste égaré depuis la fin des opérations militaires...Edouard reprend ses esprits ...il crie "Hands up !"..."

   Hum !...Sauf que quelques pages plus avant, NOUDELMANN nous avait décrit un GLISSANT qui, en pleine guerre d'Algérie pour laquelle il eut la chance d'être réformé, aurait une peur maladive des...armes. GLISSANT a-t-il "fabulé' sa rencontre avec ledit mercenaire, cette rencontre, digne de RAMBO, est-elle le fruit d'une reconstruction mémorielle dont son biographe a enjolivé la portée ? Allez savoir !

   Quant à son aventure, toujours à Cuba, avec une milicienne. Hum !...comment dire ? Soit NOUDELMANN a des talents de romancier qui s'ignore soit c'est GLISSANT lui-même qui a "fabulé" cette pour le moins volcanique rencontre. 50 nuances de vert olive, quoi ! Qu'on en juge (p. 189) :

   "Les vêtements chutent rapidement. Marisol dégrafant son ceinturon d'un coup sec et précis. Elle empoigne son amant avec une frénésie communicative, découvrant son corps svelte et voluptueux, sa peau noire et lumineuse que masquaient ses habits militaires. Edouard se soumet à ses rythmes et à ses postures ; fermant parfois les yeux, il pense à la mélisse qui fond sous le soleil, aux sucs et aux jus qui se mélangent."

   Bon, GLISSANT lui-même n'avait-il pas coutume d'affirmer que "tout est vivant" comme d'ailleurs F. NOUDELMANN le rappelle dans l'épigraphe de son livre ? Et ne faut-il pas ici prendre "vivant" comme un synonyme de "vrai" ?...

 

PREMIERE GENERATION

 

   Le présent article étant construit de manière diffractée (en voici un terme qu'affectionnait GLISSANT !), avant d'en venir aux fameuses confrontations dont j'ai parlé plus haut, je tiens à dire que l'ouvrage de F. NOUDELMANN (magnifiquement écrit, mais j'y reviendrai) a provoqué une sorte de révélation en moi. En effet, tous les analystes littéraires et spécialistes de la littérature antillaise ont l'habitude de présenter cette dernière comme une simple succession de mouvements littéraires : Littérature békée du XVIIIe et de la première moitié du XIXe siècles ; Régionalisme "mulâtre" de la fin du XIXe siècle ; Négritude de la première moitié CESAIRE du XXe ; Antillanité des années 60 ; Créolité des années 80. Or, tous les auteurs qui ont précédés ceux de la Créolité ont baigné dans la vie parisienne et dans celle du Quartier latin. CESAIRE a ainsi fréquenté les Surréalistes dont il est devenu l'une des icônes. Témoin Benjamin PERRET qui écrit en 1942 : "J'ai l'honneur de saluer ici un grand poète, le seul grand poète de langue française qui soit apparu depuis vingt ans." Et André BRETON n'est pas en reste : "Et c'est un Noir qui manie la langue française comme il n'est pas aujourd'hui un Blanc pour la manier" ;  GLISSANT a connu ou travaillé avec Maurice Nadeau, Michel LEIRIS, Jean-Paul SARTRE. Des auteurs moins connus comme Clément RICHER, César PULVAR ou Michèle LACROSIL, ont eux aussi fréquenté peintres, musiciens, écrivains et intellectuels parisiens. et par "parisiens", il faut entendre aussi Africains et Maghrébins de Paris (GLISSANT a ainsi connu le grand Kateb YACINE, comme le rappelle F. NOUDELMANN).

  La génération de la Créolité, par contre, est la première à n'avoir eu aucun ancrage germanopratin et d'ailleurs à avoir écrit ses livres aux Antilles contrairement à CESAIRE ou GLISSANT. Ou leurs prédécesseurs.

   Nous (la génération de la Créolité) n'avons, en effet, fréquenté de près aucun écrivain français célèbre (ni africain ou maghrébin non plus), écrit dans aucune revue parisienne connue, fréquenté aucun club de jazz ou galerie d'art avant-gardiste. Cette rupture (cassure ?) d'avec les mouvements littéraires précédents n'a jamais été soulignée et c'est en lisant l'ouvrage de F. NOUDELMANN que cela m'est soudainement apparu dans une sorte d'aveuglante clarté. Pourquoi ? Parce qu'il égrène la liste de tous les grands écrivains, peintres, comédiens ou intellectuels que GLISSANT a fréquenté de près à Paris et cette liste est tout simplement impressionnante. La génération de la Créolité, elle, la mienne donc, ne s'est connectée au milieu germanopratin qu'après le succès de ses premiers livres, pas avant. Pour ma part, j'avais publié cinq livres en créole avant de soumettre, sous l'amicale incitation de Patrick CHAMOISEAU, un manuscrit en français à une dizaine de maisons d'éditions parisiennes, cela à la fin des années 80. Manuscrits envoyés par la poste (l'Internet n'existait pas encore) et tous refusés. Sauf par un seul éditeur ! Un beau jour, comme chaque matin, j'ouvre ma boite aux lettres (on envoyait encore des lettres à l'époque) et tombe sur cette petite enveloppe bleue que les nouvelles générations ne connaissent plus : un télégramme. Mon cœur se met à chamader. Ce genre d'enveloppe annonce le plus souvent une mauvaise nouvelle, en général un décès. Je l'ouvre :

   "Votre manuscrit m'intéresse--STOP--Merci me contacter au plus vite--STOP---Numéro : .......Yves Berger-STOP--Editions Grasset--STOP"

   J'ai respiré ! Ouf ! Personne n'était mort dans ma famille. Mais je ne connaissais même pas le nom de ce monsieur, je ne savais qu'il était à l'époque un grand manitou des Lettres françaises ni que Grasset était, toujours à l'époque, le deuxième éditeur (littéraire) français après Gallimard. Je n'ai pas mesuré sur le moment la chance inouïe qui venait à moi. Deux jours plus tard, je l'ai appelé depuis la cabine téléphonique se trouvant en face de chez moi (à la campagne du Vauclin) car le téléphone portable n'existait pas encore et mon fixe ne fonctionnait que pour la Martinique et lui de me dire avec un fort accent méridional que j'ai immédiatement reconnu (j'ai fait mes études de Sciences Po à Aix-en-Provence) :

   "Je suis prêt à éditer votre texte, "EAU DE CAFE", mais pour un tout premier texte, il est un peu touffu, complexe, je veux dire. Vous n'auriez pas dans vos tiroirs un autre manuscrit plus simple par hasard ?"

   Paniqué, je balbutie n'importe quoi avant de mentir : oui, j'ai un manuscrit. Yves BERGER : il traite de quoi ? Moi : Heu...il a pour cadre la deuxième guerre mondiale à la Martinique. BERGER me demande le titre. Re-panique ! Je réponds à l'aveugle : "LE...LE NEGRE ET...ET L'AMIRAL". Il me rétorque : banco, je prends ! Vous avez trois mois pour le peaufiner et il raccroche. Je n'avais bien sûr pas écrit une ligne de ce roman !!! Quel rapport avec Edouard GLISSANT, demandera-t-on ? J'y viens. Je ne perds jamais mon fil. Ainsi donc, "Chronique des sept misères" de P. CHAMOISEAU connaît un énorme succès en 1986. En 1988, c'est le tour du "NEGRE ET L'AMIRAL" que j'écris en trois mois. Les journalistes nous couvrent d'éloges. Nous avons des articles dans toute la presse du NOUVEL OB'S à LIBERATION du MONDE à L'HUMANITE. Nous en sommes les premiers stupéfaits ! En 1989, un Festival antillais de la Seine St-Denis nous invite, CHAMOISEAU, Jean BERNABE et moi à prononcer une conférence. On se réunit chez moi au Vauclin et on pond un petit texte d'une centaine de pages intitulé "ELOGE DE LA CREOLITE" que nous lisons à tour de rôle lors de ce festival, exaspérant le public puisqu'au lieu du quart d'heure attribué à chaque auteur, la lecture de notre texte dure...1 heure 20 minutes. A notre retour en Martinique, CHAMOISEAU, auteur GALLIMARD (je suis devenu, pour ma part, auteur GRASSET) le propose à son éditeur qui l'accepte et mieux, le fait publier en version bilingue français-anglais. Re-succès ! Le Mouvement de la Créolité est né.

   Sans qu'aucun de nous trois l'ait prémédité.

 

 

RIVALITE

  

   Nous continuons sur notre lancée et nos romans suivant connaissent toujours le même succès. Jusqu'au jour où, agacé, Edouard GLISSANT, déclare, dans une interview au NOUVEL OB'S :

   "CHAMOISEAU et CONFIANT quadrillent presque militairement le terrain de la littérature antillaise !"

   NOUDELMANN, lui, relate les choses ainsi (p. 300) :

   "La fierté d'avoir des disciples ne va toutefois pas sans querelles et la publication de l'ELOGE DE LA CREOLITE, par BERNABE, CHAMOISEAU et CONFIANT, avait entraîné la colère d'Edouard, alors même que ce manifeste lyrique était un hommage à ses idées. D'une part, il reprocha aux auteurs de l'avoir plagié, sans citer assezLE DISCOURS ANTILLAIS qui les inspirait ; d'autre part, il n'apprécia pas la glorification d'une identité créole homogène, telle que CONFIANT, d'abord défenseur de la langue créole, l'avait étendue à la culture et au peuple antillais."

   Il suffit pourtant de regarder à qui l'ELOGE DE LA CREOLITE a été dédié pour s'apercevoir que nous n'étions pas les "disciples de GLISSANT", en tout cas pas Jean BERNABE et moi. Notre petit manifeste est, en effet dédié à Aimé CESAIRE (comme BERNABE l'a voulu), à Edouard GLISSANT (comme Patrick CHAMOISEAU l'a voulu) et à FRANKETIENNE (comme moi je l'ai voulu). J'ai toujours, en effet, été sceptique quant au distinguo que faisait GLISSANT entre "langue" et "langage", le premier désignant un simple outil linguistique et le second une manière de penser. Cela revient à croire que la langue habille en quelque sorte la pensée alors qu'en réalité, elle "informe" (au sens presque informatique du terme) totalement ladite pensée. Ecrire en français et en créole n'est pas du tout la même chose. Ce n'est pas comme mettre aujourd'hui une chemise blanche et demain une chemise bleue. C'est pénétrer dans deux univers mentaux différents, ce qu'exprime à mes yeux FRANKETIENE et son œuvre bilingue (surtout celle qui est en créole), grand écrivain haïtien qui fut lui aussi nobélisable. 

   Quant à cette histoire de plagiat, il y a de quoi sourire : la notion d'"économie prétexte", GLISSANT l'a empruntée à l'économiste guadeloupéen Michel LOUIS, celle de "rhizome" aux philosophes français DELEUZE et GUATTARI etc...Chose qui n'a absolument rien de répréhensible puisque l'histoire de la pensée est une longue suite d'emprunts et de réaménagements avec, de temps en temps, des innovations fulgurantes. Il n'y a pas que dans la société qu'il convient d'abolir la propriété privée. Merci MARX et ENGELS !

   J'ai dit, dans le précédent article, que je n'avais jamais eu de fâcheries avec GLISSANT ni n'avais jamais abordé avec lui sa vie privée. En fait, cela s'est produit une fois dans les deux cas. Juste une fois. Une seule. S'agissant de sa vie privée, je l'ai déjà dit dans le premier article de cette série, je lui avais fait part de la chance inouïe qu'il avait d'avoir une femme comme Sylvie, admirable tant humainement qu'intellectuellement. S'agissant de la fâcherie, elle est venue après qu'il a fait cette déclaration tonitruante et totalement infondée au NOUVEL OB'S. Que des imbéciles (en général césairôlâtres qui n'ont jamais lu CESAIRE) qui ne sont jamais sortis de"la calebasse de l'île" (CESAIRE) racontent qu'il nous suffit, à nous les auteurs de la Créolité, de décrocher notre téléphone pour demander à n'importe quel journaliste parisien d'écrire un article élogieux sur notre dernier bouquin ou pour l'inciter à venir nous voir en Martinique, passe encore ! Mais que GLISSANT puisse croire ou feindre de croire pareille chose m'avait mis dans une colère noire. Lui en plus, GLISSANT qui, contrairement de nous, avait baigné dans le milieu littéraire parisien, qui avait écrit dans des revues parisiennes, qui avait été le proche ami de grands intellectuels français comme Michel LEIRIS ou Félix GUATARI. Du fin fond de ma campagne du Vauclin, je n'avais bien sûr aucun moyen ni d'inciter ni de contraindre aucun journaliste de l'Hexagone à écrire aucun article sur tel ou tel de mes livres ni à aucun jury littéraire de m'attribuer un prix.

   J'ai été finaliste du Prix Goncourt un an avant CHAMOISEAU (en 1991) avec Pierre COMBESCOT à qui il fut attribué, et je n'y ai été pour rien, ne vivant pas à Paris et surtout n'y ayant jamais vécu. J'ai été le premier surpris d'arriver si loin et à nouveau surpris lorsque me fut attribué deux semaines plus tard, le Prix Novembre, surnommé l'Anti-Goncourt parce qu'attribué à un auteur qui aurait dû avoir le Goncourt. Je ne m'en suis jamais formalisé car le livre de COMBESCOT, "LES FILLES DU CALVAIRE", était meilleur que le mien, "EAU DE CAFE", mais ce n'est tout de même pas rien que d'être finaliste du plus grand prix littéraire français pour son deuxième livre. Et cela sans les moindres accointances germanopratines !

   Je me suis donc accroché avec GLISSANT à ce sujet. Très vivement. Je l'ai accusé d'être de mauvaise foi. De refuser que de nouvelles générations littéraires surgissent. Il a souri, a grommelé quelque chose, une vague explication ou justification, plutôt embarrassé, et puis, nous avons but un "sec" (punch), à l'insu de son épouse évidemment car l'alcool lui était interdit pour raisons de santé, et avons définitivement enterré la hache de guerre. Seule donc et unique fâcherie au cours des vingt années au cours desquelles nous avons été en contact, tantôt de près, le plus souvent de loin. Je raconte tout cela pour montrer que GLISSANT n'était pas insensible à la rivalité littéraire. Donc quand les gardiens du temple cherchent à lui dresser une sorte de statue et démolissent la biographie de NOUDELMANN, je suis perplexe. Il était un écrivain génial (et NOUDELMANN le montre cent fois !), mais il était aussi un homme comme les autres avec ses défauts et ses qualités, ses vanités et ses grandeurs, ses générosités et ses petitesses. En plus, je n'étais dans aucune espèce de rivalité littéraire avec lui, ayant toujours considéré et l'ayant toujours écrit, que CESAIRE, FANON et GLISSANT jouent dans une catégorie supérieure tant à celle des générations qui les ont précédées qu'à celles qui les ont suivis.

 

CONFRONTATIONS

 

   Avant d'entrer dans les fameuses confrontations particulières dont j'ai parlé plus haut, je voudrais en donner une qui soit globale : est-ce que l'image qui ressort de la lecture de l'ouvrage de NOUDELMANN correspond à celle que j'ai pu me forger au cours des vingt et quelques années au cours desquelles il m'est arrivé d'avoir contact avec GLISSANT ? Ma réponse est nette et sans équivoque : OUI. Oui à 90%. Non, je n'ai pas été choqué que le biographe raconte comment GLISSANT a littéralement dilapidé l'argent de son Prix Renaudot pour se retrouver quasiment à sec quelques mois plus tard. Il n'avait pas une tête de Plan Epargne Logement, GLISSANT, et il n'aurait jamais placé son argent dans une banque pour qu'elle fasse tranquillement des petits. C'était un flambeur ou plus exactement quelqu'un qui adorait régaler ses amis. Il avait grand cœur et était plus cigale que fourmi, chose qui nous rapprochait car j'ai aussi ce que d'aucuns peuvent considérer (à juste titre sans doute) comme un grave défaut. Moins matérialiste que GLISSANT, y'avait pas ! Simplement NOUDELMANN a fait voler en éclats une sorte de mythe qui courait dans le milieu littéraire martiniquais, un beau mythe, flamboyant même : GLISSANT se serait rendu, après l'obtention du Prix Renaudot, chez un Béké du Plateau Didier, fief de la caste à l'époque, qui avait mis en vente sa maison car il avait quelques difficultés financières. Aucun "homme de couleur", même pas les riches Mulâtres n'habitaient le quartier de Didier et les Békés n'étant guère férus de littérature, celui qui avait mis sa maison en vente ne savait pas qui était ce Nègre qui venait lui faire une offre. Il lui aurait répondu, en riant : "Mais mon bon monsieur, cette maison est au-dessus de vos moyens !". GLISSANT se serait alors révélé à lui et le Béké, vraiment en difficulté, avait fini par lui vendre sa belle villa créole composée de plusieurs corps de bâtiment que GLISSANT et des amis à lui ont transformé en une école privée, l'IME (Institut Martiniquais d'Etudes). Ecole qui existe d'ailleurs encore et qui s'appelle aujourd'hui lycée de l'Union, GLISSANT ayant été écarté de sa direction à son retour des Etats-Unis, une trentaine d'années plus tard, à son grand dam.  

   Qui dit vrai alors ? NOUDELMANN pour qui GLISSANT aurait dilapidé l'argent du Prix Renaudot en régalant ses potes parisiens pendant quasiment une année ou bien le mythe affirmant qu'avec ce même argent GLISSANT aurait racheté la villa du Béké pour en faire une école privée ? A la limite, on s'en fiche ! Pour moi, les deux sont vrais. Ou en tout cas les deux explications me paraissent vraisemblables. Car si GLISSANT voulait qu'on s'en tienne à une biographie officielle de sa personne (comme semble le souhaiter les gardiens du temple et autres épigones improductifs et frustrés), il l'aurait écrite lui-même. Comme l'a fait son collègue poète chilien Pablo NERUDA et son magnifique "J'AVOUE QUE J'AI VECU". S'il s'en est abstenu, c'est qu'il désirait laisser la porte ouverte à tous les possibles. A toutes les interprétations. A toutes les (inévitables) divagations aussi...                     

 

 

AFRIQUE NOIRE

 

   Toujours en continuant cet article de manière diffractée, presqu'en zigzag, le livre de NOUDELMANN, outre qu'il m'a fait comprendre que la génération de la Créolité n'avait eu aucun ancrage germanopratin (jusqu'à aujourd'hui, je n'ai de lien avec aucun auteur français, grand ou moins grand), m'a également révélé le fait que nous n'avions pas non plus de lien avec l'Afrique noire. CESAIRE avait visité le Sénégal de son ami, le président-poète Léopold Sédar SENGHOR, et c'est là qu'assistant à une cérémonie villageoise, il avait découvert que le "bœuf rouge" de notre carnaval était une divinité en Afrique ! Quant à GLISSANT, NOUDELMANN nous dit :

   "Edouard entame alors une série de voyages en Afrique de l'Ouest, au Togo, en Côte d'Ivoire, au Mali, au Sénégal, y rencontrant des intellectuels, discutant de l'histoire de l'esclavage et des luttes politiques présentes."

   Rien de tel du côté de la génération de la Créolité ! Je n'ai jamais eu l'opportunité de me rendre en Afrique noire (alors que j'ai vécu en Algérie et au Maroc) et mes deux compères de l'ELOGE DE LA CREOLITE n'y ont fait que de brefs, voire furtifs passages. Nous n'avons en tout cas entretenu aucun dialogue avec un quelconque écrivain intellectuel ou écrivain africain (jusqu'à ce jour d'ailleurs, me concernant). Mais la première ligne de notre manifeste ne commençait-elle pas de la sorte "Ni Africains ni Européens...nous nous proclamons Créoles" ? Nous avons été en quelque sorte en cohérence avec nous mêmes. Mais ne nous sommes-nous alors pas enfermés dans une Créolité ombrageuse qui renvoyait dos à dos les deux principales sources de la culture martiniquaise ? Avions-nous péché en nous définissant de façon négative ("Ni...ni...") ? Je n'ai pas de réponse à ces question. Les générations futures jugeront. Mais pour ma part, j'ai vénéré le président tanzanien Julius NYERERE lorsqu'il a instauré le swahili comme langue officielle de son pays. Même vénération pour le président béninois Nicéphore SOGLO lorsqu'il a instauré le vaudou comme l'une des religions officielles de son pays. Et bravo à la constitution d'Afrique du sud qui a légalisé la polygamie ! Cette Africanité-là m'attire alors que les histoires d'Afrique francophone, anglophone ou lusophone me révulsent ou que les guerres entre chrétiens et musulmans au Nigéria, par exemple, m'insupportent. Je porte donc en moi le désir d'une Afrique africaine...

   Je parlais souvent de tout cela avec GLISSANT quand nous nous rencontrions. Il souriait, me disant de sa voix légèrement féminine "Tu es borné, mon cher ami, tu ne comprends rien à la Relation ! Ta Créolité est aussi fantasmatique que ton désir d'Africanité"...

   Le grand mot était lâché : la Relation. Métaphore ou concept glissantien qui connaîtra un grand succès dans les universités étasuniennes et canadiennes, mais aucun dans les françaises...

 

(A SUIVRE)

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