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Etudes créoles : du "chercheur natif" au "chercheur décolonial" (1è partie)

Raphaël CONFIANT
Etudes créoles : du "chercheur natif" au "chercheur décolonial" (1è partie)

   En 1981, à Vieux-Fort, dans le sud de l'île de Sainte-Lucie, s'est tenu le IIIè Congrès International des Etudes Créoles (CIEC), manifestation rassemblant tous les deux ans, créolistes européens, nord-américains, antillais, océanindiens et africains. Manifestation dominée par les chercheurs occidentaux plus nombreux, plus prestigieux et surtout porteurs d'une œuvre plus conséquente, à l'époque, que leur alter ego insulaires. Cela n'a rien d'étonnant puisque ce que l'on appelle aujourd'hui les "Etudes créoles" (ou "Créolistique") est apparu en 1880 en...Allemagne grâce à un brillant linguiste, Hugo SCHUCHARDT (1842-1927), qui a surtout travaillé sur les créoles à base lexicale portugaise. Ses Kreolische Studien (1882-1891) comptent tout de même 9 volumes ! Il a ouvert la voie à une discipline nouvelle qui allait connaître un développement considérable, d'autant que la question de l'origine du langage était encore considérée comme pertinente et qu'on pensait pouvoir en trouver l'explication dans l'apparition de langues jeunes telles que les créoles à propos desquelles on dispose d'une documentation historique assez conséquente.

   Toutefois, il faut noter que ce développement des "Etudes créoles", qui ne concerne pas la seule linguistique du créole, mais aussi la littérature, l'anthropologie, l'histoire, la traductologie etc..., a été, et demeure, beaucoup plus significatif en Allemagne et dans les pays anglo-saxons qu'en France alors même que le fameux "créole à base lexicale française", selon l'expression consacrée, demeure l'objet principal desdites études. L'africanistique ou la slavistique, par exemple, occupent une place autrement plus forte dans le système universitaire français que la créolistique. Il y aurait toute une étude à faire pour tenter de comprendre ce qui est une sorte d'étrangeté, voire d'incongruité.

   Revenons donc au Congrès des Etudes Créoles à Sainte-Lucie, en cette fameuse année 1981. Coup de théâtre ou coup d'éclat ! Les créolistes insulaires, qui se proclament "créolistes natifs", se révoltent contre la domination des créolistes euro-américains et l'on assiste, au deuxième jour, au spectacle stupéfiant d'une communication brutalement interrompue par le débarquement d'un commando de "natifs" excédés. Un créoliste euro-américain était tranquillement en train de pérorer devant ses pairs qui l'écoutaient religieusement comme dans tous les colloques de par le monde. On lui coupe la parole ! Mieux : les "révoltés" (non pas du Bounty, mais qui se révéleront de vrais Bounty par la suite comme on le verra) expriment leur colère en créole. Or, dans ce genre de colloque, même consacré au créole, seuls ont droit de cité le français, l'anglais et l'espagnol. Et c'est bien ce que reprochent justement nos "créolistes natifs" à leurs collègues euro-américains : "Le créole n'est pour vous qu'un simple cobaye. Son devenir vous importe peu !".

   Ce n'est pas la nuit du 4 août, mais on n'en est pas loin. Les sans-culottes natifs s'apprêtent à déchouquer les nobles non-natifs. Fiévreusement, dans la nuit du premier jour de révolte, on décide de créer une organisation alternative au Comité International des Etudes Créoles et ce sera l'Association Bannzil Kréol (Archipel Créole). On l'annonce avec fracas au troisième jour du colloque. Les créolistes euro-américains sont soit consternés soit terrorisés. Ils n'osent même plus ouvrir la bouche. D'ailleurs, certains ne parlent même pas le créole pour la bonne raison qu'on n'a pas besoin de savoir parler une langue pour pouvoir l'analyser : les latinistes ne parlent pas latin que l'on sache. Or, on fait pourtant ce reproche aux créolistes "étrangers". C'est carrément la nuit de la Nativité pour nos chercheurs autoproclamés "natifs".

   Sauf qu'après un ou deux colloques dans les années qui suivront, l'Association Bannzil Kréyol mourra de sa belle mort, faute de combattants et de moyens financiers, et le Comité International des Etudes Créoles qui n'a jamais cessé de fonctionner, continuera à le faire en toute tranquillité jusqu'à aujourd'hui puisqu'il tient son XVe congrès en ce début novembre même en Guadeloupe. S'agissant des moyens financiers ayant fait défaut, il est inutile de s'y éterniser : rassembler des gens des quatre coins du monde coûte cher, très cher, et il faut donc chercher et surtout obtenir d'importantes subventions auprès de toutes sortes d'organismes et de ministères et avant tout avoir une solide logistique derrière. Les créolistes euro-américains sont rompus à ce genre de chose et les "natifs", eux, ne s'y sont jamais intéressés, le nerf de la guerre ou plutôt comment le débusquer n'étant pas leur fort.

   Le point intéressant en fait est celui de la dispersion des combattants, des "créolistes natifs" en révolte. Ils se scinderont en deux groupes antagonistes après  la disparition de Bannzil Kréyol :

 

   . ceux qui, toute honte bue et toute colère ravalée, regagneront le bercail du Comité International des Etudes Créoles, se réconciliant donc avec ces chercheurs euro-américains qu'ils avaient diabolisé en 1981, devenant même leur porteurs d'eau, leurs zélateurs, pour finir par prendre leur place petit à petit, se transformant donc en créolistes-natifs-Bounty, si l'on peut dire ;

 

   . ceux qui, en Martinique principalement, dans le cadre du GEREC (Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace Créole)ont "pris leur bord" comme on dit en créole c'est-à-dire ont décidé de continuer à travailler seuls, sans affiliation à aucune instance internationale, ce qui explique pourquoi il n'y a jamais eu de congrès du Comité International des Etudes Créoles en Martinique et que les créolistes du GEREC n'ont pas participé à cette manifestation durant les vingt-cinq dernières années.  Splendide isolement ? Attitude suicidaire ? On y reviendra...

 

   En fait, avec le recul, on s'aperçoit que l'expression "créoliste natif" a quelque chose de malsain dans le sens où il tendrait à signifier qu'un chercheur en sciences humaines ne peut étudier et comprendre une réalité (linguistique ou autre) que s'il est né dans le pays où ladite réalité existe. C'est à la fois malsain et idiot ! A ce compte-là, Claude LEVI-STRAUSS n'aurait pas eu le droit d'étudier les Indiens d'Amazonie, Georges BALANDIER les peuples de l'Afrique noire, Jean BENOIST ou Jean-Luc BONNIOL les cultures créoles et on peut multiplier les exemples à l'infini. A l'inverse, un chercheur antillais ne saurait travailler sur un sujet non-antillais, ce qui est tout aussi idiot. Jean YOYOTTE, Martiniquais d'origine, fut l'un des grands spécialistes de l'égyptologie (et a occupé la chaire d'égyptologie du Collège de France entre 1992-2000) tout comme l'est le Martinico-guadeloupéen Alain ANSELIN et Corinne MENCE-CASTER est une spécialiste mondialement reconnue du Moyen-âge espagnol.

   A bien regarder, cette pseudo-révolte des créolistes natifs dissimulait pour certains (ceux qui deviendront des Bounty par la suite) un simple enjeu de pouvoir. Ils cherchaient à être Békés à la place du Béké. Rien d'autre ! Des Békés noirs, mulâtres ou indiens (puisqu'il y avait des créolistes de la Réunion et de Maurice dans la fameuse révolte de 1981 à Sainte-Lucie). Remettaient-ils en cause les méthodes de travail des créolistes euro-américains ? Non ! Questionnaient-ils l'impérialisme épistémologique de l'Occident ? Non ! Leur motivation (cachée) se résumait à ceci : ôte-toi que je m'y mette ! Et au bout d'une trentaine d'années, c'est bien ce qui s'est passé.

   De leur côté, les créolistes du GEREC décidaient de s'investir pleinement, outre la recherche, dans la création d'outils permettant au créole de résister au processus de réabsorption par le français qui le menaçait : création d'une licence et d'un master de créole ; lutte pour la création d'un CAPES de créole et d'un Professorat des Ecoles-option "Créole" ; publication de "Guides de préparation au CAPES de créole" ; publication de grammaires et du premier et seul dictionnaire à ce jour du créole martiniquais etc...Ce travail ingrat, peu gratifiant en tout cas au plan académique, peu prestigieux au plan international, c'est le GEREC et lui seul qui l'a assumé sous la houlette du Pr Jean BERNABE et de ses collaborateurs Robert DAMOISEAU, Raphaël CONFIANT, Gerry L'ETANG, Marijosé SAINT-LOUIS et quelques autres. 117 livres publiés et près de 250 articles dans toutes les disciplines de la créolistique (linguistique, littérature, anthropologie etc.) au moment où le GEREC est sommé, par le Ministère de l'Enseignement Supérieur, comme tous les autres groupes de recherches (anglicistes, hispanistes etc.) de la Faculté des Lettres et Sciences humaines du campus de Schoelcher, de fusionner en un seul groupe qui sera dénommé CRILLASH (Centre de Recherches Interculturelles en Lettres, Langues, Arts et Sciences humaines).

   Dans le même temps, qu'ont produit nos pseudo-révoltés de "créolistes natifs" ? Quelques articles permettant de faire avancer leur petite carrière universitaire, mais aucun livre important, aucune théorie nouvelle surtout. Rien qui ait permis de donner un nouveau souffle aux "Etudes créoles", le ronron universitariste et auto-satisfait habituel. Et surtout absolument rien au plan pratique, au plan de l'aménagement linguistique puisqu'ils se sont, par exemple, virulemment opposés à la création du CAPES de créole : "C'est prématuré !", affirmaient-ils. Allant jusqu'à proposer, de manière indécente, qu'une simple mention "Créole" soit ajoutée au CAPES de Lettres modernes pour finir, de guerre lasse, par proposer l'absurdissime : la création de 4 CAPES de créole différents (un pour la Martinique, un pour la Guadeloupe, un pour la Guyane et un pour la Réunion). Le Ministère a rejeté toutes ces absurdités et a fini par créer un seul et unique CAPES de créole.

   Sauf que passés maître dans l'art de l'entrisme et de la manipulation, nos créolistes ex-natifs ont fait jouer des accointances politiques pour s'emparer du jury du...CAPES de créole et y faire depuis sa création la pluie et le beau temps !!! Ce sont eux, pourtant hostiles à la création de ce concours, qui décidaient de la présidence du jury et de la composition de ce dernier, y convoquant bien évidemment leurs amis (es) et affidés. Ce sont eux qui choisissaient les programmes chaque année, orientant ceux-ci dans leur sens à eux tout aussi évidemment. Ce qui explique que pendant les dix premières années d'existence du CAPES de créole, aucun membre du GEREC n'a figuré dans son jury alors même que c'est le GEREC qui s'est battu corps et âme pour obtenir la création de ce concours. Mais nos ex-créolistes natifs ne sont pas à une malhonnêteté intellectuelle près ! Hostiles au Comité International des Etudes Créoles en 1981, ils finissent par l'investir. Hostiles à la création du CAPES de créole en 2001, ils finissent par en accaparer le jury. Et ils ont poussé l'ignominie encore plus loin cette année en y intégrant un Martiniquais, employé de mairie, qui a échoué 3 fois au...CAPES de créole. Là, on est carrément dans le foutage de gueule, mais bon...

   En fait, l'idée même de "créoliste natif" était à la fois stupide et xénophobe, mais bien pire : inoffensive en fin de compte pour le modèle dominant occidental. A cette notion-gadget, il convient de préférer celle de "chercheur décolonial" comme nous le verrons dans notre prochain article.    (à suivre)

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