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ÉTIENNE KLEIN : « LE GRAND MYSTERE, C'EST LA QUESTION DU MOTEUR DU TEMPS »

Vincent Lucchese
ÉTIENNE KLEIN : « LE GRAND MYSTERE, C'EST LA QUESTION DU MOTEUR DU TEMPS »

Pour définir ce que sont le temps, le vide, la causalité, la matière ou le réel, la philosophie et la physique ne sont pas trop de deux. Étienne Klein cite donc les maîtres des deux disciplines dans son dernier ouvrage, pour explorer ces problèmes métaphysiques. Nous lui avons posé quelques questions supplémentaires, sur la science et le progrès, l’élégance des équations et l’existence (ou pas) du temps.

Le passé existe-t-il quelque part ? De quoi le vide est-il plein ? Le monde fait-il bloc avec lui-même ? Voilà le genre de questions que pose Étienne Klein dans son dernier ouvrage, Matière à contredire, qui paraît le 7 février aux Éditions de l’Observatoire. Un « essai de philo-physique » qui fait le pari de convoquer à la fois les philosophes et les théories de la physique fondamentale pour nourrir ces réflexions.

« La physique et la philosophie ont en commun une même visée : augmenter et perfectionner, chacune à sa façon, la “connaissance” », écrit le philosophe des sciences et directeur de recherche au CEA. Or certaines des grandes avancées ou découvertes scientifiques ont remis radicalement en cause ces connaissances et notre vision du monde. Pour ne pas laisser disparaître « une ambition de l’esprit fort précieuse, celle qui vise à l’unité de la pensée et du savoir », l’auteur appelle au renouvellement d’un dialogue entre les deux disciplines.

D'Aristote au boson de Higgs

En guise d’exemple, Étienne Klein offre une balade intellectuelle entre Aristote, Kant, la relativité générale d’Einstein, le boson de Higgs ou la non-séparabilité quantique. Un ouvrage vulgarisé et passionnant, qui se lit comme une invitation à explorer plus avant les questions abyssales de la physique, lorsqu’elle rejoint la métaphysique, et la philosophie.

Nous avons profité de l’occasion pour poser quelques questions à Étienne Klein, sur les difficultés à diffuser la culture scientifique à l’heure des fake news, et à mettre des mots sur les équations. Et puis, la vocation d’Usbek & Rica étant d’explorer le futur, nous nous sommes confrontés à cette question essentielle : le futur existe-t-il déjà dans l’avenir ?

Étienne Klein, philosophe des sciences, directeur de recherche au CEA et auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique. (crédit : Étienne Klein)

Usbek & Rica : Le très médiatique physicien Stephen Hawking affirme que « la philosophie est morte, faute d’avoir réussi à suivre les développements de la science moderne, en particulier la physique » [Y a-t-il un grand architecte dans l'univers ?, Odile Jacob, 2011]. Votre dernier ouvrage prend le contre-pied de cette déclaration. Il est important d’établir des ponts entre les deux disciplines ?

Étienne Klein : Je ne suis pas pour qu’il y ait des ponts, il y a une séparation légitime entre les deux disciplines. Mais la thèse du livre c’est qu’il y a un petit nombre de questions pour lesquelles la philosophie ne devrait pas simplement consister à commenter des oeuvres déjà écrites, mais devrait au contraire tenir compte des apports positifs apportés par les sciences et notamment la physique. Sinon, la philosophie risque de s’enfermer dans sa propre réthorique.

Une partie du problème vient du fait qu’il y a des craintes mutuelles. Les physiciens ont peur que les philosophes enrubannent leurs discours dans des trucs incompréhensibles, et certains philosophes ont peur d’être colonisés. Je pense qu’on peut désamorcer ces craintes mutuelles et entamer un dialogue, qui réamorce de la dynamique de pensée.


Encore faut-il se comprendre pour dialoguer. Un des problèmes de la science n’est-il pas qu’elle est devenue inaccessible aux profanes de par sa complexité ?

C’est un problème pour les physiciens eux-mêmes. La physique s’est séparée en sous-disciplines multiples extrêmement spécialisées. Personne n’a une vision à peu près panoramique. Donc si on veut amorcer cette discussion, il n’y a pas d’autre solution que celle que préconise Erwin Schrödinger dans la phrase que j’ai mise en épigraphe, qui est de faire un effort, imparfait, de tentative de synthèse des connaissances. Elle peut être corrigée par d’autres si on se trompe, mais il me semble que quand on a vraiment travaillé certaines questions, on est capable de transmettre l’essentiel sans aller dans la technicité.

Je pense que si on n’accomplit pas ce geste, on va vers une sorte de catastrophe. C’est-à-dire vers une séparation des discours. Et on abandonne l’idée même qu’il y ait une pensée. Je ne me résous pas à ça, même si je sais qu’on pourra toujours critiquer cette façon de faire. En hommage à mon maître que fut Bernard d’Espagnat, j’essaye.

« Les connaissances sont faites pour alimenter des discussions, alimenter des relations humaines, provoquer des controverses, des jaillissements d’idées »

Mais peut-on vraiment traduire la science sans la trahir ?

Elle ne peut en effet pas être dite d’emblée dans le langage commun puisqu’elle le contredit. Comment peut-on dire les connaissances avec un langage qui ne les dit pas ? C’est un travail critique du langage qui m’intéresse, travailler la langue pour arriver à lui faire dire des choses qu’elle ne dit pas spontanément, en créant ce que Deleuze appelait une langue étrangère au sein de la langue.

Mais que se produirait-il si on ne faisait plus ce travail qu’on pourrait appeler de « vernacularisation de la physique », qui n’est pas la même chose que sa vulgarisation ? Est-ce qu’on va confier à des logiciels intelligents ou à des machines la gestion des connaissances ? Moi ça ne m’excite pas… Je pense que les connaissances sont faites pour alimenter des discussions, alimenter des relations humaines, provoquer des controverses, des jaillissements d’idées. Et ça ne doit pas être abandonné, pour ces raisons.

« L’univers serait créé par la gravité ? Ça veut dire que la gravité est divine ? »

Notre langage est incomplet pour transmettre ce que disent les équations qui, elles, semblent mieux décrire le monde. Les mathématiques seraient-elles le langage originel de l’univers ?

C’est la discussion que j’avais avec le mathématicien Alain Connes. Lui est hyper platonicien, il pense que le monde physique occupe une part, petite, du monde mathématique. Le monde physique serait contenu dans le monde mathématique.

https://youtu.be/bcOP1jLOlQg

 

À l’inverse il y a des physiciens qui considèrent qu’il y a le monde empirique d’un côté et le monde des idées de l’autre, sans lien direct. Je pense que la question numéro une, qui ne sera sans doute jamais résolue parce que c’est une question métaphysique, c’est celle du statut des lois physiques. Est-ce qu’elles sont immanentes ? Transcendantes ? Vous parliez de Hawking, je me désole un peu qu’il ne pose jamais la question. Quand il parle de l’origine de l’univers, il le fait toujours à partir de lois physiques, dont il n’interroge pas le statut et il fait comme si elles étaient préexistantes à l’univers. Donc elles seraient l’équivalent de Dieu. L’univers serait créé par la gravité ? Ça veut dire que la gravité est divine ? Je trouve qu’il y a une forme de désinvolture : les philosophes quand ils lisent ça ricanent un peu en disant « c’est quand même un peu léger ». Et les physiciens ricanent en retour en disant que les philosophes sont loin des savoirs positifs que la science peut amener.

Il y a un malentendu. J’insiste pour dire qu’il faut discuter. On a mis tous les scientifiques à Saclayet on a mis tous les autres à Condorcet [deux campus parisiens géographiquement opposés, ndlr]. 


« L’éthique commence dans la façon de dire ce qu’on sait »

Vous évoquez dans votre ouvrage le principe d’incertitude d’Heisenberg pour illustrer cette difficulté à dire la science sans la trahir…

Absolument, c’est-à-dire que tous mes collègues ou les élèves à Centrale ou ailleurs pensent que les questions éthiques interviennent au moment des applications de la science. Doit-on faire ce qu’on peut faire : des centrales nucléaires, des nano-sciences, cultiver des cellules souches, etc. ?

Or, je défends l’idée que l’éthique commence bien en amont, dans la façon de dire ce qu’on sait. Et si notre façon de dire ce qu’on sait ne rend pas justice au savoir qu’on veut dire, alors il y a un problème éthique dans le fait qu’on va induire des malentendus qu’il sera très difficile à sortir de la culture dans laquelle ils se seront insérés. L’exemple dramatique, c’est en effet le principe de Heisenberg, puisque l’énoncé qu’on propose, y compris aux étudiants d’aujourd’hui, c’est : la physique quantique nous dit qu’on ne peut pas connaître avec une précision arbitraire, la vitesse et la position d’une particule. Sous-entendu : la particule a une vitesse et une position, mais des principes quantiques nous empêchent de les connaître.

Alors que la physique quantique dit autre chose, à savoir qu’une particule quantique n’est jamais un corpuscule doté d’une vitesse et d’une position. Donc si on ne peut pas le mesurer, ce n’est pas parce que ces propriétés ne sont pas mesurables, c’est parce que la particule « n’a pas » ces propriétés. Il y a un malentendu énorme, qui a induit un nombre de publications, de commentaires, d’interprétations de la physique quantique qui sont totalement à côté de la plaque. Tout ça parce que ça a été mal dit au départ.

 

https://youtu.be/xsphjRK9nbc

La physique consiste à « expliquer le réel par l’impossible », selon les mots d’Alexandre Koyré, que vous citez. Une telle démarche peut-elle rester crédible dans l’opinion quand, en face, le « bon sens » est invoqué par une réthorique complotiste, plus simpliste et peut-être aussi plus séduisante ?

Effectivement, le fait d’utiliser aujourd’hui des arguments de « bon sens » pour critiquer les sciences physiques, je trouve ça rude. Attaquer un énoncé scientifique objectivé par une communauté de chercheurs avec du « bon sens », c’est remettre en cause la science même, puisque d’emblée, comme le dit Gaston Bachelard, elle se construit contre le sens commun, contre l’observation directe, qu’elle oblige à réinterpréter.

Et ses énoncés, ses principes ou ses lois, lorsqu’on les entend pour la première fois, semblent fous, absurdes. Quand Galilée dit que tous les corps tombent à la même vitesse, imaginez que vous entendiez ça au XVIIe siècle. À l’époque on ne sait pas que le vide existe ou on doute de son existence, on ne sait pas mesurer la vitesse de chute d’un corps faute de moyens techniques, on voit que les corps lourds tombent plus vite que les corps légers. Arrive un gugus qui vous dit : « Non, tous les corps tombent à la même vitesse ». Il est contredit pas le bon sens, par l’apparence des choses les pus évidentes. Donc vous avez beau jeu de le critiquer. Mais c’est quand même Galilée qui a raison. L’expérience le confirme. Mais après il faut réinterpréter ce savoir, et donner sens à une loi qui explique ce qu’on observe tout en donnant l’impression de le contredire… J’ai l’impression que quand on invoque le bon sens pour critiquer un énoncé, on est dans une sorte de régression intellectuelle.

 

 

Il y a cette idée en science qu’une loi serait plus fondée à être juste si elle est plus simple, plus élégante. Ce lien entre justesse d’une théorie et simplicité de l’équation est finalement une croyance toute humaine. Pourquoi les lois de l’univers devraient-elles être simples ou élégantes ?

C’est une idée qui part de Platon. Il faisait un lien entre le beau, le vrai et le bien. Bon, on s’est défait de ça aujourd’hui. Mais celui qui a le plus réfléchi à ça c’est Paul Dirac, le découvreur de l’antimatière. Il disait : « Je cherche des équations qui soient belles ». Evidemment, belles ne voulait pas dire belles à voir ou belles à écrire. Il voulait dire que c’étaient des équations qui étaient riches en invariants. C’est-à-dire en grandeurs qui ne changent pas quand on change de point de vue sur l’objet qu’on décrit ou quand on change de référentiel. Bref, c’est une équation qui est capable de saisir des éléments de réalité, par le fait qu’un élément de réalité justement résiste à ces changements de points de vue.

Là je vois votre tasse, je dis : c’est une tasse. Mais si elle disparaissait lorsque je vais derrière, c’est que ce ne serait pas une tasse. Un objet physique, c’est un objet qui résiste à des changements de points de vue. Et une théorie élégante c’est une théorie qui intègre dans sa formulation des invariants qui lui donnent la possibilité de saisir des objets invisibles, qui se comportent comme des objets visibles, c’est-à-dire qui résistent à des changements de point de vue.

Ceci n'est pas une tasse. Oeuvre en porcelaine de Bertrand Fèvre. © Bertrand Fèvre

Paul Dirac disait aussi : « Si vous êtes mathématicien, vous comprenez ce que je veux dire, si vous ne l’êtes pas vous ne pouvez pas comprendre, je ne peux pas vous l’expliquer ». En fait, il ne s’agit pas d’une beauté esthétique, c’est plutôt une beauté formelle.

J’écoutais Alain Connes qui m’a parlé pendant une heure de son nouveau roman pour mon émission. C’est un génie des maths, médaille Fields en 1982. Il a 75 ans, on dirait un adolescent : on voit qu’il a accès à une forme de beauté, il a un oeil alimenté par une forme de jubilation qui lui vient du fait qu’il ait accès à des beautés très spécifiques. Par exemple il a montré qu’une forme allégée de la conjecture de Riemann lui permettait de fonder de nouveaux topos qui donnent à l’espace qu’il a construit une gamme musicale qui est proche de celle de Messiaen. Et quand il dit ça, c’est le plus heureux des hommes. Il a cette chance d’être connecté à des idéalités qui relèvent de la beauté des équations, de la beauté des mathématiques.

« La vraie beauté, on y a accès quand on argumente »

Vous faites beaucoup de vulgarisation. Vous avez le sentiment qu’il peut y avoir un engouement populaire, qu’on peut encore enthousiasmer par la science, faire voir cette beauté ?

Mon expérience, c’est que ça ne peut pas être immédiat. Je pense que la diffusion de la connaissance et la vulgarisation sont les premières victimes de l’injonction à parler brièvement. On nous demande de faire des conférences d’une heure, puis après c’est 40 minutes, puis encore moins… Je pense qu’il n’y a rien qui soit transmissible rapidement. Sauf si vous faites des slogans publicitaires. La vraie beauté, on y a accès quand on argumente. Là oui, les gens peuvent être saisis quand ils comprennent un truc assez puissant, que vous commencez par parler d’une chose puis d’une autre sans lien visible, puis on progresse et tout d’un coup tac ! La connexion se fait. Ça provoque une joie intellectuelle. Moi l’endroit où je suis le plus à l’aise pour ça, ce sont les amphi de trois heures que je fais à Centrale. En trois heures on arrive à transmettre des choses.

 

https://youtu.be/JWidm9Zdo0E

Ça n’augure pas tellement d’une démocratisation des savoirs…

C’est démocratique au sens où tout le monde peut comprendre. Par contre tout le monde n’a pas accès au fait de venir. Mais la vulgarisation n’est vraiment efficace que si en même temps on transmet des émotions assez primaires, comme la joie de comprendre. Je ne fais pas appel à « l’Eureka » transcendantal du chercheur, même à l’école primaire ou au collège : on fait un petit calcul de circuit électrique, une mesure, on comprend le théorème de Pythagore, on sait le démontrer, de plusieurs façons possibles… On trouve ça magique. Je pense qu’on est trop enclin à mépriser les joies intellectuelles, par le fait qu’on sature l’esprit d’informations. Je pense qu’il faut les réintroduire, notamment à l’école.

« On a une mauvaise connaissance de nos connaissances, on est incapable de dire comment dans l’histoire des idées, une connaissance s’est imposée contre des croyances qui les contredisaient »

Mais ce chemin que vous proposez peut-il résister face aux théories simplistes et non-scientifiques pour expliquer le monde ?

C’est une vraie question. Est-ce qu’on doit simplifier, est-ce que les climatologues doivent simplifier leur discours, au risque de tomber dans la caricature qu’on pourra leur reprocher par ailleurs ? C’est un défi énorme, je n’ai pas la réponse à votre question mais elle oblige à repenser tout ça, notamment la façon de distinguer les connaissances des croyances.

C’est très facile de se moquer des gens qui ont des croyances. D’abord on a tous des croyances. Mais c’est facile par exemple de se moquer des gens qui pensent que la Terre est plate. Mais nous qui pensons qu’elle est ronde, sommes-nous capables d’expliquer clairement comment on a su qu’elle était ronde, dans l’histoire des idées ? Il y avait une éclipse de Lune hier [l'entretien s'est déroulé vendredi 2 février, ndlr], ça peut aider mais est-ce que c’est comme ça que ça a été découvert ?

Eratosthène a mesuré la circonférence de la Terre mais Aristote savait déjà que la Terre était ronde. Est-ce qu’il le savait par des éclipses de Lune ? Par autre chose ? On ne sait pas. On a une mauvaise connaissance de nos connaissances, on est incapable de dire comment dans l’histoire des idées, une connaissance s’est imposée contre des croyances qui les contredisaient. Donc on est fragile. Par contre quelqu’un qui pense que la Terre est plate a bien plus d’arguments à vous sortir…

 

https://youtu.be/E3cVSXHg4og

Vous discutez aussi beaucoup de la question du temps dans votre livre. C’est un terme qui a de nombreuses définitions dans le langage courant. La physique distingue, elle, le « cours du temps » et la « flèche du temps ». Vous pouvez nous expliquer cette distinction ?

Au XIXe siècle, on s’est rendu compte que les équations fondamentales de la physique ne changeaient pas quand on changeait le sens du temps. Si « + t » devient « - t », ça ne change pas les équations. Ça veut dire qu’elles prévoient que tous les phénomènes physiques qui sont régis par ces équations sont réversibles. Au sens où si un système physique quelconque veut aller de l’état A à l’état B, il peut aller plus tard à l’état A, retrouver dans son futur son état initial. Ce qui ne correspond pas du tout à ce qu’on observe en général. Si vous mettez du sucre dans votre thé, ça donne du thé sucré et vous ne pourrez jamais dans le futur revenir à l’état initial où sucre et thé étaient séparés.

Il y a donc eu tout un débat qui a conduit à clarifier les concepts. On s’est rendu compte qu’il y avait deux sens du mot « irréversibilité » qui ne se confondent pas. Le premier sens concerne le temps même. Ce qu’on appelle le « cours du temps », qui lui est tel que tout instant qui advient dans le temps est un instant inédit. Ça veut dire qu’on ne repassera jamais plus tard dans un instant qu’on a déjà traversé. Donc le temps ne peut pas être cyclique, il est linéaire dans ce sens là.

« Le cours du temps, c’est l’irréversibilité du temps même. La flèche du temps, c’est l’irréversibilité des phénomènes physiques »

Et puis, il y a une autre irréversibilité, qui n’est pas systématique. C’est celle des phénomènes temporels. C'est la « flèche du temps ». La plupart de ces phénomènes temporels sont irréversibles : l’évolution du système est tel que, contrairement à ce que disent les équations, il ne pourra pas retrouver dans le futur un état qu’il a connu dans le passé : c'est l'exemple du thé et du sucre. 

https://youtu.be/Nf3LSHXkz10

Ce qui est intéressant c’est que tout le travail d’interprétation a consisté à comprendre comment les équations qui disent qu’il n’y a pas de flèche du temps nous permettent quand même de comprendre la flèche du temps. Ça relève de l’interprétation et ça illustre à nouveau qu’on n’a pas le droit d’utiliser le « bon sens » pour critiquer les équations. Comme le faisaient au XIXe siècle ceux qu’on appelait les énergétistes, qui disaient que les équations étaient fausses puisqu’on constatait bien que les phénomènes étaient irréversibles. Heureusement il y a quelques physiciens comme Boltzmann qui ont dit : non, les équations ont raison, c’est nous qui avons mal compris la cause de l’irréversibilité de tels phénomènes.

Donc le cours du temps, c’est l’irréversibilité du temps même. La flèche du temps, c’est l’irréversibilité des phénomènes physiques, qui n’est justement pas une propriété du temps, mais des phénomènes. Elle est mal nommée…


Si je comprends bien, le temps existe indépendamment des phénomènes temporels, qui se déroulent dans le temps…

C’est ce que dit Newton.

© Min C. Chui / Shutterstock

 

Pourtant, on mesure toujours le temps par la comparaison du mouvement de deux objets l’un par rapport à l’autre. Par rapport au mouvement d’une aiguille sur une montre ou de celui du sable qui coule dans un sablier… Comment imaginer et définir le temps en dehors des phénomènes temporels ?

Vous voyez bien qu’on a une expérience du temps qui est assez bizarre. On hésite pas à dire qu’il ressemble à ce qu’il se passe dans le temps, aux phénomènes temporels, on lui attribue des adjectifs, le temps géologique, psychologique…

« Peut-être que l’origine du moteur du temps pourrait être de nature géométrique. Comment le démontrer, je n’en sais rien »

Pour moi le grand mystère, que j’évoque un peu dans le livre, c’est la question du moteur du temps. Qu’est-ce qui fait que le temps n’est pas comme l’espace ? Qu’est-ce qui fait qu’il y a une dynamique cachée dans le temps qui fait qu’il y a toujours un instant présent, qui est présent, mais qui n’est pas toujours le même ? Quel est le moteur de ce renouvellement ? Ça, les équations de la physique ne le disent pas, elles se contentent de mettre la flèche qui indique le cours du temps sur l’axe. Il y a une motricité, montrée par la flèche mais qui n’est pas explicitée. Et là la flèche dont je parle c’est celle du cours du temps, pas de la flèche du temps…

Il y a des mathématiciens, comme Alain Connes, qui pensent que le moteur du temps c’est la géométrie. C’est-à-dire la géométrie non commutative, telle que AB n’est pas égal à BA, par sa géométrie. Ce qui fait qu’il y a un ordre géométrique qui enclenche un ordre temporel. Il y a un ordre dans la façon de se repérer dans la géométrie non commutative qui déploie une dynamique de la géométrie. Peut-être que l’origine du moteur du temps pourrait être de nature géométrique. Comment le démontrer, je n’en sais rien, mais quand il en parle, il a l’air convaincu…

« Time tunnel » © Kevin Dooler / Flickr


Le physicien Thibault Damour nous assurait en 2016 que l’écoulement du temps n’est qu’une illusion, et que le futur est déjà écrit, d’après les équations de la relativité générale…

C’est le point de vue opposé. C’est l’idée de dire : il n’y a pas de moteur du temps dans les équations. Les équations sont la seule vérité qu’on ait. Donc le temps n’existe pas.

Il invoque la relativité générale pour étayer son point de vue. C’est la conception de « l’univers-bloc » partagé par certains physiciens et que vous mentionnez dans votre livre. Cette conception prétend que tous les évènements de l’espace-temps existent déjà, « à leur place » dans l’espace-temps, passé comme futur. Les équations de la relativité démontrent vraiment tout ça ?

La théorie de la relativité générale ne peut pas être une vérité du tout puisqu’elle ne contient pas les autres forces que la gravitation. Donc on ne peut pas dire que c’est la bonne théorie de l’univers puisqu’elle n’est pas complète. Donc avoir des conclusions métaphysiques tirées d’une théorie qui par essence n’est pas complète, ça implique que les conclusions que vous tirez sont partielles, et peut-être fausses…

Dans la théorie de "l'univers-bloc", tous les évènements, passés, présents et futurs, co-existent sur le fil de l'espace-temps... (image : theodysseyonline.com)

Thibault Damour nous montrait aussi une lettre d’Einstein, qui écrivait en 1955 : « Pour nous, physiciens dans l’âme, la distinction entre passé, présent et futur ne garde que la valeur d’une illusion, si tenace soit-elle ». Einstein était aussi convaincu que tout était écrit ?

Mais c’est une lettre de condoléances, qu’Einstein a écrit à la veuve de Michele Besso, qui est mort juste avant lui, pour la consoler. « Pour nous autres physiciens… », c’est ce qu’on écrit à une femme qui vient de perdre son mari, ce n’est pas un énoncé scientifique de la position d’Einstein sur le temps. Et d’ailleurs dans le livre je cite la rencontre entre Rudolf Carnap et Einstein qui se rendent compte qu’il y a un problème avec la physique, qui ne rend pas compte du présent. Est-ce que c’est la preuve qu’elle est incomplète ? Ou est-ce que c’est la preuve que le présent ne compte pas ? Je pense qu’on n’est pas prêt de conclure sur ces questions…

« La rétro-causalité dont on parle, c’est le futur lui-même qui vient changer le présent, c’est-à-dire son passé »

La relativité générale a comme interprétation possible l’univers-bloc, qui n’est pas défendue par tout le monde. Dans l’espace-temps coexistent tous les évènements, passé, présent, futur, dans un territoire qui est présent de toute éternité. Et ce qui fait que vous avez l’impression que le temps passe, c’est votre mouvement sur votre ligne de l’univers dans l’espace-temps. C’est vous qui temporalisez l’espace-temps et c’est votre présence qui détermine le présent.

Et quand vous mettez de la mécanique quantique là-dedans, vous êtes obligés d’admettre ce qu’on appelle la rétro-causalité. L’idée que le futur agit sur le présent. D’une certaine façon il le fait bien, par exemple ce matin je savais que j’avais rendez-vous avec vous, donc je me suis organisé pour être là. J’ai tenu compte de ce que je savais du futur et ça a affecté mon emploi du temps. Mais la rétro-causalité dont on parle, ce n’est pas ça. C’est le futur lui-même qui vient changer le présent, c’est-à-dire son passé. C’est la conséquence quand on insère la mécanique quantique dans l’univers-bloc. Mais est-ce que des expériences existent qui nous obligent à admettre la rétro-causalité dans ce sens là ? Non.

Perdu dans des dimensions mystérieuses de l'espace-temps, Matthew McConaughey communique avec sa fille depuis le futur, et tente de modifier son présent en changeant le passé, dans Interstellar, de Christopher Nollan (2014)

La question essentielle c’est « le futur existe-t-il déjà dans l’avenir ? ». Quand vous pensez au futur, est-ce qu’au moment où vous le dites, vous imaginez qu’il est dans le néant et qu’il va en sortir pour arriver dans le présent, ou est-ce qu’il est déjà quelque part à attendre ? Il n’y a pas de réponse à ça, c’est un mystère. Et je pense que si on avait la réponse à ça, on aurait la solution à la question du moteur du temps.


En plus de penser le futur, la science doit-elle aussi aider à penser le progrès ?

Il faut essayer de configurer le futur d’une façon qui soit crédible et attractive. La réthorique de l’innovation c’est de dire, il y a des problèmes, il faut les résoudre. La réthorique du futur, c’est « je veux cette société et je travaille pour la faire advenir ». Ce n’est pas pareil. Il y a un côté mortifiant dans l’innovation. Quand on est adolescent aujourd’hui on a besoin d’entendre des choses sur le futur qui nous permettent de nous situer existentiellement pour sa propre trajectoire. Moi quand j’étais ado, on parlait de l’an 2000 tout le temps.

« L’idée de progrès, il faut aussi la faire progresser »

Aujourd’hui on a souvent une vision apocalyptique du futur…

Oui, parce qu’à mon avis, d’abord rien ne garantit qu’il sera rose. Mais aussi parce que la peur vient coloniser les espaces qui sont non verbalisés. Et si le futur est laissé en jachère intellectuelle, alors la peur arrive.

Il n’y pas une confusion entre progrès scientifique et progrès technologique ?

Mais l’idée de progrès, il faut aussi la faire progresser. Si vous croyez au progrès, vous devez soumettre l’idée de progrès au progrès. Le fait qu’on ne la fasse pas progresser traduit qu’on l’ait abandonné parce qu’elle a été démantelée par l’histoire. On a vu que l’embrayage entre progrès technique, moral, matériel, ça ne marche pas bien. La science a été complice de la barbarie.

« L’embrayage entre progrès technique, moral, matériel, ça ne marche pas bien ». Charlie Chaplin n'aurait pas dit autre chose, ici dans Les Temps modernes (1936).

 

L’avènement de l’anthropocène a aussi paralysé la notion de progrès ?

Oui. Ce qui va nous arriver dépend en partie de nous. Comment prévoir le futur sachant que ce qu’il va se passer dépend de nos actions ? Et nos actions dépendent de nos pensées… Comment envisager le futur, d’une façon qui tienne compte de ce que nous savons et de ce que nous voulons ? Si c’est seulement ce qu’on veut, alors on peut rêver, faire de l’utopie, imaginer que la science résolve tous les problèmes. On peut être hors sol et refabriquer un imaginaire qui n’a aucune chance de se réaliser. Ou bien on tient compte que de ce qu’on sait. Et à ce moment là, c’est l’horreur. Et en effet c’est l’apocalypse : la question de l’énergie, du climat, de la biodiversité, de la démographie, des ressources naturelles… Il y a de quoi flipper. Et le jeu, la volonté, c’est d’associer les deux : il y a des contraintes mais comment remettre de la volonté là-dedans ? Pour qu’il y ait un futur qui aille aussi avec nos désirs, sinon on n’a pas envie d’y aller…

Le futur est finalement comme une particule : dès qu’on le mesure, on change sa trajectoire ?

Oui, il y a quelque chose de quantique là-dedans. En fait pour bien penser la question, il faut faire une sorte de synthèse entre l’univers-bloc et le présentisme. De l’univers-bloc on reprend l’idée qu’il y a un futur qui existe et on reprend du présentisme l’idée que ce futur n’est pas configuré complètement. Il y a encore un espace pour le jeu, il faut jouer avec les deux idées : le futur existe, il faut le prendre au sérieux, et en même temps faire en sorte de pouvoir agir pour qu’il ressemble un peu à ce qu’on désire. L’utopie seule c’est le post-humanisme. Le catastrophisme c’est l’écologie radicale. Il faut trouver une voie entre les deux.

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