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Et voilà une nouvelle aventure de Damida la petite Créole en trois parties

DEUX MALES-FEMMES CREOLES

(Deuxième partie)
DEUX MALES-FEMMES CREOLES

{Notre première richesse, à nous écrivains créoles, est de posséder plusieurs langues : le créole, français, anglais, portugais, espagnol, etc. Il s´agit maintenant d´accepter ce bilinguisme potentiel et de sortir des usages contraints que nous avons. De ce terreau, faire lever sa parole. De ces langues bâtir notre langage.}

Éloge de la créolité - in praise of creolness - Jean Barnabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant (Édition bilingue Gallimard )

Léontine qui allait sur ses quatorze ans, était c'est vrai aussi haute et baraquée que son papa. Elle s'abreuvait parfois d'un coup sec en s'essuyant la bouche avec le dos de la main en gargouillant que cela lui donnait du courage. Le courage, cette acceptation de ce qui est, cette force d´être présent, cette habileté de transformer l'appréhension d'un danger réel ou le plus souvent imaginaire en foi.

- Le courage existerait-il sans la peur? Toutes les peurs dérivent de deux peurs. Celle de mourir et celle de reconnaître que nous sommes Dieu. Le courage n´est pas l´héroïsme, cet élan de sauver le monde qui ne veut pas être sauvé. Le courage, c´est transcender sa peur quotidienne en éteignant la voix de l´impossibilité en soi. Il faut du courage pour voir le monde tel qu´il est et l´aimer quand même, affirmait Démosthène Démissien l´immigré de la Guadeloupe. [http://www.potomitan.info/atelier/contes/conte_creole96.php->http://www.potomitan.info/atelier/contes/conte_creole96.php]

Damida n'avait pas besoin de courage pour se délecter des restes de punch au coco et de barbadine dans le verre de sa manman. Elle se désaltérait de mousseux Paul Bréhant dans lequel elle trempait ses biscuits Boudoir. Ses rares dimanches jours de congé, sa manman rougissait leur verre d'eau de vin.

À la réflexion de donner un coup de rhum à ses enfants en guise de vitamine, Huguette avait répliqué en essuyant un sssskuip la bouche retroussée en trompette.

- Je ne vous parle pas Mme Baraviré. Je m´adresse à mes enfants.

La dame qui n´attendait qu´une réponse pour se déchaîner débitait :

- Vous ne comprenez rien. Vous vous croyez tous mieux que moi. Moi, je bois en public, je ne fais pas de gestes macaques et je n'envoie pas dire. Vous buvez en cachette et vous n'avez pas d'homme. Et quand vous en trouvez un, il vous fout des coups (Elle se secouait les doigts pour appuyer ses dires). Des soi-disant grandes femmes comme vous. Moi, j'ai un bel homme et il ne me touche pas. Sur ce, elle entonnait de sa voix cassée.

{{{ {{{"Fanm ki dou
Fanm ki agasan
Fanm ki dou
Mari a yo pa ka lésé yo

(Les femmes qui sont douces
Les femmes qui sont agaçantes
Leur mari ne les quitte pas),
}}} }}}
en terminant par kouni a manman zò tout ! (vagin de vos mères)

Dans la cour, un bassin débordait constamment d'eau émoussée par le savon de Marseille et azurée par des boules de craie bleue utilisées au blanchissage des draps. Il y régnait une petite tortue timide qui survivait à tous ces produits chimiques, en ne sortant presque jamais la tête de sa carapace. Les enfants de la cour, Léontine et Damida s'ébattaient dans cette eau de lavage qui leur séchait la peau. Plus bas, s'élevait une barricade contre les grosses vagues de la mer. Là se creusait un grand parc à cochons profond d'au moins vingt mètres, recouvert de vieilles tôles coupantes à travers desquelles on jetait tous les restes de manger aux porcs. Rien ne se perdait. Devant la cour, Huguette louait des Baraviré un petit couloir d'à peu près cinq mètres carrés donnant à la fois sur la rue et sur la cour, qu'elle achalandait de bananes vertes, madères, ignames, farine de manioc, beurre Sovaco, morue et queues de cochon salées, saindoux, beurre rouge et d'autres nécessités locales, lorsqu'il n'y a pas de grandes affaires. Ce trou-marchandises était tenu par Tantante Gilda soit la sœur de Fifille, la grand-mère de Damida.

La cour ne dort pas.

De la race des fanm tombé pa janmé dézèspéré (femme tombée ne désèspère jamais (rengaine célèbre des Antilles)) ces même femmes qui tombent et repoussent toutes seules, Gilda était née à Puerto Plata (Port de l´Argent) : une ville de Saint-Domingue dans la province du même nom : Puerto Plata surnommée par Christophe Colomb à cause des reflets argentés des flots de la mer, située sur la côte Nord. C´est là que son papa donc l'arrière-grand-père de Damida, Papa Henri ainsi que tous les petits et grands l'appelaient, y était allé terminer ses études de cordonnerie. Après avoir fait le tour du monde, le bisaïeul était revenu à Guadakéra. À cette époque Papa Henri dans ses soixante-dix ans était un fin mulâtre racé de petite taille qui portait avec son élégance quotidienne, barbiche, cravate, costume et chapeau panama, blancs même pour travailler dans son atelier. Il avait épousé une mulâtresse soit la maman de Gilda. Par contre, ses maîtresses étaient de belles grosses négresses noires plus hautes que lui, parmi elles la mère de Fifille, la bisaïeule de Damida.

La cour ne dort toujours pas. Elle est levée-debout.

Scrupuleuse et mâle femme illuminée par un sentiment tout-puissant de fierté, très attachée à son vieux père, la philosophie de Gilda qui n'avait pas oublié l'espagnol, était d'être bien avec tout le monde, en ne comptant que sur elle-même et Dieu est bon.

- Je remercie déjà Dieu pour ce que j'ai, ne serait-ce que d'avoir la force de me lever chaque matin. Les gens se plaignent de ce qu'ils n'ont pas. Ils ne comprennent pas que ces jérémiades les empêchent de jouir de ce qu'ils ont, étaient ses leçons de morale.

Son grand amour, le père de ses cinq enfants, avait épousé une femme bréhaigne de Beauplateau. À partir de ce jour, son profond dépit enfoui sous un semblant de détachement, elle prit la ferme décision de vivre avec son papa Henri, dont elle était le bâton de vieillesse, ses deux garçons et ses deux filles, ainsi que un garçon et une fille adoptifs. Son aîné Christophin surnommé Seigneur, grâce à la distinction innée avec laquelle il portait ses costumes faits sur mesure dans sa dizaine d'années, vivait ailleurs dans le giron de sa bonne-manman paternelle. Lors de ses visites chez sa manman qu'il vénérait dans une taciturnité qui le caractérisait, tous à la cour lui prédisaient un avenir dans la prêtrise. Ce qu'il ne savait pas est que Seigneur se réservait discrètement à la gastronomie. Damida était persuadée que gastronomie signifiait la profession de faire la cuisine dans la lune.

Un jour en visite chez sa manman Tante Gilda, Seigneur avait osé proférer son amour de la cuisine. Une femme de la cour lui avait lancé :

- Tu n'es pas macomère (homosexuel). Au lieu de prévoir à te procurer une femme pour te faire la cuisine, voilà que tu veux cuisiner jeune homme ! Dans quel temps vivons-nous ?

Tante Gilda très manman du Seigneur, veillait à la troisième personne du singulier :

- Les ventres ont toujours besoin de se remplir. Ce n'est pas le vent qui nourrit son homme. Les vents sont faits pour les lâcher. Si mon fils veut embrasser la profession de cuisinier, c'est le bon Dieu qui m'entend, car en vérité j'en ai assez d'avoir faim, et il me plaît de me mettre les pieds sous la table. J'encourage tous mes enfants à faire ce dont ils ont envie. L'essentiel est qu'ils travaillent pour s'occuper l'esprit.

Quelques années plus tard, Christophin s'éclipsa pour rejaillir à travers de longues lettres écrites à la machine. Tante Gilda l´air chafouin à dessein d´aguicher l´intérêt de la cour, les glissait dans ses beaux seins en attendant de les récupérer discrètement lors de ses méditations. Seigneur racontait qu'élève dans une grande école de cuisine en Suisse, un pays qui n´était pas la France, il se nourrissait sur la voie choisie. Il y avait peu de temps, on en avait ouvert une de ces établissements dans la commune de Dombré. Damida ignorait que ces écoles existaient à l'étranger. En tout cas, sa manman et les grandes cuisinières nées n'avaient pas appris à faire à manger à l'école. La faim était la meilleure des études. Damida n'avait jamais vu un livre de cuisine. Christophin paraît-il, organisait des banquets pour des banquiers en Suisse. Des gens qui s´occupaient de l´argent de ceux qui travaillent.

Gilda nourrissait le reste de sa petite communauté, prunelle de ses yeux, en lavant, blanchissant, amidonnant et repassant sans sécurité sociale et sans allocation de femmes seules, les chemises et les vestes de colon du Préfet de Guadakéra et en plus, s'occupait du lolo de sa nièce Huguette. Ces deux-là du même âge, avaient vécu ensemble comme des sœurs après le feu qui avait pris chez Fifille, la manman d´Huguette et son bougre, le batteur de tambour Ti-Emile, tandis qu'une autre famille se chargeait de Paul, le frère d´Huguette. Malgré les "Tu n'es pas mon cousin, ma sœur ou mon frère.", décrire les appartenances familiales guadakériennes est à la fois dramatique et comique, en sachant qu'en fait ils sont tous, toute une grande famille sur l'île. Frère est traduit par "fourreur". Les cousins et cousines se cousinent. Les sœurs se "sororisent". Tous se branchent à la chaleur tropicale.

- Pa mélé mwen ! (Pas moi !) avertissait Tante Gilda.

Sa baisse de vue après une opération de cataracte ratée, ne l´empêchait pas d´avoir l'œil sur tout. Et son coup d´œil loquace perçait la loupe de ses lunettes et apprenait aux vers de terre à s´asseoir droit comme un piquet.

À la grande stupeur des dames de la cour, elle se procurait une feuille de cahier et une pointe Bic, approchait une chaise près de son petit banc et s´appliquait à écrire à son fils.

- C´est pas possible. Tu sais écrire Gilda ? pensa tout haut Pauline Madère qui à la tombée de la nuit recevait un maître d´école marié.

- Écoutez moi un peu ! Aujourd'hui on n'apprend pas aux enfants à écrire des lettres à l'école. Moi, j'ai appris à lire et écrire des belles lettres parce que lorsqu´on reçoit une lettre qui commence par “Je prends ma plume pour te faire savoir de mes nouvelles...” on se sent à son tour obligé de monter sur une lettre pour répondre, parce que moi je réponds. Tenez-le-vous-le bien pour dit ! Je suis une répondeuse. Cela s´appelle correspondance qui est un échange de lettres. De la correspondance fleurit la communication et la permutation. Nous devons être conscients que tout est réciproque dans la vie. Nous avons tous besoin l´un de l´autre. Tout est échange qu´on le veuille ou non. Alors pour te répondre la voisine. Oui ! Je suis allée à l´école. Oui ! Je sais lire et écrire. Sé leer y hasta escribir en español. Mon fils m'écrit, il faut bien que je lui réponde au moins deux mots. Es la bella educación criolla. C'est ma belle éducation créole, roucoula-t-elle. Sinyé sa an koko a tèt a zòt ban mwen souplé ! Sé fwansé ! (Signez moi cela dans le coco de votre tête de ma part s´il vous plaît ! C´est la langue française !)

- Pooh ! Gilda ban nou on koud´fwansé é on koud espagnol ou la. Permutation, kasavlédi ? s´exclama Pauline en souriant malignement.

- Permutation, Permutación en espagnol vlé di bokanté.

La verve divine de Gilda catéchisait son entourage au secret de la prière dans son français que vous avez entendu aussi parfait que son créole :

- Si la prière était aussi commune que les injures, les critiques et les cancans, nous éviterions bien des catastrophes sur la terre, parce que ce contact intérieure est la plus pure des courtoisies envers soi-même. Qui se vante de ne jamais avoir eu le besoin de prier dans sa vie est un menteur. Dire "Oh ! Mon Dieu !" avec foi est déjà une prière. Moi, j'aime prier à la Sainte Vierge de Bonne Délivrance. La Vierge Noire. Il m'est plus facile de m'identifier car je suis femme tout bonnement. Gracias mi Dios (Merci bon Dieu !) Et Dieu exauce toutes mes prières. Todas mis oraciones. Toutes mes prières. Zò woutann bon fwansé-la é pangnol-la on ? (Vous avez réentendu le français et l´espagnol parfait ?)"

Sachant que jamais un homme n´avait levé la main sur elle, ce qu'elle déclarait calmement en toisant les courtisanes de la cour Baraviré, de la terre au ciel, Gilda d'une très fine classe, était souvent la cible de la dame à rhum. Elle se sauvegardait dans un courageux mutacisme. Les autres locataires ne pouvaient s'empêcher de provoquer leur propriétaire, ce qui incitait la dame du bar à débagouler sa rage de femme insatisfaite.

- Ha ! Sésa an té ka atann ! (C'est ce que j'attendais !) Et elle leur égrenait son chapelet d'injures :

- Gadé zòt, zò ka pléré mizè adan on boutchanm zò pa menm ka péyé mwen, on boutchanm plen timoun ka mò fen é sé dè kyou an mwen zò ka okipé zòt, makrèl, anfandèlapatri ki zò yé. Zò salopri, sésa zò yé. Salopri. Kouni a manman zòt ! (Regardez vous, vous pleurez la misère dans un bout de chambre que vous n´avez même pas les moyens de me payer, un bout-de-chambre rempli d´enfants et c´est de mon derrière que vous vous occupez. Fouineuse, enfants de la patrie que vous êtes. Des salopris, voilà ce que vous êtes ! Vagin de votre mère)

Pour Tante Gilda qui exprimait la belle parole, il était aussi bien de parler que de se taire à propos. La cour était imposée par son silence. Nulle avanie ne l´ébranlait. Aussitôt que le torrent d'invectives débordait, elle bloquait le déluge en ouvrant un livre en diligence.

- Je te parle et tu lis Gilda. Depuis quand sais-tu lire ? Couillonne que tu es, lançait Madame Baraviré.

Ce qu'elle ignorait c'est que notre dame Gilda lisait une Bible que sa demi-sœur adventiste Fifille lui avait offert :

- Lis ce livre Gigi. Il t'informera et te guidera. Il t'ouvrira les yeux et ensuite je te présenterai à mon temple, lui avait dit sa sœur en lui fourrant fermement le volume dans les mains.

- Dieu a voulu que je naisse déjà dans une religion Fifille. Je suis catholique, née catholique et je mourrai catholique. Pourquoi ta religion serait mieux que la mienne ? Qu'on se le dise. Celui qui veut me convertir me sous-estime. Comment peux-tu croire que Dieu t'aime plus que moi ? Je ne suis ni plus bête ni plus laide que toi Fifille. Si dieu t´aime, Dieu m´aime aussi. Je ne te demande pas de venir à l´église. Je t'ai déjà répété que personne ne me fera changer de religion. Je n'aime pas me compliquer la vie, elle l'est déjà suffisamment, mais il est toujours bon de lire la Bible. J'ai d'ailleurs bien besoin d'un livre à lire en ce moment. Merci beaucoup, avait constaté Gilda en acceptant le pieux présent.

Et pendant que Man Baraviré se lançait dans sa diatribe, elle s´asseyait sur son petit banc confectionné spécialement pour elle par le menuisier M. Cyrille et se cramponnait à un psaume choisi par hasardisation. La concentration de sa proie sur le psautier, ne désarmait pas la dame du bar. Elle passait derrière le comptoir, se lampait une bonne goulée de rhum sans se racler et revenait à l'assaut dans la cour.

- Vous croyez que c'est facile de retenir un homme qui n'est jamais là et de servir à boire à ces sacripants pleins de rhum qui ne racontent que des couillonnades dans le bar ? J'en ai assez d'eux et de vous tous. Vous êtes tous des enfants de garce. Voilà ce que vous êtes. Quant à toi Gilda, pour qui c'est que tu te prends ? Tu n'as pas d'homme. Au moins j'ai un homme. Un bel homme. Vous toutes ne savez que pondre des enfants sans père, mais c'est moi que vous mal-parlez. Allez chier !

Gilda qui devait en effet tous les jours s´occuper de son vieux papa qui commençait à ne dépendre que d´elle, s'échiner à tous ses petits travaux pour alimenter et envoyer sa ribambelle d´enfants à l'école, et en plus faire marcher le lolo, n'avait ni le temps, ni l'envie de contredire les outrages de Man Baraviré comme le faisait la cour.

- Sé palé twòp ki fè si krab pa ni tèt. (C'est trop parler qui occasionna au crabe son manque de tête.) Moi ! J'ai besoin de toute ma tête pour bien vieillir, était son affirmation.

Plongée dans sa littérature sainte, elle semblait être atteinte de surdi-mutité. Une après-midi que le concert reprit et qu´elle n´en pouvait plus, un dialogue intérieur prédominant sa lecture biblique la tança vertement d´agir. Mais que faire ?

Elle ferma sa Bible et pendant un moment se concentra sur son souffle et les battements de son cœur. Puis, elle s´appuya sur ses cuisses et se mit debout pour aller s'abriter de la pluie de grossièretés. Sous son abri, elle calcula en scrutant tous les coins et recoins de son esprit sans savoir ce qu´elle cherchait. Une bouteille vide à l'étiquette "Rhum Guadak" la tira de sa réflexion. Elle l´embrassa et l´emmena sous le robinet du bassin et la remplit d'eau fraîche. Puis, elle prit un pot vide de lait Nestlé condensé en fer-blanc démuni de son couvercle qui lui servait de timbale, couvrit la tête de la bouteille et alla les déposer sur les marches du bar qui donnaient sur la cour, et pour une fois, avant de s'asseoir sur son petit banc et se replonger dans sa lecture sacrée, elle formula deux-mots-quatre-paroles à Man Baraviré qui reprenait son souffle.

- Je ne sais pas te répondre. Nous ne parlons pas du tout la même langue, parce que je n´ai jamais eu la gueule de bois. Si tu crois que c´est à moi Gilda que tu donneras un lavement sans canule, tu as perdu d´avance. Et puisque qui perd gagne, voici ton prix ! Regarde bien ce que je t'offre en guise de calmant ! Une bouteille de rhum pleine d'eau et un pot parce que ma pauvre madame Baraviré, tu es dans un désert ingrat et c'est tout à fait normal que tu aies soif. Voici ton oasis !

Il était trois heures de l´après-midi. Man Baraviré qui était au premier étage à sa fenêtre, se désaltara de sa langue qu´elle avala glouc ! Emmurée par un maupiteux bâillon, elle s´écroula plaf ! Après cela, dans un effort reptilien, tel un fantassin dans une tranchée, elle rampa, atteignit le bas de son lit, se mit à quatre pattes, essaya de se redresser mais culbuta lourdement sur son matelas Epeda, le super luxe de l´époque, comme pour sa quotidienne purger-z-yeux (une sieste). Assommée, elle s´endormit jusqu´au chant du coq.

Pendant quelques jours, la dame du bar oublia de déblatérer. Seuls des cris d'enfants contrastaient le calme de la cour. Les dames au lieu de profiter du calme, se gorgeaient méchamment :

- Alors Gigi, tu as calmé la soif de Man Baraviré avec de l'eau ? Du coup nous n'entendons plus ses coups d'accordéon (ses injures). La cour est trop calme.
Tantante Gilda ahurie, redressa ses lunettes et vivement les interpella :

- Comment vous pouvez dire que la cour est trop calme ? Vous semblez prendre un malin plaisir à être humiliées par Man Baraviré mesdames. Vous vous nourrissez de sa souffrance. Quelles affaires et ça ? Ce n´est pas sain de votre part. Lè zò épi bonDyé, zò ka mandé dyab pwan zòt, apwésa zó ka pléré. (Quand vous êtes avec Dieu, vous priez au Diable de vous prendre ensuite vous vous plaignez.) Si vous ne changez pas de comportement, Man Baraviré ne changera pas d´attitude. Je préfère l'avoir mis à l'eau qu'au rhum. Boire trop de rhum est une maladie. Je ne saurais répondre à la malheureuse. Je suis aussi une femme. Ce n'est pas facile pour elle. Elle a des blesses. Elle souffre. Elle boit pour éteindre sa souffrance mais plus elle boit plus elle a mal. Le rhum a comme toutes choses, un bon et un mauvais côté. Je n'ai rien contre un petit alfreda (un petit verre de rhum sec). Si on le boit modérément, il vous réchauffe l'âme, si on le boit trop et mal, il vous indispose, fût son information.

Léontine, fille unique des Baraviré, à douze ans allait à l'école, servait au bar, lavait les verres, rangeait les bouteilles, nettoyait la salle, repassait, récurait le plancher et toute la cour, préparait à manger, approvisionnait le bar, souvent propretait et couchait sa mère lorsque celle-ci s'écroulait dans ses vapeurs de rhum et de vomi et prenait parfois le temps de se divertir avec les enfants de la cour. Un jeu particulièrement amusant était que toutes les filles se rassemblaient en se tenant les épaules serrées les unes contre les autres, alors que l'une d'elle tournait autour des autres cependant que tous chantaient en chœur : "Combien avez-vous de poules madame, combien avez-vous de poules.

J'en ai cinquante et une madame, j'en ai cinquante et une.

Voulez-vous m'en donner une madame, voulez-vous m'en donner une.

Et si je prends mon pistolet, mon patapouf, pouf !" On donnait une petite tape sur les fesses de celle qui était choisie. Celle-ci devait continuer le tour cependant que l'autre reprenait une place dans le groupe.

En enfant aveugle au danger, Damida et Léontine parfois se poursuivaient et sautaient sur des tôles ondulées, espacées, non clouées qui servaient de toit au parc de cochons deux étages en-dessous, sous les sarcasmes de la mère de sa camarade maintenant dirigés vers elles.

- Léontine et Damida ! Vous ne pouvez pas rester en place. Vous trouverez ce que vous cherchez en vous cassant la gueule petites maudites que vous êtes !

Les fillettes faisaient la sourde oreille et persistaient à bondir de tôle en tôle : biguidi-biguidi-pling-plang-biguidi-biguidi-pling-plang...

Et enfin la prédiction de madame Baraviré s'accomplit. Se prenant pour une hirondelle qui rase la terre en grands froufrous d'ailes avant un mauvais temps, Damida pris son envol, rata son atterrissage sur une tôle et échoua littéralement gyoup ! la tête la première dans la soue et s'étala dans la boue malaxée de verre-bouteilles concassées entre les cochons.

- Bravo ! Bravo ! Il y a longtemps que j'attendais ce moment, applaudit bruyamment la maman de Léontine de sa fenêtre, cependant que tout le petit monde inquiet cherchait à descendre récupérer Damida engluée dans la fange chez les truies, les verrats et les gorets qui ronchonnaient bruyamment en la chavirant de leurs groins. Le visage ensanglanté et piqué de tessons, du bourbier lui sortant par le nez, les oreilles, la bouche, Damida entendit la voix :

- Sésay ka rivé timoun ki pa ka kouté gran moun. Manfou a kyou a-w ti séléra ? (C'est ce qui arrive aux enfants qui n'obéissent pas aux adultes. C'est bien fait petite scélérate !)
Les locataires en chœur s'écrièrent :

- Madame ! Donnez une faveur à la petite !

Un bain dans le bassin, le corps frictionné au bay-rhum et la figure tailladée barbouillée de mercurochrome par sa Tantante Gilda bien épaulée par les dames, la remirent vite sur pied avant l'arrivée de sa mère, qui évidemment lui somma d'une interdiction de jouer dans la cour. Ce qu'elle fît... un court temps que ses blessures se cicatrisent.

Maxette Beaugendre-Olsson

Lisez la troisième partie : La Mort Créole et la Veillée Créole (prochainement)

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