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Autour des contestations universitaires en Afrique du Sud

DECOLONISER LA PHILOSOPHIE

par Ernst Wolff http://www.laviedesidees.fr/
DECOLONISER LA PHILOSOPHIE

Derrière les vives contestations qui agitent l’Université en Afrique du Sud, c’est tout l’héritage de la colonisation et de l’apartheid qui est pris à parti. L’occasion, pour Ernst Wolff, de s’interroger sur le statut de la philosophie africaine contemporaine.

Le contexte universitaire sud-africain, un milieu sous tension

Considérés jusqu’alors comme dociles, voire apolitiques, les étudiants sud-africains ont montré en 2015 leur engagement politique, qui s’intensifie depuis les débuts de la démocratie en 1994 [1]. C’est la question des frais d’inscription en université qui a occupé le devant de la scène, mobilisant des étudiants de presque toutes les universités et de quasiment toutes les orientations politiques. Mais en réalité, bien plus est en jeu. Les manifestations de 2015 s’inscrivent dans une contestation grandissante de l’héritage de la colonisation et de l’apartheid. Cette contestation se donne pour buts explicites la « décolonisation » et la « transformation » de l’université et de la recherche universitaire. Ainsi, en 2015, l’événement qui a mis le feu aux poudres a été une protestation contre le monument de Cecil John Rhodes, figure de proue de l’impérialisme britannique à la fin du XIXe siècle, au campus de l’Université du Cap. La philosophie universitaire, nous le montrerons plus bas, focalise les enjeux de ces contestations des legs historiques.

Plusieurs commentateurs ont évoqué un autre grand moment de mobilisation estudiantine (des écoles secondaires pour être plus précis), qui avait abouti à la suppression meurtrière du soulèvement à Soweto, en juin 1976 [2]. Parmi la jeune génération, nombreux sont ceux qui s’expriment explicitement dans un parler qui rappelle celui de leurs grands-parents, celui de la Black Consciousness [3]. Mais les deux mouvements sont très différents : le contexte socio-politique a changé, les manifestants sont des étudiants et non des écoliers, certains parmi eux sont « Blancs » [4], la mobilisation a gagné en réactivité grâce aux réseaux de médias sociaux, etc.

La question mise en avant lors des revendications

En 2015, les étudiants réclament l’abolition des frais d’inscription (d’où le nom « fees must fall movement », rappelant le « Rhodes must fall movement »), puis modèrent leurs exigences pour demander des frais d’inscription inchangés pour 2016 (ainsi que l’embauche du personnel travaillant en sous-traitance). Comme ailleurs dans le monde [5], l’un des grands enjeux est l’accès au niveau de vie de la classe moyenne. Cependant, cette question se pose un peu différemment en Afrique du Sud. En effet, une grande partie de la société, surtout des « Noirs » pauvres, ne peut accéder que très difficilement à l’université, alors même que des réformes de l’éducation tertiaire à la fin des années 1990 ont réduit considérablement les possibilités de formation professionnelle en dehors des universités. S’ajoute à ce paysage un taux de chômage très important (autour de 25% ou 35%) [6] et un coefficient GINI parmi les plus élevés au monde. L’État propose des financements par un système de prêt, le National Student Financial Aid Scheme (NSFAS), qui nourrit l’espérance d’un niveau économique supérieur, mais au prix d’un endettement qui peut peser sur toute une vie.

Aussi les étudiants contestataires, même s’ils sont pour la majorité dans des situations précaires, représentent-ils paradoxalement le côté plus favorable de la donne sociale. Et les fonds qu’ils essaient d’attirer sont également destinés aux fonds de retraite, aux prestations sociales, aux infrastructures, etc., avec lesquels ils sont donc en concurrence.

En 2015, les étudiants ont réussi à obtenir l’absence d’augmentation des frais de scolarité – avec des conséquences prévisibles. D’une part, comme l’État n’apporte qu’une aide limitée aux universités, ce sont les universités les plus fragiles économiquement – celles qui accueillent le plus grand nombre d’étudiants pauvres – qui sont tragiquement les plus touchées. D’autre part, un précédent a été créé : dès le lendemain de cette victoire substantielle des étudiants, on s’est demandé ce qui se passerait en 2016. En septembre cette année, le ministre de l’éducation supérieure a annoncé les nouvelles mesures de financement pour 2017. Une vive réaction négative a depuis résulté en la fermeture temporaire de la plupart des universités, ainsi qu’en une violence et une polarisation « raciale » qui tranchent par rapport à 2016 [7].

Pour importantes que soient les motivations économiques de ces contestations, on aurait tort de négliger la plus large « lutte sociale pour la reconnaissance » à laquelle elles font écho et qui est régulièrement évoquée pour amplifier et élargir les revendications des étudiants. Ainsi, un slogan très répandu en 2016 revendique « l’éducation gratuite et décolonisée ».

L’arrière-plan idéologique

Ces mouvements ne sont en effet qu’un aspect d’une lutte sociale plus vaste pour redéfinir l’université, lutte elle-même née d’un climat de contestation idéologique en ébullition. Simplifions, pour présenter deux paradigmes majeurs [8].

D’abord, ce que l’on peut appeler le paradigme Mandela [9]. Fort de la conviction que l’impasse militaire entre les forces de l’État d’apartheid et du mouvement de libération a été surmontée par des négociations, il considère la Constitution de l’Afrique du Sud de 1996 comme le monument d’une victoire morale. Il reconnaît à la fois les institutions héritées de l’ancien État et la nécessité de les modifier et de les compléter par de nouvelles institutions. Il est attaché aux valeurs de réconciliation et de pluralité, même si la logique de justice réparatrice impose une politique de redressement économique (« Black Economic Empowerment ») ou d’embauche sélective (« Affirmative Action ») qui suivent toujours un principe de distinction « raciale ».

D’autre part, le paradigme Biko [10]. Il s’inscrit en faux contre les accords négociés au début des années 1990 entre l’ANC et les anciennes autorités de l’apartheid, considérant ces accords comme une continuation de la violence coloniale par d’autres moyens, parce que sous-tendus par la reconnaissance illégitime du droit des « Blancs » à participer à la construction d’un pays qui ne leur a jamais appartenu. Pour ce courant de pensée, la Constitution – la grande fierté du paradigme Mandela – n’est, au mieux, qu’une étape provisoire dans la lutte continue pour la libération des Africains noirs d’Azania [11]. Les institutions héritées aussi bien que la nouvelle Constitution sont suspectes d’être programmées pour perpétuer les inégalités entre les groupes « raciaux » et pour maintenir les avantages des « Blancs ». Tout signe d’influence politique ou de succès économique chez les « Noirs » peut également être un trompe-l’œil du système raciste. Ainsi, les notions de « postapartheid » ou de « non-racialisme » sont des constructions idéologiques illégitimes. Certes, ce paradigme, qui puise ses racines dans le panafricanisme et la Black Consciousness d’avant la chute officielle de l’apartheid, a reculé durant les années Mandela et peut-être encore sous Mbeki, mais il regagne actuellement très vite en visibilité et en influence publique.

En gardant à l’esprit que les paradigmes présentés ne sont que des tendances, on perçoit néanmoins l’importance de cette distinction lorsqu’on compare deux rapports écrits sur l’état des sciences humaines et sociales en Afrique du Sud en 2011. Le premier rapport, publié par l’Académie des Sciences de l’Afrique du Sud, fondé sur le principe de consensus, tend à soutenir les institutions d’enseignement et de recherche sous leur forme actuelle, héritée du modèle occidental, tout en identifiant des problèmes majeurs et en préconisant des efforts redoublés pour venir au secours des sciences par des mesures réformatrices. Le second rapport, commissionné par le ministre de l’éducation supérieure, penche plus vers le côté Biko, proposant des institutions alternatives et des programmes de recherche explicitement centrés sur l’Afrique, voire africanistes [12].

Ces débats ne se réduisent pas à être simplement pour ou contre ces deux paradigmes, comme on le voit si l’on se tourne vers la philosophie universitaire, où les contestations ont gagné considérablement en vigueur depuis deux ou trois ans. Outre les sujets de réflexion récurrents que l’on trouve partout dans le monde (financement, commercialisation, corporatisation [13]), interviennent également dans les universités sud-africaines des questions liées à la « décolonisation de l’esprit », toujours présentes, implicitement ou explicitement, dans tous les débats, y compris dans les manifestations des étudiants.

Un point de vue privilégié : la philosophie

La philosophie éclaire particulièrement bien ces questions, pour plusieurs raisons, qui en font un champ de bataille stratégique. En effet, à l’époque coloniale, l’absence présumée de philosophie chez les Africains étayait l’idée de leur infériorité (en supposant que la philosophie soit une des plus hautes activités de la raison humaine). En réponse, l’émergence d’une philosophie africaine écrite et universitaire défend à la fois l’excellence et l’originalité de la pensée africaine : cette philosophie se veut une version différente, mais légitime, de son homologue occidentale. De nos jours, elle est reconnue internationalement : il existe une philosophie africaine comme il existe une musique africaine – mais non une physique ou une comptabilité africaines. La philosophie africaine cherche en outre à mettre au cœur de ses réflexions des préoccupations proprement africaines. Ainsi, sa place dans le cursus universitaire soulève des questions sensibles touchant à la reconnaissance de l’humanité des Africains et à la valeur de leurs héritages culturels. Autrement dit, la question d’exclusion de la formation supérieure pour des raisons économiques et celle d’une exclusion culturelle se font mutuellement écho.

Pour un lecteur peu au fait des discussions autour de la philosophie africaine, rappelons la gamme de stratégies mobilisées depuis trois quarts de siècle pour défendre l’existence même d’une philosophie africaine, puis son droit à un statut universitaire [14]. Très nombreux restent ceux qui soutiennent l’idée d’une philosophie implicite dans les expressions culturelles des peuples africains. Ce mouvement, animé au départ surtout par des penseurs ecclésiastiques, comme Tempels, Kagame, ou Mbiti, fait écho au mouvement de la Négritude, surtout dans sa version senghorienne. Entretemps, ces approches « ethno-philosophiques » ont été soumises à de vives contestations, par des philosophes tels que Eboussi-Boulaga, Hountondji, Okere, Towa, qui prônent la singularité de la démarche philosophique par rapport à la culture ambiante.

Entre ces deux pôles, certains penseurs ont ouvert des voies moyennes, comme Wiredu, Gyekye, Okonda, Oruka, qui reconnaissent la singularité de la philosophie africaine en tant que discipline universitaire (par rapport à la culture traditionnelle), tout en explorant l’enracinement du philosophe dans les langues et traditions africaines D’autres chercheurs, comme Anta Diop ou Obenga, tentent de faire reconnaître la grandeur de l’esprit africain en montrant que l’Antiquité égyptienne s’enracine dans la culture africaine. L’époque de la décolonisation et après a également connu des penseurs politiques dont l’influence s’étend bien au delà de l’université (qu’on pense à Fanon, Nyerere, Cabral, Kaunda, Nkrumah). Plus récemment, ce sont des approches encore plus interdisciplinaires, apparentées aux « postcolonial studies », voire au postmodernisme, qui prospèrent, sous la plume d’Appiah, de Mudimbe, Mamdani, ou encore Mbembe. Il faut également tenir compte d’une myriade d’autres influences qui contribuent à former des discours variés, qu’il s’agisse d’auteurs américains ou des Caraïbes d’origine africaine comme Blyden, Du Bois, James, Gordon, ou de penseurs des religions, surtout de l’islam ou du christianisme.

Malgré des différences assez formidables entre ces approches, on s’accorde très largement pour reconnaître l’existence de la philosophie africaine ; la littérature qui la défend et la met en pratique est si volumineuse qu’on ne peut plus la nier [15]. Dès lors, pourquoi, même en Afrique, cette domination de la philosophie occidentale, qui semble ajouter une injustice supplémentaire aux inégalités sociales existantes ? N’est-il pas grand temps de donner à la philosophie africaine sa place légitime – au delà de ce qui se fait déjà – dans l’enseignement en Afrique [16] ? Ou d’accepter tout simplement que la philosophie africaine ait droit de résidence dans les universités comme les Africains sur leur continent, et que ce soit à la philosophie occidentale de justifier sa présence en terre étrangère [17] ? Ouvrons, donc, ce dossier épineux !

Si l’on assume la priorité par défaut de la philosophie africaine, la place structurante auparavant réservée aux philosophies occidentales, toute une gamme d’implications de la décolonisation de la philosophie s’ouvre devant nous.

Quelle place accorder à l’héritage occidental ?

En renversant le rapport de justification, qu’est-ce que les philosophies occidentales pourraient proposer pour légitimer, voire recommander, leur place dans les universités sud-africaines ? On peut d’abord penser au fait que de nombreux partisans de la philosophie africaine ont subi une influence et entretiennent même un rapport (partiellement) positif avec différentes versions de la philosophie occidentale. Tant que cette dernière est enseignée et constitue un domaine de recherche dans les universités africaines, elle fait partie du paysage académique, elle intervient dans la formation des philosophes africains.

Quant à la critique des effets dévastateurs qu’a eus la vie de l’esprit de l’occident sur le continent africain – on pense ici aux « postcolonial studies » – elle est impossible sans une bonne maîtrise de l’histoire de la philosophie occidentale.

Là où l’œuvre des philosophes africains ne s’est pas encore déployée – en philosophie des sciences ou en philosophie de la technique, par exemple – on pourrait imaginer des emprunts fructueux au corpus occidental. Ceci d’autant plus que le monde africain est partiellement structuré par des développements scientifiques, économiques, politiques et autres issus partiellement du monde occidental.

Enfin, il ne faut pas oublier que les occidentaux partagent nombre de soucis avec les Africains : sur la crise de l’environnement, les problèmes de la responsabilité en politique, les peines imposées aux démunis par le capitalisme, accueil des minorités sans défense, etc.) : on ne peut nier certains recoupements, malgré des différences évidentes.

Quel bilan s’impose à l’examen de ces arguments ? D’une part, ils sont suffisamment solides pour faire hésiter devant tout plaidoyer qui voudrait tout simplement éliminer la philosophie occidentale. Mais d’autre part, ils sont suffisamment faibles pour montrer à quel point l’essor de la philosophie africaine a réussi à relativiser la place présumée inébranlable de la philosophie occidentale ; il faut donc au moins reconnaître que ces arguments ne sont pas assez forts pour interdire d’accorder une position dominante à la philosophie africaine dans nos réflexions sur les programmes d’enseignement.

Décolonisation : que faire de l’ambiguïté ?

Si les considérations ci-dessus nous ont donné un aperçu de l’autonomie relative de la philosophie africaine, elles n’ont certainement pas encore fait un sort à ce que l’on peut appeler l’ambiguïté qui traverse la plupart de la pensée qui vise à « décoloniser l’esprit » [18]. Cette ambiguïté transparaît au niveau du langage, quand la plupart des auteurs construisent, en anglais ou en français, des arguments puissants contre l’imposition de langues coloniales. De façon similaire, la mobilisation pour la « décolonisation de l’université » porte dans son ensemble la marque de cette ambiguïté, puisqu’il ne s’agit nulle part d’abolir l’université – héritage colonial – mais de transformer sa nature. Ici aussi, la forme même des arguments pour la décolonisation de l’université est ambiguë : cours d’université, articles, thèses, colloques, tous sont apparus en occident et gardent encore les marques de leur origine. Ainsi, ce qui est rarement dit est pourtant reconnu dans les faits : l’héritage colonial peut être retourné contre lui-même, il est en ce sens ambigu. La question est maintenant de savoir à quel point la philosophie occidentale est porteuse d’une ambiguïté qui peut nous permettre de critiquer son passé et par là même de continuer à la pratiquer.

Pour mesurer l’importance de cette question, il faut évoquer le fait que des traditions philosophiques issues de l’occident ont bel et bien été mobilisées de longue date et jusqu’à aujourd’hui au service d’institutions discriminatoires et/ou de préjugés. C’est en vain que l’on prétendrait qu’il s’agissait de dérapages isolés de représentants moins doués de ces traditions, étant donné que le racisme de Hume, Voltaire, Kant, Hegel, et d’autres grandes figures des Lumières est désormais bien connu [19]. Ce n’est pas non plus comme si l’establishment philosophique en Europe avait condamné en bloc la colonisation [20] … Il est donc compréhensible que certains aillent jusqu’à se demander si la philosophie occidentale contient des points aveugles qui en font – fût-ce à l’insu de ses partisans – un instrument de violence.

Ce que la nouvelle génération de critiques de la société et même de philosophes semble souvent ignorer, c’est que certains universitaires sud-africains, avant 1994, se sont servis de leur formation et de leurs recherches en philosophie occidentale pour critiquer très explicitement les injustices de l’apartheid. On songe à Versfeld (néo-thomiste), Turner (existentialiste, néo-marxiste) ou Snyman (spécialiste de l’école de Francfort) par exemple [21]. Or, si l’on ne peut nier une certaine ambiguïté chez de tels auteurs, un critique intransigeant pourrait toujours leur reprocher d’avoir profité du système de l’apartheid, en tant que « Blancs ». Il faut donc explorer très explicitement comment des auteurs « noirs » – ceux dont le point de vue n’est pas suspect d’être intéressé dans le présent débat – ont reçu la philosophie occidentale.

Il n’est donc pas anodin de noter comment des auteurs tels que Lembede (à partir de l’africanisme et de la philosophie de la religion), Biko (via Black Consciousness), Manganyi (par la psychologie) ou More (dans l’ « existentialisme noir ») ont reconnu – furtivement ou systématiquement – la valeur de la philosophie occidentale, soit comme élément de leur formation en sciences humaines et sociales, soit comme génératrice de concepts pénétrants ou pour ses apports social-critiques.

Pertinence

Tôt ou tard, tout professeur de philosophie doit faire face à l’importante question de la pertinence de sa discipline. De manière générale, la philosophie peut témoigner de son bien-fondé à la lumière d’applications concrètes. En Afrique du Sud, on ajoute un critère particulier, celui du degré de « transformation » (terme assez flou, très utilisé pour désigner l’élimination progressive des errements des institutions de l’époque de l’apartheid) ou d’ « africanisation ». Un visiteur occidental serait frappé par la dépréciation générale et péremptoire, parfois exprimée contre toute théorisation par les sciences sociales issue de l’occident. C’est la quête d’une décolonisation en profondeur qui explique ce phénomène. Mais si le climat intellectuel rend relativement facile d’exprimer ce genre de rejet, il est bien plus difficile de décrire ce que « pertinence » veut dire. Deux genres d’arguments se dessinent.

D’une part, on peut refuser toute pertinence à l’héritage culturel de l’occident dans son ensemble (et l’on entend souvent que tout l’héritage culturel africain serait par implication pertinent). Le risque de cette position est d’aboutir à une dichotomie culturelle fort apparentée à celle avancée jadis par les idéologues de l’apartheid. Dans mon expérience, bien des critiques sud-africains de la société ont encore à se rendre compte de cet écho néfaste. Certains également adoptent ce point de vue dans une perspective que Spivak appelait « essentialisme stratégique », comme les adhérents à Black Consciousness, vers lesquels je me tourne dans la section suivante.

D’autre part, toute alternative à cette première option passe par la reconnaissance de l’ambiguïté de tout héritage culturel. Nulle tradition ne peut être transmise aux étudiants en présupposant que la tradition en elle-même garantirait la pertinence de ce legs. En ce cas, rien ne justifie que l’on rejette ou privilégie une tradition, qu’elle soit africaine ou occidentale, au nom de sa pertinence (ou de son manque de pertinence) a priori. Un grand travail de tri et de déchiffrage, d’interprétation et de critique est nécessaire pour identifier, dans le paysage de traditions ambiguës, quels seraient les éléments qui éclaireraient notre existence, nos soucis, nos joies. Il s’agit donc d’une quête ouverte. Or, le climat de contestation actuel tend à réduire l’espace de libre débat.

Qui est autorisé à parler ?

Il y a une dernière grande épine dans la chair de l’université – une question radicale et difficile, celle de savoir qui a le droit même de participer à ces débats. Pour clarifier ce point, il faut revenir aux deux paradigmes idéologiques évoqués ci-dessous.

Si le paradigme Mandela repose au fond sur la conviction que l’Afrique du Sud appartient à tous ses citoyens également (suivant la Freedom Charter adoptée par l’ANC en 1955 et confirmée dans la Constitution de 1996), le paradigme Biko tend à diviser la population entre ceux qui en font partie de plein droit et ceux qui peuvent être tolérés sous des conditions posées par les premiers. L’importance croissante de ce deuxième point de vue dans l’espace public pourrait surprendre l’observateur étranger, qui y verrait peut-être des menaces de raisonnement essentialiste, nativiste, voire carrément raciste, apparenté à celui que l’extrême droite tient en Europe. Et il est vrai que la tentation de ces dérives n’est jamais loin. Mais cela ne doit pas nous amener à négliger ce fait central, que le monde n’a pas encore fini avec des siècles de racisme, qu’en Afrique du Sud comme ailleurs dans le monde, les institutions, l’économie, la culture ambiante restent trop souvent biaisées contre les gens d’origine africaine – en cela, il s’agit d’une toute autre perspective que celle de l’extrême droite européenne. De ce point de vue, l’accord négocié en Afrique du Sud dans les années 1990 est un fruit de la violence historique, violence qui accorde aux descendants des Européens une place illégitime, usurpée par des siècles d’abus. Pour cette raison, la persistance de professeurs « blancs », déjà privilégiés par un système d’éducation eurocentriste, et dont les préférences culturelles influencent les programmes d’études, est vécue par certains comme une offense. Et si toute l’histoire qui a produit un corps de professeurs d’université toujours majoritairement « blancs » est illégitime, alors la participation de ces professeurs aux débats – comme leur enseignement – peut être qualifiée de nulle et non avenue.
Ceci explique un trait surprenant du paysage philosophique et intellectuel sud-africain, la fréquence avec laquelle l’avis de gens pourtant embauchés par l’État pour leur compétence est écarté, soumis à suspicion. S’il est facile de constater ce fait social, il est moins évident de savoir quelle orientation, quelque part entre ces deux positions, l’emportera dans l’avenir.

Conclusion

Il n’est pas aisé de conclure la description d’un processus en cours et d’arbitrer des débats inachevés. Néanmoins, un certain nombre d’observations s’imposent.

Premièrement, les luttes pour conquérir l’université restent pour l’instant encadrées par la vie démocratique, qu’elles contribuent à développer ; en même temps, toute expérimentation avec ce qu’une démocratie est capable de faciliter et de tolérer court le risque d’entrer en rupture avec l’esprit de la démocratie elle-même.

Deuxièmement, toutes les contestations (même si elles ont parfois versé dans le vandalisme), toutes les mises en question des programmes et des professeurs, ont toujours entériné l’existence de l’institution universitaire en Afrique du Sud. Il faut toutefois s’attendre à une vague de réformes, dont nul ne connaît encore l’issue.

Or, troisièmement, ce maintien de l’institution, legs colonial, va devoir s’accompagner d’un deuil : reconnaître que l’histoire ne peut faire marche arrière, c’est-à-dire qu’il est impossible de mener à terme une décolonisation prise trop à la lettre. L’avenir, lui, doit encore être écrit ; la créativité et la diversité des êtres humains (même au sein d’un seul groupe « ethnique ») [22], aussi difficiles et risquées soient-elles, restent une porte précieuse vers la libération. Si les mouvements estudiantins courent le risque de virer au conservatisme, ils renferment surtout le potentiel de stimuler la réflexion sur les questions épineuses abordées dans cet article et pour lesquelles la philosophie universitaire nous a servi de cas d’étude.

Quatrièmement, toute innovation s’effectue dans un cadre national et international qui impose des contraintes considérables. Si les étudiants n’ouvrent pas les yeux sur le fait qu’ils sont (avec leur lutte entièrement valable) en concurrence avec d’autres secteurs de la société pour capter des ressources limitées, ils auront à faire face en tant qu’élites, une fois entrés dans la vie professionnelle, à de graves problèmes d’inégalité et d’injustice qu’ils aggravent à leur insu. En Afrique du Sud comme ailleurs, une croissance économique faible doit nous forcer à reconsidérer les mécanismes de distribution des richesses nationales.

Cinquièmement, ce n’est qu’au prix d’une cécité criante que l’on nierait la portée historique de la cause des étudiants, pour autant qu’il s’agisse des inégalités globales. On a beau vouloir supprimer toute référence à la couleur de la peau ou au continent de provenance de certaines personnes – et avec raison ! –, il faut reconnaître que les systèmes internationaux de distribution symboliques, économiques, politiques se montrent encore trop souvent discriminatoires [23].

Aller plus loin

- Appiah, Kwame, In my father’s house. African philosophy of culture, Oxford University Press, 1992.
- Blyden, Edward Wilmot, Christianity, Islam and the Negro Race, W. B. Whittingham & Co., 1887. 
- Cabral, Amílcar, Amilcar Cabral (recueil de textes introduit par C. Lopes), éditions du CETIM, 2013.
- Césaire, Aimé, Discours sur le colonialisme, Présence Africaine, 1955.
- Diop, Cheikh Anta, Nations nègres et culture : de l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, Présence Africaine, 1954.
- Du Bois, W.E.B. The souls of black folk, McClurg et co, 1903.
- Eboussi-Boulaga, Fabien, La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Présence Africaine, 1977.
- Fanon, Frantz, Les Damnés de la Terre, Maspero, 1961.
- Gordon, Lewis, Her majesty’s other : sketches of racism from a neo-colonial age, Rowan & Littlefield, 1997.
- Gyekye, Kwame, An essay on African philosophical thought. The Akan conceptual scheme, Tempel University Press [1987]1995
- Hountondji, Paulin, Sur la philosophie africaine, Maspero, 1977.
- James, C.L.R. The Black Jacobins : Toussaint L’Ouverture and the San Domingo Revolution, Secker & Warburg,1938.
- Kagame, Alexis, La philosophie bantu-rwandaise de l’être, Académie Royale des Sciences Coloniales, 1956.
- Kaunda, Kenneth, Kaunda on violence, William Collins, 1980. 
- Mamdani, Mahmood, Citizen and subject : contemporary Africa and the legacy of late colonialism. Princeton University Press, 1996.
- Mbembe, Achille, Critique de la raison nègre. La Découverte, 2013.
- Mbiti, John, African religions and philosophy, Anchor, 1969.
- Mudimbe, Valentin-Yves, The invention of Africa. Gnosis, philosophy and the order of knowledge, Indiana University Press, 1988.
- Nkrumah, Kwame, Consciencism. Philosophy and ideology for decolonization, Panaf, 1970.
- Nyerere, Julius, Ujamaa. Essays on socialism. Oxford University Press, 1968.
- Obenga, Théophile, L’Afrique dans l’antiquité, Présence Africaine, 1973.
- Okere, Theophilus, African Philosophy, University Press of America, 1983.
- Okolo, Okonda, Tradition et destin, Faculté des Lettres Lubumbashi, 1979.
- Oruka, Odera (ed.) Sage philosophy. Indigenous thinkers and the modern debate on African philosophy, Brill, 1990.
- Senghor, Leopold, Les fondements de l’africanité ou négritude et arabité, Présence Africaine, 1967.
- Tempels, Placide, La philosophie bantoue, Présence Africaine [1945]1949.
- Towa, Marcien, L’idée d’une philosophie africaine, Clé, 1979.
- Wiredu, Kwasi, Cultural universals and particulars. An African perspective, Indiana University Press, 1996.
- Wiredu, Kwasi (ed.) A companion to African philosophy, Blackwell, 2006.

 

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