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(Deuxième partie)

FAUT-IL EXCLURE LE FRANÇAIS DE L'AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE EN HAÏTI ?

Robert Berrouët-Oriol
FAUT-IL EXCLURE LE FRANÇAIS DE L'AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE EN HAÏTI ?

La parution en Haïti, dans Le National, de l’article «Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti?» daté du 20 août 2017, a suscité plusieurs réactions. Par courriel notamment, des correspondants vivant en Haïti ont exprimé une claire convergence de vue avec l’analyse et les perspectives que nous avons proposées, tandis que certains ont formulé des réserves sinon une opinion divergente.

Au creux de l’article «Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti?», nous avons plaidé pour que le futur aménagement linguistique au pays cible simultanément nos deux langues officielles selon la vision rassembleuse des droits linguistiques de tous les Haïtiens. Nous avons également montré qu’un cénacle très minoritaire d’« intégristes francophages » entend exclure le français de cette dynamique au motif «qu'Haïti est un pays essentiellement monolingue (…) Haïti est des plus monolingues des pays monolingues» (Yves Dejean: «Rebati, 12 juin 2010). Nous avons mis en lumière les mécanismes du repli idéologique de ce cénacle selon lequel «Fransé sé danjé» (Yves Dejean: revue Sèl, n° 23-24, 1975) et que «We became free in 1804 but THROUGH THE FRENCH LANGUAGE we did remain colonized» (Michel Degraff ; les majuscules sont de moi RBO), pareille présumée aliénation/colonisation se retrouvant chez des écrivains haïtiens qui s’ingénient «à adapter LA LANGUE DE L’AUTRE pour se l’approprier» (Frenand Léger; les majuscules sont de moi RBO).

Alors même que nous plaidons depuis plusieurs années, dans nos livres et articles, pour la généralisation obligatoire de l’emploi du créole dans la totalité du système éducatif national et à l’université –à parité statutaire avec le français--, il s’agissait également pour nous, dans la première partie de cet article, de montrer que la mise à l’écart des sciences du langage au profit d’une approche étroitement idéologique de la question linguistique haïtienne est une dérive sectaire, non rassembleuse et non conforme à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996. Cette dérive sectaire et dogmatique ne reconnaît de droits linguistiques qu’aux seuls unilingues créolophones, confinant ainsi à la réclusion silencieuse, entre autres, des centaines de milliers d’élèves qui, dans le système éducatif national, font un apprentissage de la langue française en tant que langue seconde. Le caractère toxique de cette dérive est contre productif puisque, selon l’Unicef, «Le système éducatif haïtien accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles. Alors que le secteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1 420 écoles publiques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2 152 796) dans 91% des écoles (14 262 écoles non publiques» (Unicef: «L’éducation fondamentale pour tous»).  

L’un des ressorts principaux du positionnement idéologique des «fondamentalistes francophages» est leur attachement aux métamorphoses du révisionnisme historique et du repli identitaire au nom du légitime combat pour le créole. Ainsi, selon la vision qu’ils véhiculent dans leur croisade catéchétique, il faut nier l’existence du patrimoine linguistique bilingue et biséculaire d’Haïti car l’essentiel des maux du pays provient de la langue française. Ces prédicateurs du fantaisiste «fransé sé danjé», adossés à un mesurable rachitisme conceptuel, veulent faire croire qu’un ensemble de traits de la société haïtienne est issu de l’existence de la langue française en Haïti: les fortes inégalités sociales et économiques, le racisme virulent dans le corps social haïtien, la minorisation institutionnelle du créole depuis 1804, la déperdition scolaire, l’inadaptation du curriculum de l’École haïtienne seraient donc dûs non pas à la nature et au mode de fonctionnement de la société haïtienne mais plutôt au «colonialisme» inscrit dans l’ADN de la langue française…

Le factice «fransé sé danjé», faut-il encore le souligner, est également toxique dans la mesure où il pervertit une analyse conséquente des réalités économiques, sociales et politiques du pays au seul profit d’une myopie idéologique promue au titre d’une «analyse» linguistique. Le bouc émissaire de nos maux sociétaux étant ainsi trouvé –c’est la langue française--, le salut viendrait donc de son expulsion du futur aménagement linguistique d’Haïti. Encore une fois, nous sommes loin des sciences du langage et de la jurilinguistique: nous voici convoqués par les errements d’un regard idéologique borgne à une défense unijambiste du créole haïtien…

En effet, c’est bien à une défense unijambiste et borgne du créole haïtien que nous convie à son tour Bito David. Son propos vindicatif mérite d’être cité tant il illustre  les errements idéologiques propres à «l’enfermement catéchétique» dont j’ai démontré l’inanité dans l’article «Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti?»: «Edike yon Ayisyen nan lang franse se yon krim, yon aberasyon, yon mechanste ke anpil nan nou viktim, epi ki lage nou nan yon viris mantal ak sikolojik ki ap minen piti piti tout sa ki ta kapab ede n makonen ak reyalite lavi nou nan koneksyon ak kominote nou, fondasyon n kom yon pep patikilye ak anviwonnman nou.» Ainsi, éduquer un Haïtien en français serait «un crime, une aberration»; pire: «un virus mental» qu’il faudrait combattre par la «créolisation» du système éducatif en Haïti (Bito David: «Pou kreyolizasyon sistèm edikasyon peyi Ayiti», Facebook, 27 août 2017).

Archaïque et lourdement pré-scientifique, pareille «analyse» illustre à l’envi les dommages qu’elle couve par son approche réductionniste, fantaisiste et imaginaire de la question linguistique haïtienne. Cette extraordinaire «analyse», que d’aucuns qualifieront d’hallucinée, a néanmoins le mérite de montrer jusqu’où peut aller «l’enfermement catéchétique» couplé à la méconnaissance des sciences du langage, de la didactique des langues et de la jurilinguistique dans l’abord de la question linguistique haïtienne. Elle a également la vertu d’illustrer l’ignorance du phénomène de «créolisation» amplement analysé par la sociolinguistique. Le lecteur curieux lira donc avec profit ce que les linguistes, contrairement aux labiles idéologues de la langue, entendent par «créolisation» --voir entre autres Daniel Véronique: «Créole, créoles français et théories de la créolisation», «L'Information grammaticale», volume 85 numéro 1, 2000); «La créolisation: à chacun sa vérité», revue «Études créoles» vol. XXV n°1, 2002; livraison coordonnée par le linguiste Albert Valdman).

«L’enfermement catéchétique» du créole haïtien par les «intégristes francophages» mérite d’être bien compris et davantage ausculté car couplé à la vindicte passionnelle qui oblitère sinon court-circuite tout débat analytique constructif, cette représentation idéologique, donc imaginaire des faits de langue au pays, enserre la réflexion dans les filets les plus archaïques du déni de l’Histoire et de la pensée critique en Haïti. Il s’agit là d’un enjeu de premier plan car la méconnaissance de «l’enfermement catéchétique» du créole haïtien pourrait alimenter la confusion sur les objectifs de l’aménagement simultané des deux langues officielles du pays.

Quant au fond: il ne s’agit pas d’inoculer un pseudo «virus mental» en Haïti ou d’opposer nos deux langues officielles. Il ne s’agit pas non plus d’éradiquer l’une des composantes de la Francocréolophonie haïtienne, la langue française, au motif d’une défense borgne et unijambiste du créole ou d’une soi-disant «créolisation» du système éducatif national. Le véritable défi pour l’État et la société civile est plutôt d’aménager simultanément les deux langues officielles du pays par l’énoncé d’une politique linguistique nationale et l’adoption d’une législation contraignante d’aménagement linguistique incluant le système éducatif national. C’est ce défi central que masque «l’enfermement catéchétique» sur le créole haïtien, enfermement qui risque de déporter les enjeux essentiels de l’aménagement linguistique vers un cul de sac sermonnaire, incantatoire et improductif.

À contre-courant de «l’enfermement catéchétique», nous plaidons pour que, dans la Francocréolophonie haïtienne, LE FUTUR AMÉNAGEMENT SIMULTANÉ DES DEUX LANGUES OFFICIELLES DU PAYS soit mis en oeuvre sur le terrain des droits humains et des obligations de l’État car l’aménagement linguistique est en amont une question politique, une intervention planifiée de l’État dans le domaine linguistique. Les notions qui sont au fondement de cette vision sont celles de «patrimoine linguistique bilingue», de «droits linguistique», de «droit à la langue», de «droit à la langue maternelle» créole, «d’équité des droits linguistiques», de future «parité statutaire entre les deux langues officielles», de «didactique convergente créole-français», de «politique linguistique d’État» et de «législation linguistique contraignante». Elles doivent régir toute entreprise d’État d’aménagement simultané des deux langues officielles d’Haïti.

En clair, «La seule politique linguistique pouvant corriger le déficit de citoyenneté perpétué par la situation linguistique d'Haïti me semble être la construction à moyen terme d'un bilinguisme créole-français pour l'ensemble de la nation. La tentation facile de considérer le français comme une langue étrangère comme une autre, l'anglais par exemple, me semble un refus délibéré de tenir compte d'une donnée fondamentale: la nécessité de préserver la spécificité culturelle de notre État nation dont l'une des composantes est le patrimoine linguistique.» (Lyonel Trouillot: «Ki politk lengwistik pou Ayiti?», Le Nouvelliste, Port-au-Prince, 7 juillet 2005.)

(Première partie

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