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DE L’ÎLE D’ÉDEN À L’ÎLE BAGNE

DE L’ÎLE D’ÉDEN À L’ÎLE BAGNE

{Extraits du livre « Faire une pause dans sa vie » - Au Pays de la lune à l’envers, publié aux Editions Payot en mars 2004}

Difficile d’imaginer comment on a pu exporter nos tares, notre bêtise, notre « speed » sur cette île mahoraise où tout prête à la méditation sur la vie et le bonheur, et parfois le malheur de vivre.

Le culte du travail s’est soudain emparé de certains de ses membres, même si la plupart dénonçaient cette ineptie : « Vous les Mzoungous (les blancs) peut-être, mais nous les Mahorais on n’est pas fait pour travailler… »

Une armée de fonctionnaires, missionnaires du service public à la française, se précipite le matin dès 6h30 sur l’unique route de la capitale y créant des embouteillages géants sous le regard tout d’abord ahuri et maintenant lassé de paysannes Mahoraises qui, le visage enduit du masque de beauté traditionnel, arrosent en cadence leurs salades.

Les M’zoungous, eux, font la queue dans leur 4x4 Suzuki ou leur vieille 404 achetée à prix d’or dégageant un nuage de fumée opaque que traversent en riant des étudiants proprets.

Les enseignants sont eux aussi coincés dans cet immense embouteillage qui débute au pont de Passamainty et finit près de la décharge publique à 6 kms de là, en face du supermarché Flambant Neuf .

Les employés de bureau épient leurs collègues qui ont gratté 10 minutes car il a fallu « barger » ;c’est-à-dire prendre le bac qui relie Petite Terre à Grande Terre et qui traverse toutes les ½ heures le bras de mer qui sépare les deux îles.

Petite terre, un autre monde, une autre temporalité où les gens se disent encore bonjour et où légionnaires et baroudeurs de la mer se croisent au restaurant « Le rendez-vous des amis ».

A Mamoudzou l’apoplexie est à son comble aux abords de l’hôpital où les urgences hyper saturées essaient de dispatcher leurs patients arrivés en Kwassa-kwassa d’Anjouan ou de Grande Comore.

Faut dire que la médecine libre et gratuite attire non seulement les foules Mahoraises, mais aussi le reste de l’Afrique qui regarde avec envie cet El dorado français où vient de s’ouvrir, comble de l’ineptie, un grand supermarché CORA d’où les M’zoungous repartent, le chariot rempli à ras bord, avant de rentrer chez eux où ils constatent avec effarement qu’ils viennent de se faire tout braquer, mêmes leurs vieilles chaussures qui séchaient sur la véranda.

Faut dire qu’entre 6h30 et 18h (horaires « normaux » de travail !), ils laissent leurs biens stockés le plus souvent dans un logement SIM (Société Immobilière de Mayotte), alors qu’à 100 mètres de là s’entassent des bidonvilles d’anjouanais arrivés à la nage et qui n’ont que ça à faire toute la journée : regarder le M’zoungou s’agiter dans tous les sens et entasser à la fin de la journée leurs biens de consommation gagnés à la sueur de leur front.

C’est ça le choc de la confrontation société de consommation, plaquée brutalement en 5-6 ans sur une société traditionnelle Africaine et musulmane.

Le Cadi du village (juge/notaire/homme de loi musulman) regarde impassible les gendarmes courir dans tous les sens pour attraper les sans-papiers ou les voleurs de M’zoungous qui agissent la nuit enduits d’huile de coco. Tout ce petit monde glisse entre les doigts des règles, de la loi de la République et de son utopie Altière qui considère son mode de fonctionnement comme un modèle pour l’humanité entière.

Certains M’zoungous baissent les bras et se contentent de glisser sur le lagon avec leur Vahiné ou se réfugient sur les hauteurs de l’île pour nourrir les makis ; d’autres craquent et échouent aux urgences de l’hôpital où ils font la queue comme tout le monde car « il n’y a pas de médecine à 2 vitesses ici », vaste hypocrisie quand on sait que le M’zoungou moyen gagne dix fois plus que le Smic mahorais et cent fois plus que celui Anjouanais.

Quand les grands enfants que nous sommes débarquent (pour la première fois) à Mayotte dans un contexte de travail en pensant venir passer de grandes vacances au bord de la mer tout en travaillant au rythme des îles, on leur explique tout de suite qu’ici :

1) on travaille plus qu’ailleurs

2) que la vie des îles n’est pas si facile qu’on se l’imagine en Métropole.
Liant le geste à la parole votre informateur pressé comme le lapin d’Alice au pays des merveilles vous plantera là un peu plus tard car il est occupé, a des milliers de choses à faire et ne peut pas perdre son temps à parler dans le vide.

Est-ce pour culpabiliser le mahorais de base qui on le sait est fainéant et fait de la résistance passive devant toute cette agitation, que le bon missionnaire de l’Utopie Républicaine Française s’agite dans tous les sens pour justifier un salaire majoré par la prime d’expatriation.

Est-ce pour ne pas se retourner et voir que les valeurs de la république Liberté/Egalité/Fraternité sont difficilement applicable dans un pays où la moitié de la population arrive en Kwassa-kwassa (barques illégales) des îles environnantes où ils gagnent en un mois ce que lui ramasse en quelques heures…. ?

Perdus dans vos pensées vous êtes soudain aspiré par un trou noir. C’est le vide absolu dans votre philosophie de l’univers. Vos repères sont absents à part la langue, la poste et le centre des impôts et c’est déjà pas mal. Vous êtes là en exil de votre culture, sur un territoire qu’on vous certifie français alors que c’est l’Afrique profonde, agraire et musulmane de surcroît.

« On vous envoie là pour vous punir ? » me demande une employée de bureau de la DASS.

« Non c’est volontaire, une expérience, un challenge, une parenthèse. ».

« Ah bon. Vous savez ici il y a beaucoup de médecins qui ont quelque chose à se reprocher. Des casseroles quoi » Moi qui m’attendais à des fleurs…
Pourquoi ? C’est louche de partir, c’est louche de s’exiler. Il doit avoir de bonnes raisons de quitter le sein de mère patrie pour aller se perdre dans l’océan indien en plein canal du Mozambique. Pourtant c’est pas si mal ici : avec le Lagon, les Baleines, les Lémuriens (les makis). Les gens sont sympathiques et « exotiques », surtout les femmes avec leurs masques de beauté barbouillés sur le visage.

Le problème c’est qu’on ne peut pas s’évader de Mayotte ni au niveau de l’imaginaire (on est quand même en France) ni au niveau de la géographie : c’est une île, c’est Saint-Hélène de Napoléon.

On ne s’échappe pas d’ici. On tourne en rond, le syndrome insulaire nous guette, la parole tourne en rond comme une toupie. Les voyageurs pathologiques quittent leur village pour y revenir par l’autre bout quelques jours plus tard. Ca donne le vertige mais c’est rassurant aussi de se sentir au chaud sur ce petit bout d’île où tout le monde semble se connaître. Et les M’zoungous qui s’agitent et les autres qui les regardent passer dans leurs 4x4 sur l’unique route de l’île. Scène de travaux interminables et où vous pouvez tomber non pas dans un nid de poule ou d’autruche mais dans une baignoire me faisait remarquer en riant une ancienne de l’équipement.

Heureusement qu’il y a le week-end : exporter l’idée du week-end sur ces îles où la philosophie de la vie reposait sur l’idée de l’Eden, le grand jardin où les fruits appartiennent à tout le monde,des arbres à pains et des bananiers, dans une société au mode de vie communautaire et égalitaire.
Voilà peut-être pourquoi il y a autant de vols. Le vol pire que le viol ici et pourtant pratique courante de ces descendants de pirates ?

La prison de Majicavo est une prison modèle toute neuve, tenue de manière carrée par le directeur Mr K. ancien légionnaire à la retraite. « 50% de viols de mineurs » me dit-il en écrasant sa Marlboro dans le cendrier rouge et blanc en forme de casquette de légionnaire. Derrière lui sur le mur, les faits d’armes : les médailles et les photos des copains en tenue rouges et blanches.

L’infirmière est en arrêt maladie : hier soir chez elle on lui a tiré dessus : des voleurs. Difficile de se tropicaliser dans ces conditions. Elle a craqué et a déménagé le jour même.

Les problème de sécurité dans la communauté blanche c’est initiatique parmi d’autres réjouissances. On arrive, on galère : ça commence par des problèmes d’avions (il n’y a pas de ligne directe, on n’a pas de place, on attend 7 heures à l’aéroport de La Réunion la correspondance.
Vous avez fait bon voyage ? Me demande, un sourire au coin des lèvres, le directeur de l’hôpital qui me croise une minute dans le couloir
- Non, merci.
- moi aussi la première fois : 24h de galère.
- Vous savez que le bizutage est puni par la loi ?
- Vous êtes bien installé ?
- Non on cherche une maison
- Très dur par ici, très cher…et le vol. Le gynéco qui est arrivé en juin
dernier est reparti le jour même. Rires…Il a posé ses valises, une heure après on lui avait tout volé. Une arrivée avortée en quelque sorte.
Aucune solidarité entre blancs n’existe ici contrairement à l’étranger, dans la communauté francophone : Normal on est en France, pas de quoi en faire un plat de l’expatriation. On n’est plus expatrié vu qu’on est en France. Donc pas d’entre aide. Chacun galère et flippe dans son coin : aucun accueil à l’aéroport, aucun parrainage, aucun soutien des pairs.
C’est comme la Maltraitance. On a souffert à l’arrivée, on ne voit pas pourquoi il n’en serait pas de même pour vous, et la maltraitance entraîne la maltraitance.

Vous voulez vous plaindre, chercher un tiers ? Ici c’est Mayotte. C’est entre nous, ça se règle à deux, pas de loi, pas d’assurance, pas de témoins, la parole semble volatile. Une chose est dite, promise, chose due. Hé bien non : le lendemain c’est le contraire, vous avez mal compris « j’ai jamais dit ça ». Importance d’être à trois d’avoir toujours un témoin, trianguler la relation et faire tout par écrit. Attention aussi à la sensitivité des gens. Si parler c’est prendre le risque de faire délirer l’autre ici s’en est l’illustration, la parano est à fleur de peau. Chacun est sur son quant à soi me confiait un ancien de l’hôpital qui s’intéresse à la culture mahoraise. L’ego gonfle : tout le monde est chef, caricature stupide du bon patron paternaliste et tout puissant.

L’inceste guette, on s’arrange si tu déranges, tu finiras dans la mangrove…
En résumé pour être « tropicalisé » assez vite il ne faut pas trop bouger, pas trop parler et attendre que le lapin pressé ait fait le tour de l’île pour reprendre la conversation. C’est un mélange de l’île des enfants perdus de James Berrie (l’auteur de Peter Pan) et d’Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll.

Et la loi là dedans. Que fait la police ?

REQUISITION :

Appel pour réquisition au commissariat de Mamoudzou.

J’ai pour mission d’examiner un enfant violé. Le lieutenant D me reçoit dans son bureau où des photos d’interventions du RAID font penser à des publicités de cinéma pour un film d’aventure.

« C’est moi partout » me confie-t-il avec fierté quand je lui pose la question de ces photos de films d’aventures. C’est le film de sa vie. Le voilà en train de descendre en rappel d’un hélicoptère, là il serre la main du président de la République. Là c’est en Rambo, ici en tenue de guerre bactériologique, plus loin avec les chiens, etc…« Le film de ma vie » confirme-t-il.

L’enfant entre. Il a 6 ans, un petit noir, rigolo, souriant ; Il a été abusé par un chauffeur de taxi. Sa mère un bébé dans les bras se tient un peu en arrière. Le lieutenant commence par offrir des bonbons aux enfants.

Je lui rappelle que l’on apprend aux enfants de ne pas accepter les bonbons de n’importe quel inconnu. L’entretien se passe tranquille. «C’est Houssen qui m’a fait ça », répète le petit. « On est parti dans une camionnette, les fauteuils étaient gris. On s’est arrêté, il m’a fait mal. »
Le lieutenant grogne : « Le salaud, si je le tiens il finit dans la Mangrove… » ses poings se crispent. Sur l’ordinateur le portrait de sa femme, à côté son enfant. Au mur des photos de boxeur à côté de celles de Rambo. Je change de sujet : et le père ? En métropole. La mère comme souvent ici subvient seule aux besoins des enfants tous de pères différents…

L’entretien dure ½ heure. La faim nous tenaille. Il est 14 h, c’est vendredi, ça sent le week-end, le lagon. Le crime paraît anachronique ici. La mère ne semble pas choquée, elle veut seulement de l’argent pour élever ses enfants. On décide de poursuivre la discussion au brochetti en face du commissariat. Le lieutenant D. m’aime bien même si je suis un « psy ».
« J’étais boxeur, champion international avant de faire le RAID », me confie-t-il.

« Ici c’est pas marrant je m’emmerde. Les criminels avouent tout de suite.

Ils ne se défendent même pas quand on les arrête. On n’a pas à se battre, il n’y a pas d’action. Soit ils nient, jusqu’au bout : les « Anjouanais. Soit ils avouent de suite et disent qu’ils acceptent de payer ce qu’ils doivent : les Mahorais. »

« Moi ici je ne me plais pas, a part la chasse au gros derrière la barrière de corail, il n’y a rien à foutre. C’est l’exil pour moi. »

De toutes façons mon idéal du métier de policier en a pris un coup dans les cités de la métropole. Ici, si on laisse couler, dans dix ans ça fera pareil…
Moi ce que j’aimais c’était le ring, les feux de la rampe, les articles dans les journaux. Après la gloire l’anonymat ça fait tout drôle. On vous prend pour un frimeur quand vous racontez tout ça ; c’est comme une drogue la célébrité, puis plus rien, si ce n’est des articles de journaux jaunis. Des fois ici je regrette les petits beurs des cités qui se débattaient, vous insultaient, et qui n’avouaient jamais ; fallait cogner. Ca au moins c’était de l’action ; je suis un chasseur et j’aime ça. Heureusement demain je vais derrière la barrière de corail. La chasse, il n’y a que ça qui me retienne ici ».

La pluie commence à s’abattre sur le petit brochetti en face du commissariat. C’est la fin de la saison sèche.

On se sépare, c’est vendredi à 12h ; l’appel de la mosquée vous tire vers l’ailleurs. Le week-end est déjà là.

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