Accueil
Aimé CESAIRE
Frantz FANON
Paulette NARDAL
René MENIL
Edouard GLISSANT
Suzanne CESAIRE
Jean BERNABE
Guy CABORT MASSON
Vincent PLACOLY
Derek WALCOTT
Price MARS
Jacques ROUMAIN
Guy TIROLIEN
Jacques-Stephen ALEXIS
Sonny RUPAIRE
Georges GRATIANT
Marie VIEUX-CHAUVET
Léon-Gontran DAMAS
Firmin ANTENOR
Edouard Jacques MAUNICK
Saint-John PERSE
Maximilien LAROCHE
Aude-Emmanuelle HOAREAU
Georges MAUVOIS
Marcel MANVILLE
Daniel HONORE
Alain ANSELIN
Jacques COURSIL

CRONIQUE DE LA LAGUNE XIII : FLAQUES DE LA SAISON DES PLUIES 4

CRONIQUE DE LA LAGUNE XIII : FLAQUES DE LA SAISON DES PLUIES 4

Lorsque je comprends mieux ce qui est différent, ce qui est différent est moins différent. Serait-ce que ce qui est différent est incompréhension ?

Antonio Porchia

 

                                   Nom de dieu de nom de Dieu ! Je défie tout homme vertueux, sain de corps et d’esprit et dans la force de l’âge, bon père de famille et mari modèle, n'étant pas, moi-même, pour l'instant, ni l'un ni l'autre, de passer un mois en Côte d'ivoire, sans se retrouver les quatre fers en l’air avec une ivoirienne, voire plusieurs ! Et ce partout, de Biétry à Treichville, dans chaque bar climatisé et prospère, sans visiter les hauts lieux de fête et de débauche situés à Yopougon, la fameuse rue Princesse, la rue des Princes, le quartier Maroc, ou zone 4 plus prisée des blancs où seule la sainteté peut vous préserver du péché !

                                  Les tarifs, les prestations et les adresses, je ne les connais pas, n'y ayant pas mis les pieds. J'avais assez d'ennuis comme çà. Et puis je n'écris pas un guide de tourisme sexuel mais je sais que tout est possible, c'est parait-il parfois très chaud. Les Ivoiriennes ont des danses d'une grande lasciveté comme le mapouka, une sorte de roulis, saccadé, frénétique et sauvage, donné aux muscles fessiers, tendus en arrière, je vous laisse imaginer chez une africaine. Elles sont jeunes et prêtes à toutes les fantaisies. C’est un commerce naturel et prospère. Le capitaine d’un cargo, par exemple, peut réserver, par radio, un contingent de philippines, très prisées des marins. Tout est de fait possible à Abidjan, tous les fantasmes. Il y a à cela deux explications à mon sens. D'une part le rapport à la sexualité n'est pas le même que dans nos pays puritains. Il est plus simple, plus naturel, plus franc, plus gai. J'ai eu des amies très sérieuses, avec lesquelles nous avons eu longtemps des discussions tout à fait sérieuses et puis, un jour, elles m'ont demandé simplement de nous ébattre ensemble. Et pas qu'une. La seconde raison est la pauvreté. C’est un phénomène connu. Une jeune femme ivoirienne a peu d'avenir dans ce monde machiste. Si elle veut s'en sortir seule, nourrir parfois ses parents, élever les enfants que lui a laissés un amant volage, faire des études aussi, elle n'a que l'offrande de son corps pour quelques billets de 1000 francs. Car ici, pas de call-girl de luxe, la prostituée, mais le terme est impropre ici à mes yeux, est faiblement tarifée. La femme, jeune souvent, n'est pas respectée ou protégée, ni pour son corps ni comme femme dans ce pays.  Ni même la plupart du temps comme mère.

                                   Toutefois, la fille de joie peut toucher parfois pas mal d'argent, de gros clients, exigeants, blancs souvent. Si elle pose « son revenu » sur la table, devant ses parents, ceux-ci ne diront rien. Ils ne sont pas dupes sur l'origine de ces sommes. Mais c'est çà la pauvreté. On se tait. Dans le même ordre d'idée, pour un décès, chaque membre de la famille doit verser une cotisation, la tradition, y compris ceux et celles qui n'ont aucun revenu et c'est assez élevé. Je l'ai versée pour une jeune fille sans ressources en lui demandant de dire à sa famille : « Voilà, j'ai fait 20 passes aujourd'hui pour l'avoir la cotisation. » Bien sûr, elle n'a rien dit et on ne lui a rien demandé non plus. La tradition a sauvé l'Afrique mais ne soyons pas béats. Il y a des féodalités à changer.

                                   La mère de famille travaille du matin au soir, prépare les repas, nettoie la cour familiale, récure les gosses et exerce de petits métiers aussi. Ses enfants sont toujours proprets, tressés pour les filles et bouchonnés pour les garçons. Mais ils sont dans la rue très vite. Une éducation souvent stricte, mais la scolarisation laisse à désirer. Rares sont ceux qui dépassent le primaire. Alors on les retrouve adolescents, traînant dans les cybercafés, dans l'espoir de piéger un blanc, pas pour nourrir leur famille, mais pour faire ce qu'on appelle là-bas « le chaud », la fête, la frime, les derniers portables, etc. La scolarité n’est pas le fort de l'Afrique. Certains musulmans aussi oublient de scolariser leurs enfants et les envoient mendier dès 7 ans, pour le plus grand bonheur d'Allah. Ce n'est pas une généralité, heureusement, chez les musulmans.

                                   Jean Claude Yapo est gendarme, MDL, Maréchal des Logis ou malheur des logis. C'est un des seuls hommes intègres que j'ai rencontré dans ce pays. Voilà, il fait simplement son devoir comme me l'a rappelé le Colonel Gnaoré, son supérieur. Le problème, c'est qu'ils ne sont pas nombreux à faire leur devoir pour rien dans ce foutu pays. Lui, travaille à l'aéroport et à Chronopost Koumassi. J'ai eu plusieurs fois affaire à lui pour coincer de petits malfrats. J'en ai fait relâcher, des petits délinquants, malgré la procédure pénale que voulait engager le lieutenant de police Séka-Séka qui a finalement été gêné qu'un français soit magnanime. Mais j'en ai fait envoyer quelques-uns sous les barreaux, ils avaient joué de manière intelligente avec la mort, me culpabilisant dans une histoire alambiquée, je n'ai pas apprécié. De toute façon, l'affaire est arrivée au Consulat Général de France et là, avec le Colonel Boutin, attaché à la sécurité intérieure, qui n'est pas vraiment un poète, çà n'a pas traîné. En cabane. Bref Yapo est devenu un ami.

                                    C'est grâce à lui que mon container est arrivé à mon entrepôt. Ces flibustiers de SAGA-SDV, Bolloré donc, ont bien fini par donner l'ordre qu'il sorte du port. Mais à l'évidence, il ne partait pas vers mon entrepôt de Treichville. Seulement, nous le pistions à la sortie du port, dans un taxi, avec Ahmed. S'ensuivit un rodéo fabuleux dans le trafic d'Abidjan car pris dans une ornière nous l'avons perdu de vue. Tout y était, sauf les tonneaux et les cascades, pour retrouver ce maudit container. Yapo téléphonait à gauche, à droite. Puis, Abidjan étant une grande ville, nous sommes revenus au port. Il a exigé, gendarmerie nationale, c'est plutôt sérieux là-bas, le nom du chauffeur et nous avons retrouvé le container, en zone 3, bien loin, dans un entrepôt de SAGA-SDV. Il faut savoir que ces marlous de SAGA, trois semaines plus tard pouvaient le vendre légalement aux enchères. On m'aurait fait patienter. Donc Yapo m’a sauvé et aussi est devenu un ami, mais même à ce titre, il n’a jamais accepté quoi que ce soit, un fait rare dans ce pays corrompu.

                                   Et qu'offre-t-on à ses amis quand on s'appelle Jean-Claude Yapo, des femmes. J'ai toujours décliné l'offre. Mais un jour il me convie à aller voir Issouf Ouattara, le responsable d'exploitation de Chronopost, un homme sérieux, parlant peu, très efficace qui a collaboré à nos arrestations. Puis nous sortons, il m'entraîne dans un bar tout proche. Il était 19 h. Là, inévitablement, une entraîneuse vient s'asseoir à mes côtés, pas à mon goût mais peu importe. Puis Yapo me présente une de ses copines, rieuse, mince, jeune peut-être 21 ans. Elle se montre tendre et entreprenante. Au point que la patronne nous suggère de passer au salon voisin. Yapo est avec sa régulière à ce que j'ai compris. Nous y allons tous les quatre, avec nos consommations. Deux compartiments, lumière douce, intimité. Yapo s'éclipse avec sa copine. Je reste seul avec Rachel. En 2 minutes, elle n'a plus de robe, puis elle n'a plus rien sur elle. Elle rie, elle est tendre, que faire ? Laisser faire. Au diable les principes ! Un répit quelque part. Puis elle ne me demande rien en plus, pas de vulgarité. J'ai revu deux fois Rachel, ailleurs, dans ces hôtels où l'on loue la chambre à l'heure, toujours gentille et tendre, amoureuse en fait. Elle n'a rien Rachel pour vivre. Elle voulait vivre seule, j'ai payé la caution de son appartement, 100 000 francs sans qu'elle le demande. Vers 21 h, je décide cependant de rentrer, Awa doit m'attendre même si elle me sait avec Yapo. Là, ce dernier ne me comprend pas du tout, se moque et doit téléphoner à Yopougon pour décommander deux filles qu'il m'avait réservées. Combien de Rachel à Abidjan ? Sans doute beaucoup. C'est çà Abidjan, tellement simple et naturel. Ne cherchez pas où partent les salaires et les primes exceptionnelles des forces de l'ONU, venues pacifier le pays, champagne et jolies femmes, dans les bars sélects et climatisés de la ville. Et les jeunes ivoiriennes sont très belles avant qu'elles ne prennent du poids.

                                   Il y a aussi et c'est évidemment moins visible de jeunes filles sages, sérieuses et discrètes. Celles-là, finalement vous ne les verrez jamais. On tombe surtout sur les autres car vous êtes blanc et elles vous voient venir, celles qui vont négocier leur corps, pour elles souvent ou pour de petits maquereaux bas de gamme. Il y a aussi des mères-courage, des femmes-courage, j'en ai connu beaucoup, exerçant mille et un petits métiers, vendre des cigarettes au détail, des sucreries, de l'aloko, quelques pommes ou une dizaine de mangues, préparer, le matin, des sandwiches, servantes, couturières, coiffeuses, vendeuses de poches d'eau et tant d'autres, des caissières, des employées, des secrétaires, souvent payées des misères, pour d'interminables journées de travail et contraintes de vivre dans la promiscuité familiale, faute de mieux. Chez ces jeunes filles, ces femmes, ces vieilles,  je n'ai jamais trouvé d'aigreur, mais, respect, gentillesse et sourires. Un fait, tandis que les douanes, la police, SAGA, pompaient mes billets de 10 000 francs, un matin j’ai laissé tomber une pièce de 200 francs. Une jeune vendeuse de mangues m’a poursuivi et me l’a rendue dans un sourire furtif. Que faire sinon acheter un kilogramme de mangues ? Ces femmes ignorent le mot pauvreté, il n'y a que mes yeux qui s'en désolent et face à leurs mille petites misères ce ne sont que résignation, fatalisme et sourires. Je suis le seul à en souffrir. Car elles ignorent aussi le mot fortune.

                                   J’ai eu beaucoup d’amis au commissariat du 2ème arrondissement de Treichville, une bâtisse délabrée où l’on entre et l’on sort comme dans un moulin. Les inspecteurs ont participé à une de mes arrestations. Notamment le lieutenant Séka-Séka mais aussi Skorpio, nom de guerre, et Jonas. On fraternise vite avec eux, surtout quand on leur offre 10 caisses de bière. Dans le bureau de Séka-Séka, un grand matelas pour la sieste. C’est là aussi que l’on règle les questions de petite délinquance. On ne se fatigue pas de Juge des mineurs, de paperasses ou d’archives. Un vol de portable, le jeune coincé est amené au commissariat. C’est 10 coups de chicote sur les mains. J’ai assisté à çà.  Apparemment, çà fait mal, Skorpio ne rigole pas avec la chicote, il frappe dur. Et on relâche le jeune qui s’est fait pincer. Pour mes problèmes de container, retenu en otage sur le port, ils ont décidé d’agir. Surtout après un bon repas au restaurant que je leur ai offert. Ils sont allés chez SAGA-SDV, sur le port, aux douanes. On se voyait tous les matins car j’étais là, piteux, au Mandela, un maquis où la police prend ses petits déjeuners. Et puis pour chaque déplacement, fût-ce 500 m, je faisais le plein de leur voiture de fonction, sans compter naturellement l’achat des unités téléphoniques de leurs portables. C’est çà l’amitié. Le lieutenant Séka-Séka prépare l’oral du concours de Commissaire de Police. Il a été reçu à l’écrit, je le soutiens. Un jour, alors que nous parlions des 500 000 francs que me réclamait le commandant Prignon et que j’étais résigné à donner à cette fripouille, il me fait brutalement : « Donne-les moi, je sors ton container ! » Je n’ai pas donné suite, je n’y croyais pas vraiment. Quelques jours plus tard, au Mandela, je discute avec Jonas du concours de Séka-Séka, la difficulté, ses chances, et je me hasarde à demander si un coup de pouce ne serait pas possible. « Bien sûr, me fait le brave Jonas, si on verse 4 millions de francs on devient Commissaire ! » Je sais où seraient partis mes 500 000 francs. Dans cette affaire de container, ils n’ont pas fait grand chose finalement, les policiers du 2ème.  De temps en temps, sortir leur brassard de police, tout le monde s’en fout, m’accompagner, s’apitoyer sur mon sort et me faire régler tous leurs menus frais mais tout cela amicalement. Je lui ai dit un jour au téléphone, à Séka-Séka ce que je pensais de lui et qu’il ne me reverrait jamais, lui et ses acolytes, une police inefficace, surtout corrompue. Yapo m’a dit que je n’aurais pas dû briser le fil de l’amitié. Autant être seul que d’entretenir une cour de mendiants ! Aujourd’hui, Séka-Séka a été muté en brousse. Je l’ai cité dans mon rapport, à la Gendarmerie ; le fil de l’amitié semble avoir été le fil du rasoir pour lui.

                                   Car des amis j’en ai eu au cours de mon premier séjour à ne plus savoir où les mettre. C’est fraternel la Côte d'ivoire. Aujourd’hui, il n’en reste que deux, Yapo le gendarme, droit en toutes choses y compris dans les salons privés des bars d’Abidjan et Ahmed surtout, celui qui ne m’a jamais lâché, aujourd’hui encore et qui n’avait aucun intérêt à ne pas le faire, aux pires moments. Il semble qu’il ait eu pour moi plus que de l’estime, devant ma ténacité, mes sentiments humanistes, ma simplicité, mon goût pour l’histoire et l’art de la Côte d'ivoire, pour les livres, ma volonté politique et aussi ma générosité de cœur envers cette Afrique à la dérive.

                                   Pourtant, il ne roule pas sur l’or Ahmed. Il a beaucoup de pudeur sur son indigence, celle de sa petite famille. Il a du respect, un sens pratique que je lui envie dans les relations avec ses compatriotes, une efficacité,  un sang-froid et il est encore jeune. Sans lui, tout aurait coulé. C’est réellement ce qu’on appelle un sherpa. Alors Ahmed, je ne le laisserai jamais tomber. J’ai pris des dispositions pour être sa « sécurité sociale », pour lui et ses enfants. Ce qui est primordial, la santé. Le Docteur Vannier, un très bon médecin français, conseillé par le Consulat, qu’il peut consulter gratuitement. Je m’arrange avec ce dernier. Car leur médecine traditionnelle, la médecine par les plantes, çà vous fait une espérance de vie en Côte d'ivoire de 46 ans et elle baisse. Il y a bien sûr des médecins et des hôpitaux, mais il faut palabrer des heures, pas sur les symptômes mais sur les tarifs. Il existe aussi tout un système de cliniques privées, de laboratoires privés et de médecins qualifiés mais réservés à la nomenklatura, aux riches et il y en a, même de très riches, qui côtoient la misère générale dans l’indifférence. Pour le bon peuple, ce sont les plantes, les médicaments souvent périmés et la grâce de Dieu ou d’Allah, au choix. D’ailleurs ils les rejoignent vite, Dieu et Allah ! Et bon, Ahmed, à dire la vérité, je lui ai donné sa chance dans cette mélasse ivoirienne où le travail est rare et j’ai la certitude qu’il la prendra. Ruiné pour ruiné, je ne suis plus à quelques milliers d’euros près.

                                   Mon container est donc parvenu, après un mois de galères, à mon entrepôt, face à la RAN à Treichville. Pas besoin d’huissier, au bris des scellés pour s’apercevoir, qu’il avait été pillé. Je l’avais chargé moi-même, à Rennes. SAGA-SDV avait dépêché Claude Aman, le responsable du secteur transit, non pour sauver la face, mais pour sauver les conditions juridiques et avait convoqué mon associé, ce minable informaticien pour une signature. Le container était à lui juridiquement. Il s’est éclipsé en 30 secondes de peur de prendre un écran cathodique de 20 Kg sur le coin du crâne. Car les meilleures pièces avaient disparu et il le savait, il s’était servi, en spécialiste.

                                   Puis ce fut une vente interminable que j’ai confiée à Ahmed qui a recruté un informaticien paresseux. Il a dû y avoir du roulis sur le cargo ou aux douanes car il a fallu réparer, bricoler beaucoup de choses sur mes vieux ordinateurs. L’estimation sur papier, au niveau de la concurrence était de 9,4 millions de francs. Poussivement et pourtant avec fermeté nous avons retiré 4,5 millions. L’opération devait être blanche, sans profit. Mais ce fut catastrophique. Il n’y a plus d’argent en Côte d’ivoire. Tout le monde est intéressé certes mais, même d’occasion, même à prix cassé, c’est souvent un mois de salaire un vieil ordinateur. Nous étions là des journées entières, Ahmed, l’informaticien et moi, à attendre le chaland, pitoyables. Je tournais en rond dans cet entrepôt. Je commençais à en avoir ma claque du pays. Je rêvais de Patagonie. Où aller ?

                                   Parfois je partais au Plateau, manger au foyer de la Gendarmerie, retrouver les parfums de l’époque coloniale et ce brave maréchal des logis-Chef Trobia, à qui j’ai quand même donné 60 000 francs, probablement pour acheter les stylos bic pour les 20 pages de déposition qu’il a notées. Car Trobia a convoqué tout le monde et tout le monde a avoué. Et ils s’en foutaient. Une déposition est transmise au Parquet. Mais au Parquet, je n’avais pas les moyens de m’acheter un Procureur. Et quel Procureur aurait attaqué Bolloré qui possède le port d’Abidjan ? Quel Procureur aurait attaqué les douanes ivoiriennes, donc l'État ? J’allais aussi payer un martini au bar climatisé en face de l’entrepôt, aux filles de jour, qui n’avaient jamais de monnaie à me rendre. Et parfois, las, j’allais lire Senghor, sur une plage de Petit Bassam, en compagnie de la charbonneuse Fatim. Et toujours des embouteillages d’enfer pour rentrer à la maison, Terre rouge, par le port, ses docks, ses grues, ses raffineries, où m’attendait la sage Awa qui ne posait jamais de question et préparait tranquillement le repas avant que nous ne nous plongions dans ces interminables feuilletons brésiliens aux créatures siliconées, au scénarii à l’eau de rose et insupportables, juste avant d’écouter télé-Gbagbo. C’était la saison des pluies, il faisait frais bien plus qu’en France. Nous sortions le soir, au bord de la lagune, tous les deux, silencieux, assis sur un banc, à regarder les becs de raffinerie et Abidjan au loin, de notre petit nid, Terre rouge, notre appartement finalement coquet dans le bidonville.

                                   Je me suis intéressé toutefois à la vie culturelle car Komoe et Gbagbo étaient injoignables en période pré-électorale, tout préoccupés qu'ils étaient de s’afficher avec des directeurs de banque mondiales ou panafricaines, de revues de troupes, de périples dans le pays et de vacances aussi m’a-t-on dit. Treichville possède un centre culturel, impressionnant, d’architecture stalinienne. L’avion personnel d’Houphouët-Boigny est posé à côté, transformé en bibliothèque. Ce centre culturel est le lieu de toutes les démonstrations. Je voulais voir de la danse africaine. Nous sommes sortis, un soir avec Awa au palais de la culture. En fait c’est là que se déroulent toutes les élections des miss ceci ou cela, organisées par les opérateurs téléphoniques qui font fortune en Côte d’ivoire. Mais de la danse traditionnelle point. Nous nous sommes perdus dans ce palais de la culture sans même aller voir les pétasses fardées qui défilaient et nous sommes rentrés.

                                   Je n’ai pas trouvé un poète de qualité à la Librairie de France mais j’ai réussi à faire retirer de la vente, car j’avais laissé beaucoup d’argent à la « responsable littérature », une biographie de Nicolas Sarkozy. Certes j’aurais dû aller à l’université mais c’était mal fléché depuis mon bidonville. Alors il m’est resté les discussions avec le vieux Touré Moussa sur l’art africain. Il m’a beaucoup appris, au petit matin, quand j’allais le voir. Je lui ai demandé de me dénicher la Joconde ivoirienne, quelque chose d’unique et d’extraordinaire qui intéresserait le Quai Branly. Il le fera, dans dix ans peut-être, l’homme a la vie devant lui mais il a compris quel genre de pièce je cherchais, le chef-d’œuvre. Treichville était réputée pour ses clubs de jazz. Ils ont tous fermé, paraît-il. Sauf un, celui du petit-fils Kassi, de l'étoile du sud, qui rentrait de Paris et qui vient d’ouvrir. Nous avons poussé un soir avec Awa jusque là. Tranquilles nous étions, pas un client, pas un musicien. Alors le petit-fils Kassi nous a montré des photos de l’époque coloniale, j’ai rêvé un peu des temps anciens. Cet endroit était le fief du PDCI, le parti de Houphouët. Pour le reste, la culture ivoirienne, c’est la bière, à flots, les DJ, les boîtes de nuit, les filles qui s’habillent comme des stars et les portables dernier cri, la folie des portables, la danse, comme le coupé-décalé en ce moment, l’alcool et le sexe. Et puis la création artistique ou littéraire, on y pense le ventre plein !

                                   Mais je ne faisais pas un voyage culturel. C’était un voyage d’affaire. Et je suis resté là, droit dans mes bottes, gorgées d’eau, jusqu’à la fin, le visage ruisselant, en cette saison des pluies, en cette saison des moussons qui a emporté, balayé toutes les illusions que j’avais sur l’Afrique, sur l’homme africain.

 

 

Photo : art africain, nature vive, à mouler et sculpter dans le marbre pour le musée du quai Branly à Paris

Connexion utilisateur

CAPTCHA
Cette question sert à vérifier si vous êtes un visiteur humain afin d'éviter les soumissions automatisées spam.

Pages