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Entretien avec Bertene JUMINER en 1996 et notes sur ses deux premiers romans

Marie-Noëlle RECOQUE DESFONTAINES
Entretien avec Bertene JUMINER en 1996 et notes sur ses deux premiers romans

Bertène JUMINER  (1927-2003) m’avait  accordé, en 1996, l’entretien suivant. Il y revenait sur les raisons de son engagement politique et littéraire et répondait, par ailleurs, à ceux qui voulaient le cataloguer comme exclusivement guadeloupéen ou guyanais.

            

Marie-Noëlle RECOQUE : Bertène JUMINER, êtes-vous guyanais ou guadeloupéen ?

Bertene JUMINER : Quand on dit que je suis guyanais, je trouve ça idiot car je suis guyanais mais aussi guadeloupéen. Je suis né à Cayenne, ma mère était une Guadeloupéenne de Trois-Rivières qui était allée tenter sa chance en Guyane. Arrivée là-bas, elle a rencontré mon père, ils se sont mariés, je suis né. A cette époque, il y avait beaucoup de mortalité infantile. Mon père avait déjà été marié, il  avait eu une fille mordue par un serpent. Il a eu peur, il m’a confié à ma grand-mère en Guadeloupe. Je suis reparti en Guyane pour deux ou trois ans puis mes parents sont rentrés ici définitivement. J’ai fait mes classes primaires à l’école de Trois-Rivières, je suis allé au lycée Carnot à Pointe-à-Pitre puis en France faire des études universitaires avec une bourse. Je suis guyanais et guadeloupéen. René Maran, lui, est un vrai Guyanais mais il est né sur un bateau et il a été déclaré à Fort-de-France. On dit que c’est un Martiniquais - parce qu’il a eu le Prix Goncourt ? S’il avait été un voleur, on aurait dit qu’il était guyanais. Il faut être sérieux. Maran se reconnaissait guyanais. Moi, je suis à la fois Guadeloupéen et Guyanais et je suis très content.

 

Marie-Noëlle RECOQUE : Bertene JUMINER quel écrivain êtes-vous ?

Bertene JUMINER : Je suis un bien piètre amoureux de la littérature. Cela a toujours été comme ça. Si j’ai écrit, c’est pour témoigner car beaucoup de choses dans ma vie quotidienne de colonisé me traumatisaient terriblement et il fallait que je me défoule. C’était une littérature de défoulement. Je suis content d’avoir écrit mais s’il fallait recommencer aujourd’hui, je ne le ferais pas. Plus ça va, plus je suis écoeuré par le comportement de mes concitoyens parce que je vous le dis franchement, nous vivons dans le monde de l’Absurdie.

 

Marie-Noëlle RECOQUE : Quel regard portez-vous sur votre parcours de militant anticolonialiste ?

Bertene JUMINER : Au début, je pensais sincèrement apporter une contribution au mouvement de décolonisation. Je croyais qu’on jouait le jeu des deux côtés. En réalité, en face, on ne l’a pas joué parce que la relation qu’entretient la France avec les Antilles et la Guyane est fusionnelle. Vous savez, une reine d’Angleterre, à l’époque où les Français avaient réussi à reprendre Calais disait : « Si on m’ouvre le cœur, on va y trouver le nom de Calais ». Elle ne supportait pas l’idée de perdre Calais. En ce qui concerne la France, c’est pareil. Elle peut tout lâcher sauf la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe. Je ne sais pas si du côté des colonisés, on a joué le jeu. Aimé CESAIRE ne s’est pas caché pour le dire, il s’agissait pour lui de faire bénéficier nos pays des lois sociales. Quand vous avez une indépendance ou une souveraineté confisquée d’un côté et revendiquée du bout des lèvres de l’autre côté, vous êtes sûr que le combat ne peut pas être gagné.  D’autant plus que la revendication appelait la répression et la répression appelait la disparition de l’élite. Je vais vous raconter une anecdote. On disait au musicien Louis Armstrong : pourquoi ne défilez-vous pas dans la rue avec les gens de M.L.King, avec les Black Panthers ? Il répondait : ce n’est pas que je ne partage pas leurs idées, seulement avec ma trompette, je fais des choses extraordinaires et sans elle, je n’aurais aucune efficacité. Si demain, je défile, les forces de répression vont me casser la figure et les lèvres et il n’y aura plus de trompette, plus de Louis Amstrong, plus de message qu’en tant que musicien, je peux faire passer. Pour nous, Antillais et Guyanais le combat était perdu d’avance.

 

Marie-Noëlle RECOQUE : Dans quel contexte est né ce  combat ?

Bertène JUMINER : Il fallait que cela change, le mouvement de décolonisation était planétaire. Frantz FANON me disait : « Sénégalé endépandan, Ginéyen endépandan, é nou ? Nou sé chyen, alò ? » Il y a d’abord eu un mouvement de  prise en main de nos revendications par référence à celles d’autres pays colonisés. La France mettait dans le même sac toutes ses colonies. Les colonisés ont estimé qu’ils devaient tous être pris en compte mais la France n’a pas joué le jeu. Elle a provoqué des millions de morts en Indochine, en Algérie, à Madagascar. Quand la Guinée, par referendum, a demandé son indépendance, la France l’a brimée. Quand Sékou Touré a gagné face à De Gaulle, dés le lendemain, tous les bureaux étaient vides, les Français sont partis et il ne restait personne pour accomplir la moindre tâche administrative. Sont arrivés des Cubains, des Haïtiens, des Russes, des coopérants à la sauvette. La France a lâché l’Afrique avec une certaine lâcheté. Quand les travaux d’experts ont montré que la décolonisation en Afrique entraînait des charges très lourdes sur le plan politique, économique, et en matière de formation des hommes, la France a lâché prise. Elle a été malhonnête avec ces peuples. Nous avons été choqués, il fallait, pensions-nous, aider les Africains et leur éviter la catastrophe intégrale. J’ai demandé à travailler dans la coopération, il y avait trois postes, un à Abidjan, un à Alger, un en Iran. J’étais le seul nègre reçu à l’agrégation de médecine, c’est moi, qu’on a envoyé en Iran. Les colonisateurs, plus tard, m’ont promu Recteur d’Académie. J’étais comme une pointe avancée de ce qu’on pouvait faire, je montrais que nous pouvions effectuer du bon travail, être responsables, sans pour autant trahir la cause, mais je garde la tête froide.

 

Marie-Noëlle RECOQUE : Etes-vous toujours partisan de l’indépendance ?

Bertene JUMINER : Je suis partisan de l’indépendance, tout le monde le sait mais pour moi, il faut, à la fois vouloir la souveraineté et à la fois respecter celui d’en face. Ce n’est pas facile du tout, du tout. Mais l’expérience de la décentralisation n’a rien donné. Les Antillais demandent tout et le contraire de tout. C’est grave, aberrant. Aujourd’hui, je serais partisan d’un modus vivendi.

 

 Propos recueillis en 1996, à Trois-Rivières, par Marie-Noëlle RECOQUE

 

 

               (Re)lire l’œuvre de Bertène JUMINER

 

 

Bertene JUMINER, agrégé de médecine, universitaire, haut fonctionnaire, a été Recteur de l’Académie des Antilles et de la Guyane de 1982  à 1987. Il a aussi écrit cinq romans, tous publiés aux éditions PRESENCE AFRICAINE : Les bâtards (1961) préfacé par Aimé CESAIRE, Au seuil d’un nouveau cri (1963), La revanche de Bozambo (1968), Les héritiers de la presqu’île (1979) et La fraction de seconde (1990).

 

« Les Bâtards » (Présence Africaine, 1961) : Dans la préface Aimé CESAIRE nous annonce qu’il s’agit de « l’histoire des espoirs et des déceptions qui accompagnent un retour au pays natal après des études faites en France ». L’auteur y dresse l’inventaire des problèmes de conscience auxquels se heurtaient dans les années 60, les étudiants guyanais désireux de lutter contre la situation coloniale sévissant dans leur pays. A savoir : comment adhérer à des modes de pensée européens sans se renier ? Comment apprécier l’amitié ou l’amour des Blancs tout en conservant son identité ? Comment en tant qu’intellectuel, ne pas perdre le contact avec son peuple ? Nous sommes témoins des désappointements subis par Chambord, l’un des héros, jeune médecin rentré au pays. Suspect aux yeux des siens, bafoué par de médiocres petits chefs coloniaux, ce Guyanais de bonne volonté sera très vite réduit à l’impuissance et contraint de partir. Bertène JUMINER laisse alors le lecteur sur l’impression négative que  les Guyanais seraient condamnés à demeurer des êtres hybrides, ni Africains, ni Européens, ni Guyanais (car dominés) en un mot des « bâtards ». Mais quand même Chambord promet de revenir.

 

 « Au seuil d’un nouveau cri » (Présence Africaine, 1963). Au XIXe siècle, l’esclave Modestin fait partie d’une bande de nègres-marrons bien décidés à se venger des colons blancs. Pour Sonson, le chef des rebelles, la couleur de peau signifie sans équivoque le camp auquel on appartient. Pour lui tout blanc est un ennemi à abattre. Modestin est lui aussi habité par une haine implacable qui le pousse à la violence, au crime, mais cette haine n’est pas aveugle et il refusera de livrer aux siens le blanc abolitionniste avec lequel il a sympathisé. Ses scrupules passeront pour une trahison. Au cri poussé par Modestin  l‘esclave révolté, répond en écho, un siècle plus tard celui de Modestin, l’intellectuel antillais vivant en France à l’heure de la Guerre d’Algérie. Dans cette seconde partie du roman, l’auteur développe, entre autres, la problématique du couple dit mixte dans le contexte colonial. Son personnage refuse d’agir sans discernement. Bertène JUMINER, partisan déclaré de l’indépendance de la Guadeloupe, s’attachait, semble-t-il, en dépit des contradictions dans lesquelles il se trouvait sans doute empêtré, à préserver  les rapports humains individuels au-delà des contentieux raciaux et historiques.

 

Marie-Noëlle RECOQUE  DESFONTAINES

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