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Entretien avec Maryse Condé A l’occasion de la parution de son dernier roman, La Vie sans fards

Marie Poinsot et Nicolas Treiber
Entretien avec Maryse Condé A l’occasion de la parution de son dernier roman, La Vie sans fards

Hommes & Migrations : Dans La Vie sans fards, vous évoquez vos nombreux voyages en Afrique. À quoi ces voyages renvoient-ils ? Auprès des populations de la Caraïbe, le moment où les pays africains se dégagent de l’emprise coloniale a-t-il suscité un réveil identitaire ?

Maryse Condé : Au départ, il ne s’agissait pas du tout d’une quête identitaire, ni du sentiment de revenir en Afrique en tant que pays d’origine. À l’époque, j’avais lu Aimé Césaire, mais il restait pour moi un poète. J’admirais et j’aimais sa parole poétique, mais elle ne désignait pas pour moi un mode de vie qu’il aurait fallu suivre. J’aurais peut-être moins pensé à l’Afrique, s’il n’y avait pas eu ce drame personnel, dont je parle dans mon roman, avec cet Haïtien qui deviendra une grande figure de la résistance politique haïtienne. Ces événements personnels m’ont précipitée vers une prise de position qui était celle de fuir la France et les Antilles, afin de retourner vers l’Afrique, que je voyais comme un refuge à mes problèmes personnels, mais aussi comme une terre où il était possible pour moi de travailler, de retrouver une liberté, de favoriser une renaissance. Ces deux aspects se sont mêlés. Si j’affirmais que cela a représenté uniquement une quête identitaire, cela reviendrait à embellir le réel. Ce retour à l’Afrique en est effectivement devenu une, mais il a d’abord fallu un coup de semonce personnel pour y arriver. Dans la vie, les choses ne sont jamais simples, elles sont toujours le fruit d’un mélange d’influences différentes.

H&M : Lorsque vous avez décidé de partir, quelle était l’image que vous aviez de l’Afrique, depuis Paris ?

M. C. : Lorsque j’étais enfant, ou adolescente, mes parents ne m’avaient jamais parlé de l’Afrique. Lorsque je suis arrivée à Paris, j’ai retrouvé ma sœur, mariée à un médecin guinéen, autour de qui beaucoup de jeunes se réunissaient, pour parler du continent. Je me rappelle notamment l’un d’entre eux, Camille Adam, qui disait que dans vingt-cinq ans, l’Afrique serait indépendante. Nous savions que les choses allaient bouger, évoluer, mais nous n’imaginions pas que cela se ferait aussi vite. Il s’agissait d’un rêve assez lointain. La véritable prise de conscience n’est arrivée que plus tard, lorsque j’ai mis un pied, d’abord en Côte d’Ivoire, puis en Guinée, au Ghana et au Sénégal. Depuis Paris, l’image était floue. Rappelez- vous que ce n’est qu’en 1956, qu’a été promulguée la loi-cadre, dite loi Defferre : pour nous, il était encore tôt pour penser à une Afrique indépendante.

H&M : Dans le cadre des mouvements intellectuels africains à Paris, avez-vous été associée à des échanges actifs afin de participer aux changements qui allaient survenir sur le continent ?

M. C. : Oui, mais cela restait toujours à un niveau assez informel. Nous nous réunissions une fois par mois au foyer des étudiants africains du boulevard Poniatowski : nous parlions de l’Afrique, des pays du continent, de ses problèmes, de l’avenir de la société. Toutefois, il s’agissait de jeunes qui ne pensaient pas qu’ils seraient eux-mêmes les acteurs de ces changements. Nous projetions cela dans l’avenir, lorsque nous serions plus forts et formés, nous nous sentions trop jeunes et trop faibles pour envisager de porter un changement.

H&M : Dans votre livre, vous évoquez les relations entre Antillais et Africains, et aussi entre Afro-Américains et Antillais. Vous dites que les Antillais étaient considérés comme des aliénés par les Africains, qui les jugeaient à la fois trop mâtinés de culture occidentale et trop arrogants. Vous évoquez aussi les recrutements très importants d’Antillais, censés combler le vide laissé en Afrique par le départ de la population coloniale, des fonctionnaires notamment.

M. C. : Les Antillais sont allés en Afrique pour des raisons diverses. À l’époque, le chômage sévissait depuis très longtemps aux Antilles. Sans travail, la population est donc heureuse de voir l’ouverture de ces postes, de ces opportunités en Afrique. Les Antillais ne se rendaient pas toujours sur le continent avec l’envie d’aider la population locale. Ceux qui ont vraiment eu envie d’aider sont allés dans des pays comme la Guinée, où il y avait une révolution en cours, mais ceux qui sont partis au Bénin, au Dahomey, en Côte d’Ivoire avaient d’abord envie de gagner leur vie. Ils ont été recrutés pour pallier l’exode des enseignants et des fonctionnaires français d’une part, et pour répondre à la création parallèle d’écoles, de lycées et d’universités dans les pays nouvellement indépendants d’autre part. La fuite des cerveaux européens a suscité une nouvelle demande de cadres dans les pays indépendants. Les Antillais sont donc arrivés dans ce contexte, sans trop savoir ce qui les attendait, n’ayant pas d’idées précises sur l’Afrique, en pensant en revanche que les Africains leur étaient inférieurs. Sur la base de ce qu’ils avaient entendu pendant des siècles, ils se disaient que les Africains n’étaient pas aussi instruits qu’eux. Ils croyaient importer une civilisation, et notamment la civilisation française. Sans le savoir, ils devenaient des agents d’une forme de néo-colonialisme.

En revanche, dans des pays comme la Guinée, les Antillais qui s’y rendent sont marxistes, communistes, ils veulent lutter contre l’oppression coloniale. En fonction de la situation de chaque pays, le malentendu entre Africains et Antillais s’installe. Ces derniers s’attendent à être reçus comme des grands frères, ils sont donc étonnés de l’accueil qui leur est réservé. Personnellement, j’ai découvert à cette époque que les Antillais étaient assimilés aux Français, à des colons, voire pire, comme ceux chargés de faire le sale travail des colons. Je n’avais jamais pensé que cela pouvait arriver. J’avais dans ma tête des images brillantes, telle celle de René Maran, sans percevoir qu’il s’agissait là d’une exception. Or la majorité des Antillais étaient venus en Afrique pour travailler avec et pour les Français, et il était normal que les Africains aient de nous une image assez négative, compte tenu de notre ignorance du contexte, de la langue, etc. Il y avait évidemment peu de chances pour que l’on soit accepté à bras ouverts.

H&M : Ces Antillais sont-ils restés longtemps, malgré ces difficultés ?

M. C. : Oui, ils sont restés assez longtemps, il y en avait par exemple encore beaucoup vers 1968, lorsque je me suis rendue au Sénégal. Là, les “petits Blancs” étaient à la fois des Français et des Antillais. Ces derniers sont restés une bonne dizaine d’années et sont partis lorsqu’ils ont senti qu’ils n’avaient plus rien à faire, lorsqu’ils ont compris que les connaissances qu’ils apportaient n’étaient pas celles dont le continent avait besoin. Par exemple, tous les pays indépendants menaient des réformes dans l’éducation, que les Antillais n’étaient pas capables de porter pour diverses raisons. Ainsi, les Antillais sont partis au fur et à mesure et il en reste peu aujourd’hui en Afrique.

H&M : Peu d’écrivains ou d’intellectuels ont évoqué ces tensions entre Antillais, Afro-Américains et Africains. On peut se demander si ces scissions sont les mêmes que celles que l’on retrouve aujourd’hui dans les banlieues françaises, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, entre les populations afro-américaines ou antillaises et les jeunes Africains diplômés qui s’y rendent pour faire des études et intégrer l’élite.

M. C. : Dans chaque contexte national, le problème est différent. Dans certains cas, on préfère employer un Africain, plutôt qu’un Afro-Américain : si ce dernier en veut à la personne africaine, ce n’est pas pour des raisons ethniques, mais parce qu’il voit que l’autre est utilisé contre lui. Par exemple, dans mon cas, je ne suis pas certaine que la place que j’ai obtenue au département de français de l’université de Columbia, et la liberté conséquente que j’aie eue, auraient été accordées à un Afro-Américain.

On a beau répondre que Barack Obama est président des États-Unis d’Amérique, un antagonisme, voire une méfiance – je n’ose pas parler de haine, mais en tout cas il s’agit d’un non-amour – demeure à l’égard des Afro-Américains qui empêche une fraternité totale.

H&M : Finalement, dans cette représentation de l’autre – qu’il soit africain, afro-américain ou antillais – on lui reproche toujours d’avoir une relation d’aliénation avec la puissance dominante, c’est-à-dire la société blanche ?

M. C. : Je ne suis pas certaine que le mot d’aliénation soit celui qui convient. A cause de la différence, de l’altérité, chacun d’entre nous croit que l’autre lui est toujours préféré. Un Américain craint moins les Antillais ou les Africains, car il ne les voit pas comme un danger, dans le sens où, à la différence d’un Afro-Américain, ils ne revendiquent pas les mêmes choses qu’eux. Le mot “aliénation” me paraît néanmoins discutable, mais je n’ai pas d’alternative valable à proposer.

Lorsque j’enseignais en Virginie, je m’apercevais que mes collègues afro-américains me recevaient avec une certaine froideur, parce que je n’étais pas du sérail. J’étais une étrangère, une francophone, que l’on avait préférée à un natif. Or un natif aurait pu arriver avec un certain nombre de revendications que moi, fatalement, je n’avais pas.

H&M : Le bagage culturel est-il différent, tout comme le vécu des problématiques identitaires ?

M. C. : Personnellement, j’admire Martin Luther King, mais le rapport que j’ai à ses paroles, à son rôle, est plus idéalisé que celui d’un Afro-Américain. King a concrètement bataillé pour que la condition de cette population change.

Pour moi, il représente le rêve idéal de “I have a dream”, tandis que, pour un Afro-Américain, il y a quelque chose de plus concret : il est l’homme de la marche à Washington.

H&M : Est-ce une manière pour vous, en tant que romancière, de rester à distance d’un combat politique qui vous a conduit à préférer Franz Fanon à Aimé Césaire ?

M. C. : C’est en Guinée que j’ai lu Franz Fanon, et que je me suis rendu compte que tout ce qu’il disait était la vérité. Or j’avais mal perçu cette vérité, qui m’obligeait en revanche à changer. Avec Césaire, on pouvait continuer à rêver, tandis que, avec Franz Fanon, il fallait se positionner sur un chemin de prise de conscience et de lutte. Le rapport avec ces deux modèles n’était pas le même.

H&M : Qu’en est-il pour vous de la perception de la figure du nègre et de la négritude chère à Aimé Césaire ? Comment passer à autre chose ?

M. C. : Avec la pensée de Franz Fanon, on passe à une étape différente, en interrogeant le concept de “nègre” Or, ce mot n’existe pas chez Franz Fanon : chaque groupe a une origine, une histoire, une expérience particulière, et c’est purement raciste de croire que des individus sont pareils simplement parce qu’ils ont la même couleur de peau. Ils sont tous différents. Fanon va encore plus loin dans le raisonnement. Selon lui, tant que nous croirons que nous sommes tous pareils, nous ne pourrons pas nous libérer, ou même affronter l’autre : cela arrivera lorsque nous comprendrons que nous sommes différents, avec des problématiques identitaires propres.

H&M : La peau ne fait donc pas communauté ?

M. C. : Est-ce qu’un Français est pareil à un Norvégien, parce qu’ils sont tous les deux blancs ? Non. Alors pourquoi un Noir d’Afrique du Sud serait pareil à un Antillais de la Jamaïque, simplement parce qu’ils ont la même couleur de peau ? Les sociétés européennes et américaines sont en train de comprendre que l’Afrique ne veut rien dire, mais qu’il existe plutôt des pays africains, avec des histoires différentes.

Même l’espace du Maghreb ne peut plus être appréhendé de façon unitaire : il faut voir par exemple comment les choses se passent en Tunisie, en Algérie, comment elles ne se passent pas au Maroc. Un sentiment de diversité est en train de faire son chemin, même si c’est très lentement. Je suis optimiste, et je crois que nous allons vers une sorte de compréhension du monde tel qu’il est, dans sa diversité.

H&M : Dans votre livre, vous racontez comment vous vous êtes baladée sur le continent africain, et vous évoquez avec une extrême pudeur les événements politiques qui s’y sont passés, certaines personnalités que vous avez été amenée à rencontrer. Y a-t-il une volonté d’inscrire l’écriture en dehors du champ idéologique et politique ?

M. C. : L’écrivain ne peut rien. Je crois que la littérature n’est pas le lieu privilégié de l’engagement. On peut écrire pour témoigner, pour se libérer d’une angoisse que l’on a portée et montrer que l’on est arrivé à la dominer, mais la littérature n’est pas un médium de combat.

Je pense que les gens qui parlent d’une littérature de combat mythifient un peu les choses. En réalité, peu de gens nous lisent. Par exemple, lorsque je suis arrivée à Dakar, et que j’ai parlé de René Maran avec un médecin antillais assez cultivé, je me suis aperçue qu’il venait d’entendre ce nom pour la première fois. Finalement, la littérature se limite aux personnes qui prennent du plaisir à lire. Il faut que le milieu auquel vous appartenez s’y intéresse, qu’on vous forme à l’écriture. Il n’y a pas de paramètre, ma littérature n’est pas un acte très important. Ceux qui me lisent, évidemment, en éprouvent du plaisir, mais combien de personnes me lisent ?

La littérature est quelque chose d’important pour moi, mais j’ai plus de réserves par rapport aux effets que les livres produisent.

H&M : Qu’en est-il du rapport de la littérature à l’histoire très contemporaine ? Comment se noue-t-il ?

M. C. : Ce rapport est très étroit. Je crois qu’un écrivain qui ne connaît pas, ne comprends pas l’histoire dans laquelle il vit et dans laquelle ses parents et ses ancêtres ont vécu, n’est pas un bon écrivain. Pour moi, littérature et histoire ne se dissocient pas. L’écrivain est aussi le témoin d’une histoire, parfois avec des lunettes qui ne sont pas celles d’autres disciplines. Comme il n’est pas sollicité par les médias, il a le temps de réfléchir. Je sais que ce que j’écris sur l’Afrique ne changera pas l’Afrique. Je ne m’attends pas à ce que des Africains prennent mes livres en se disant ensuite que j’ai raison. Le côté gratuit de la littérature renforce son originalité et son caractère de totale indépendance. Un écrivain se sent d’écrire, de dire ce qu’il souhaite et ce qu’il pense, car il sait que tout le monde s’en moque !

H&M : La figure de l’écrivain engagé est une sorte de mystification pour vous ?

M. C. : Je n’ai jamais eu l’impression que l’écriture me conférait quelque pouvoir que ce soit. J’écris depuis des années, un peu toujours la même chose. On connaît mon nom, et en général on se moque bien de mes idées. Le côté inutile de l’écrivain, qui bavarde et glapit dans son coin, lui permet de parler plus fort, et avec plus de liberté. S’il savait que sa parole engageait des changements, il agirait peut-être autrement, il ferait plus attention à ce qu’il dit.

H&M : Dans votre cas, il semble pourtant que vous êtes un passeur entre différentes cultures et différents mondes littéraires. Vous avez tout de même navigué entre trois pôles : les pôles africain, antillais et français, et américain.

M. C. : Oui, mais cela résulte de mon parcours personnel : au départ j’ai été une “césairienne”, avant de devenir une “fanonienne” qui veut toujours voir et toucher du doigt comment, en réalité, la couleur de la peau est quelque chose de vain. Je veux mesurer comment, en tant qu’Antillaise, je suis perçue en Afrique ou aux États-Unis… Je veux voir aussi comment je n’arrive pas à me servir de la couleur de ma peau comme d’un élément qui me permettrait de lutter. En fait, la couleur cache la véritable nature des êtres humains, leur vérité : il faudrait un monde où les êtres humains pourraient apparaître sans le vernis de la couleur.

H&M : Il faudrait donc déconstruire les mentalités qui représentent l’humain à travers la couleur de la peau. Si l’on arrivait à cela, où vous sentiriez–vous le plus en concordance avec un environnement ?

M. C. : Il ne faut pas chercher le lieu où l’on se sent spécialement en confiance. En Guadeloupe, les Guadeloupéens ne me considèrent pas comme une vraie Guadeloupéenne. Mais c’est quoi un “vrai Guadeloupéen” ? Pour eux, il s’agit de quelqu'un qui parle créole, qui aime le calalou. Pour moi, être guadeloupéen signifie avoir un rapport profond et intime avec la Guadeloupe. C’est quelque chose qui n’est pas toujours facile à définir, mais qui est toujours là. À chaque fois que je me rends en Guadeloupe, je sens et je sais que je suis chez moi. Les Guadeloupéens ne savent pas cela, ils se disent que Maryse Condé n’est pas guadeloupéenne, et ils ont peut-être raison. Nous voyons les choses de façon différente. Mais le fait que je sois guadeloupéenne, c’est quelque chose que j’emporte avec moi, qui me caractérise partout où je vais. Je suis guadeloupéenne à ma manière, ce que les Guadeloupéens n’acceptent pas. Ils se demandent pourquoi une personne qui a vécu tant d’années en Afrique et tant d’années aux États-Unis, et qui a finalement peu vécu aux Antilles, ne se définit que comme guadeloupéenne. Je n’ai pas de réponse à cette question, il s’agit d’un mystère important et essentiel, que je subis, que j’admire et que je ne peux pas bien expliquer.

H&M : Vous êtes bilingue. Quel est votre rapport à la langue ? Y a-t-il une langue que vous habitez plus que l’autre ?

M. C. : J’habite ma langue, la langue de Maryse Condé. Une langue qui s’appelle français, mais qui est la mienne. Mes ancêtres l’ont volée il y a quelques générations, car on leur défendait de parler cette langue sous peine de lourdes punitions. Malgré cela, ils l’ont apprise, me l’ont transmise et, maintenant, j’en fais ce que je veux. Je n’écris pas en français, je n’écris pas en créole, j’écris dans une langue à moi, où il y a des éléments de français, de créole, de langues africaines, et peut-être d’anglais.

H&M : Vous considérez donc, comme Kateb Yacine, que la langue de l’écrivain est un “butin de guerre” ?

M. C. : Je crois que oui, c’est une belle expression. Maintenant, je ne me bats plus, mais mes ancêtres se sont battus pour moi, il y a un siècle ou deux. Maintenant, j’ai le loisir de dire que je fais ce que je veux de cette langue, mais c’est le fruit d’une longue lutte, qui se savoure aujourd’hui dans une sorte de paix, de calme et de richesse.

H&M : Dans La Vie sans fards, vous décrivez les errements qui vous ont conduite à une vie d’écrivain, à un positionnement apaisé. Pourquoi avez-vous choisi de parler des errements de votre histoire, dans le cadre d’une histoire globale ?

M. C. : Je n’ai pas de réponse valable, si ce n’est que j’ai eu envie de le faire. Récemment, je suis allée en Belgique, à la table de libraires belges. Les femmes dans l’audience me connaissaient, et pourtant aucune d’entre elles ne m’avait lue. J’ai conclu que l’image qu’elles avaient de moi n’était pas attirante, car elle était trop univoque. Elles croyaient que j’étais une écrivaine sans nuances, une femme qui soutenait des grandes causes, mais qui n’était pas humaine. J’ai eu envie de changer cette image, de dire que, pour en arriver là, à ce que je suis maintenant, il m’a fallu galérer pendant quarante-deux ans, il m’a fallu aller vers les gens, revenir sans les avoir rencontrés, aller vers d’autres gens, les rencontrer et découvrir des choses inconnues, inhabituelles… Je crois que j’étais un peu lasse de penser que tout ce qui était Maryse Condé avait toujours été là. Non, cela est venu après de longues épreuves, un long cheminement et une longue conquête de soi. J’ai eu envie de raconter tout cela.

H&M : Votre livre peut-il servir une forme de féminisme, en redéfinissant la place de la femme, notamment dans les sociétés africaines ? Entre la France et les pays africains, l’histoire du féminisme n’est pas la même…

M. C. : Je crois que cela peut servir à montrer qu’il y a des époques révolues. Dans les années 1950, la femme ne comptait pas, elle devait se battre pour exister. Il n’était pas question de s’imposer, mais juste de s’exprimer et d’être entendue. Lorsque je suis arrivée au Ghana, j’étais patronnée par un homme qui, deux jours après, a changé d’avis et dit qu’il ne me connaissait pas. On a voulu m’expulser. Cette leçon peut encore servir.

Le problème principal des femmes est que, trop souvent, elles n’ont pas confiance en elles. Elles pensent qu’elles sont là pour nourrir leur mari, faire l’amour avec lui, baigner les enfants, leur raconter des histoires, mais elles ne pensent pas qu’elles ont quelque chose à dire. Or il faudrait que toutes les femmes se rendent compte qu’elles ont en elles des tas d’histoires à raconter, il faut qu’elles s’y mettent un jour. Une femme qui fait la cuisine doit considérer qu’elle n’accomplit pas une tâche mineure : la cuisine est un lieu de créativité. Les femmes doivent apprendre à se valoriser tout le temps.

Ce livre parle des années 1950 et je crois que, depuis, les femmes sont allées de l’avant. Elles sont plus sûres d’elles, plus ouvertes à certaines paroles, à certains discours. Il ne faut pas oublier que je viens d’un milieu très protégé, où tout ce qu’on me demandait de faire était de répéter, et non d’innover pour être moi-même. Je crois que j’aurais pu rester tout le temps dans cette situation, si je n’avais pas eu un début raté en amour. Le côté positif de ce ratage amoureux m’a catapultée ailleurs, un ailleurs où j’ai essayé d’être moi-même, de trouver d’autres valeurs, d’autres formes d’expression, d’autres raisons de vivre. Autrement, je crois que j’aurais été une brave petite bourgeoise, bien contente de son mode de vie.

H&M : Ainsi, le malheur vous a fait prendre conscience que vous ne vouliez pas offrir l’image de la victime, de la fille-mère. Y a-t-il une sorte de rage, de capacité à rebondir après un effondrement ?

M. C. : Oui, je ne voulais pas être une victime, cela est dans ma nature. Je suis malade maintenant, mais je ne veux pas m’apitoyer sur mon sort. Je veux, malgré cela, vivre et imposer une forme de vie aux gens. Ma nature n’est pas aisément réduite au silence.

H&M : Lorsque vous enseigniez la littérature à vos étudiants de Columbia, vous leur expliquiez qu’il ne faut pas forcément distinguer le narrateur et l’auteur. Pourtant, cela vous a joué des tours lors de la publication de votre premier ouvrage, car les gens entendaient trop votre parole derrière le personnage de Veronica. Comment comprenez-vous cette mauvaise réception ?

M. C. : Le fondement de l’enseignement de la littérature est d’apprendre aux étudiants qu’il y a un narrateur, un auteur, un personnage principal. C’est ce qu’on présente comme la règle de base. Or, en réalité, cela n’est pas tellement vrai : un seul être peut être à la fois narrateur, auteur et personnage principal. Il y a fatalement des échanges, des similitudes, des ressemblances, mais, en même temps, il faut savoir où s’arrêter.

Si les lecteurs pensent que Veronica Mercier était Maryse Condé, c’est absurde ; on voit bien, en regardant la vie que j’ai menée en Afrique, que je ne suis (je n’étais) pas cette Veronica. Je crois que la connaissance littéraire doit être tempérée par la connaissance biographique, ce qui, malheureusement n’est pas assez fait.

H&M : Cette parole sans fards, caustique, on la trouve dès votre premier ouvrage, dans lequel vous montrez cette volonté d’assumer vos faiblesses, de les dire.

M. C. : C’est normal, car il s’agit de la même femme, Maryse Condé, qui est l’auteur de tous ces livres. Un auteur écrit toujours le même livre, dit toujours les mêmes choses ; on fait cela de façon différente, dans des cadres différents, mais, finalement, on parle un peu toujours du même sujet. Le parti pris littéraire est excellent, mais il faut le tempérer avec un peu de connaissance biographique, historique ; ce que les lecteurs ne font pas, ou très rarement. Or la littérature est plurielle, elle doit donc s’aborder avec des éléments pluriels, et non pas de façon univoque.

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