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CONTRE TOUT DÉBAT « BLANC »

Frantz Succab
CONTRE TOUT DÉBAT « BLANC »

   Faut-il une fois de plus participer à un débat, comme à un examen blanc dont les résultats ne comptent pas ? En réponse présidentielle au mouvement des Gilets Jaunes, un Grand Débat National est censé être mis en œuvre sur l’ensemble des territoires français. La Guadeloupe en sera, « Gilets Jaunes » ou pas. Non par un quelconque mouvement citoyen, mais contrainte et forcée par le mécanisme même de l’assimilation... Certains d’entre nous clament que nous avons déjà donné en 2009, en termes de mobilisation populaire aussi bien que d’Assises ou autre grand débat. C’est indéniable. 

   Il est cependant moins aisé d’évaluer ce que la Guadeloupe y a gagné. Le souvenir du mouvement social est encore vivace, fierté et regrets en même temps. Un regain d’attachement au pays, à ce qu’il créée et produit, certes ; on voit beaucoup mieux qu’avant ce qu’on pourrait et qu’on ne peut toujours pas. En gros, 10 ans après, et pour le pouvoir d’achat du plus grand nombre et pour l’impuissance des citoyens à avoir voix au chapitre des orientations économiques et politiques du Pays de Guadeloupe, rien n’a vraiment bougé. À la tête des deux assemblées, Conseils Départemental et Régional, à l’Assemblée Nationale et au Sénat, d’autres noms et d’autres figures, certes. Mais toujours la pwofitasyon et la subordination au bon vouloir de l’Etat. Même la loi NOTR(é) censée donner plus de champ à ce qui pourrait ressembler à de la responsabilité politique guadeloupéenne, n’est toujours pas une loi nôtre. Et pourquoi ? Parce penser et élaborer ses propres lois, pour sa société et son pays, c’est la source étymologique du mot Autonomie. Socle conceptuel de toute indépendance.

   CONSTAT BANAL : ICI NOUS NE SOMMES PAS EN FRANCE

    On voit déjà à quoi nous obligerait en Guadeloupe un grand débat répondant aux deux questions essentielles, somme toute universelles, posées par le mouvement des gilets jaunes : une plus juste redistribution des richesses ; une plus forte association des citoyens à l’élaboration des politiques publiques. Nos questionnements et nos réponses, s’ils sont entendus et compris comme ceux d’un peuple colonisé qui aurait droit de pouvoir décider de son propre destin, seraient forcément hors-sujet en France. Comme une mouche dans un bol de lait

   S’il s’agit d’un exercice démocratique, le diable se trouvera non pas dans le détail des affrontements entre Macron et son peuple, mais dans l’assimilation même. Cher peuple français, nous ne sommes pas vous, nous ne sommes ni du même pays ni de la même région du monde. La France est un pays développé et, de mémoire de terrien, une des plus grandes puissances mondiales. La Guadeloupe est un petit pays dominé qui, du fait de sa dépendance à l’égard de la puissance française, connaît une illusion de croissance mais sans développement. Si nous parlons d’industrie et d’agriculture ou de fiscalité ou de culture ou de chômage des jeunes, nous ne parlerons pas du même problème. Nous souffrons aussi d’inégalités sociales, de discriminations raciales, mais ressenties chez nous, à notre manière et au centuple. 

   Sous le mouvement des Gilets Jaunes perce l’idée de renouveler les méthodes du dialogue politique en France. Le faire chez nous, c’est une autre paire de manches. Si nous ne voulons pas refaire le  mauvais film de maintes Assises, vaines paroles et évanescentes promesses, il faut faire face aux vraies questions. Déjà prendre acte que l’avenir de la France et celui de la Guadeloupe, tout comme leur passé et leur présent, ne sauraient être les mêmes. Tout guadeloupéen, élu politique ou simple citoyen, au-delà de toute idéologie, mais en pleine possession de ses moyens intellectuels, devrait pouvoir comprendre ce préalable. Passer de l’illusion assimilationniste à la Raison. C’est dire que, non seulement en France, mais encore en Guadeloupe et dans le monde dit démocratique, c’est sur cette capacité de renouvellement ou de révolution des méthodes du dialogue politique que se joue en grande partie l’avenir des libertés et des droits humains. Chaque peuple donnant cours à sa propre créativité à partir de sa situation concrète.

   Que signifie sous ce rapport un grand débat politique inédit ? En finir avec ces programmes politiques fabriqués sur coin de table avant chaque élection, que tout le monde, y compris l’élu, oublie jusqu’au prochain scrutin ? J’imagine (ou espère) qu’en Guadeloupe les responsables politiques et les citoyens innoveront. Au lieu d’obéir servilement à l’injonction du Grand Débat macronien, ne faire qu’ajouter des radars d’autres types pour flasher les dépassements de la colère convenue, en profiter pour laver notre linge sale en famille. Comment ? En s’appuyant sur l’ensemble des communes du pays de Guadeloupe,  en se donnant les moyens d'une véritable démocratie délibérative, pou nou palé pawòl an nou an blandézy, an tou a chak zòrey an nou chak. Mille dialogues citoyens vite faits dans un laps de temps fixé en dehors de nous, même annoncés en boucle comme des réclames de dentifrice, ça ne suffira pas à faire sourire une espérance guadeloupéenne. Sans établir une durée des débats qui nous convienne, des thèmes liés à notre situation propre et s’assurer de l’information des citoyens sur les « comment » des « pourquoi », ce sera pure mascarade. Imité ka détenn.  

   En effet, prétendre recourir à la démocratie délibérative par procuration, sans en respecter les règles, et, surtout, sans décision finale, cela n’a pas de sens. C’est comme utiliser au hasard les médicaments qui vous tombent sous la main et risquer de créer une résistance de tout le corps social à l'égard des seules cartes encore jouables pour redonner son sens à la démocratie. Les débats à visée électoraliste continueront comme toujours de masquer la vraie maladie de la Guadeloupe et, par conséquent, d’en ignorer les vrais remèdes. Il s’agit pas d’un débat sur l’eau, les sargasses, le CHU, etc… Il s’agit bien d’une opportunité de débat national (Guadeloupéen) sur les politiques majeures nécessaires à notre émancipation de peuple. Cela est de toute autre nature. La représentation politique dans son ensemble, de même que les leaders d’opinion, peuvent-ils se permettre encore et encore de décevoir, et continuer à dire « Notre Guadeloupe » comme on récite les « Notre Père » à chaque grand-messe ? Quand Dieu même s’en fout… dépi santan-milan.

   SI NOUS DÉBATTIONS NOUS-MÊMES POUR NOUS-MÊMES… 

   Comment donc envisager, le temps qu’il faut, un grand débat guadeloupéen, partant du local pour se hisser à l’échelle du Pays ? 

   La première idée est de suivre le même chemin que le suffrage universel, de bas en haut, mais autrement que par le bulletin de vote : en invitant tout un chacun à oser la prise de parole, sans honte et sans peur. Partir des sections, des quartiers, des communes, des villes. Il s’agit là, à la fois d’une longue et profonde thérapie contre la dépolitisation de l’opinion, à la fois d’une découverte : les différents acteurs ont un visage, une façon d’appréhender la chose publique. La complexité de notre société s’y incarne.

   La seconde idée est de donner au plus grand nombre accès au meilleur de l’information. On voit mal sa mise en œuvre sans la mobilisation et l’implication citoyenne des médias et des professionnels de l’information. Et puisqu’il s’agit de changer la donne, plus d’efforts de leur part, la prise de risque aussi d’une vraie remise en question. Nous partons ici de l’idée que la démocratie n'est pas l'addition simple des bulletins de vote. C'est avant tout le résultat du dialogue entre citoyens informés, ayant eu le temps et les moyens de comprendre et de se comprendre. À l’appui de chaque débat, on peut aussi créer un site de ressources où l’on puisse trouver tous les éléments d’informations nécessaires, afin que personne ne parle dans le vide : les données du problème ; les solutions adoptées dans d’autres pays ; l’état des arguments des partis, des syndicats, des experts aux avis divergents et de la société civile organisée.

   Troisième idée : Tirer au sort, dans un échantillon significatif de territoires, un panel d'une vingtaine ou trentaine de citoyens pour refléter la diversité de la société. Leur donner les moyens et le temps de l'échange. Mettre à profit internet : pour que ces panels échangent entre eux et que chacun puisse poser aux experts, au bénéfice de tous, les questions qu'il souhaite ; pour que l'ensemble de la population bénéficie de l'information donnée aux panélistes et des avis qu'ils formulent.

   Quatrième idée : Réunir les expériences les plus significatives et les propositions, jusqu’aux plus dérangeantes, d'où qu'elles viennent. Bien des innovations peuvent apparaître. La diversité des réponses apportées doit être rendue accessible. Et surtout, il faut se garder de mettre du nouveau dans de vieux emballages, de recourir aux vieilles recettes qui ignorent les mutations du monde. Il faut ouvrir aux gens de nouveaux horizons, de nouveaux modes de pensée. 

   Cinquième idée : Écrire, pour emprunter à une expression venant de l'économie sociale et solidaire, des « cahiers d’espérances ». Pour marquer le fait qu’il ne s’agira pas de cahiers de doléances ou de revendications, mais bien de projets et de propositions. Certaines seront probablement utopiques, mais toutes, issues de tels dialogues, seront utiles. Puis confronter entre eux ces cahiers d'espérance. 

   Alors pourra commencer le débat politique proprement-dit, l'expression multiple du Pays-Guadeloupe, des forces sociales organisées et des différentes sensibilités politiques qui le composent, y compris les nouvelles. Il s’agit ni plus ni moins de passer du recueil des propositions à des stratégies de changement qui impliqueront sous des formes, elles aussi nouvelles, une grande diversité d’acteurs. L’évolution du cadre légal, institutionnel ou statutaire, n’en seront qu’une toute petite partie. Des décennies de débat dit « statutaire » et la nullité de ses résultats nous apprennent qu’on ne change pas une société par décret. Ce qui signifie –et il faut l’entendre- que c’est le renversement du système dominant de pensée (pour l’heure mimétique), de la conception des institutions qui en découlent, de la pratique quotidienne des acteurs, qui ouvre à tous les changements de société. 

   « Débat politique », dis-je. Parce que je partage le point de vue que la politique doit être avant tout la quête d’un idéal, une éthique et une méthode. Ce qui signifie que les méthodes utilisées doivent être toujours en phase avec ces principes. S’il s’agit de délier les langues et de libérer les pensées, c’est bien des principes d’émancipation et de liberté qu’il faut partir et non du postulat colonial. La volonté de se faire enfin la belle, hors des jours anciens. Construire une synthèse à partir des propositions des uns et des autres, là-même où ils vivent, selon un processus transparent pour le Pays, c’est le plus difficile Tout le contraire de ces maudites Assises des Outremers où la synthèse semblait sortir du chapeau et refléter ce que l’Etat organisateur voulait faire dire au Pays.

   C’est ainsi que je conçois ce Grand Débat à notre manière. On ne peut pas dire que c’est simple à organiser. On ne peut pas dire non plus que c’est impossible. Les guadeloupéens en auront la capacité s’ils arrêtent de ne vouloir manger que du tout-cuit importé, sans faire l’effort de labourer notre propre terre pour y semer les germes de notre propre avenir. Si l’on me demande encore du concret, je ne peux personnellement aller plus loin. Si avec la part de réflexion des autres citoyens la chose s’avère vraiment impossible… eh bien, comme aimait à me dire un vieux camarade, un soldat inconnu : « y’a plus qu’à fermer la Guadeloupe, jeter la clé, et s’en aller, ou crever sur place ».

   Frantz SUCCAB

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