Accueil
Aimé CESAIRE
Frantz FANON
Paulette NARDAL
René MENIL
Edouard GLISSANT
Suzanne CESAIRE
Jean BERNABE
Guy CABORT MASSON
Vincent PLACOLY
Derek WALCOTT
Price MARS
Jacques ROUMAIN
Guy TIROLIEN
Jacques-Stephen ALEXIS
Sonny RUPAIRE
Georges GRATIANT
Marie VIEUX-CHAUVET
Léon-Gontran DAMAS
Firmin ANTENOR
Edouard Jacques MAUNICK
Saint-John PERSE
Maximilien LAROCHE
Aude-Emmanuelle HOAREAU
Georges MAUVOIS
Marcel MANVILLE
Daniel HONORE
Alain ANSELIN
Jacques COURSIL

Francis Affergan, Martinique : les identités remarquables. Anthropologie d’un terrain revisité

Philippe Chanson
Francis Affergan, Martinique : les identités remarquables. Anthropologie d’un terrain revisité

Paris, PUF, 2006, 162 p., bibl., index (« Ethnologie »)

C’est le sous-titre de ce nouvel ouvrage de Francis Affergan, plus que son titre (dont le contenu est plus induit dans le texte que véritablement explicité) qui retient en premier l’attention. La « re-visitation » anthropologique du terrain de prédilection de l’auteur, la Martinique, trente ans après ses premières collectes, est en soi un projet original attractif pour le lecteur. Exercice à vrai dire peu courant chez les anthropologues, souvent heureux de « boucler » définitivement leur terrain pour s’ouvrir à un autre espace de culture, d’observation et d’exploration intellectuelle. Michel Agier ne suggérait-il pas de « quitter le terrain » exploité pour rester anthropologue1 ? Francis Affergan fait mentir cette recommandation pragmatique. L’auteur, du reste, avoue l’étrange sentiment de retrouver en quelque sorte un terrain neuf qui ne dément pourtant pas ses impressions antérieures. Mais c’est précisément cet éloignement qui lui aura permis de revisiter avec un bonheur visible un univers familier. Relire ici, en parallèle, sa thèse sur la Martinique éditée en 1983 est fort instructif à cet égard2. Les « identités remarquables » de cette île sont maintenant remarquablement « rafraîchies ». Cette revisitation est toutefois plus modeste. Elle ne concerne que quelques lieux choisis que nous découvrons littéralement ethnographiques. Et l’exercice dicte à Francis Affergan, outre quelques superbes inédits, de revoir, remanier, réviser, d’augmenter d’anciens textes varia, leur redonnant vie en tissant de belle manière la trame de son ouvrage.

2Entre l’introduction et la conclusion qui commentent toutes deux la spécificité de la tâche anthropologique antillaniste dont la conceptualisation est toujours périlleuse (tant le terrain concentre blessures, tensions, dissensions endogènes, ambivalences, paralysies et réverbérations amplifiées), l’auteur insère trois chapitres reprenant respectivement : les terrains historiques et ontologiques générant les identités transitives, les terrains physiques et métaphysiques explicitant quelques formes de vie choisies, et les terrains linguistiques et socio-comportementaux cultivant ce que Francis Affergan nomme une pragmatique de la culture créole. Dans le style bien particulier dont nous a habitué chacun de ses livres, marqué par sa formation philosophique, il y alterne analyses denses et intuitions séduisantes, souvent ténues et perspicaces, rendues par un art maîtrisé de la formule, mais aussi des passages plus complexes qui nécessitent quelques relectures. À travers la description des différents lieux véhiculaires des masques identitaires (religieux, politiques, culturels, sociologiques, philologiques), l’auteur tente de décrypter les entrecroisements, marquages, exhibitions, dissimulations, déplacements, torsions et évolutions de ces identités martiniquaises remarquablement plastiques autant qu’instables.

3Le traitement de la question des identités dites significativement « transitives » (chap. I) est d’emblée stimulant. Francis Affergan, interrogeant les écarts spécifiques qui démarquent la production de la collectivité créole des autres types de sociétés coloniales, rappelle que colons et esclaves sont ici pratiquement arrivés ensemble (les écrivains antillais, lesquels ont beaucoup insisté sur ce point, disent : « sur le même bateau »), s’unissant, mal gré bon gré, pour conquérir et apprivoiser une territorialité nouvelle pour eux tous. La spécificité de cette donne, différente d’une imposition et d’une réorganisation violente sur un territoire et une civilisation déjà organisés (l’Indochine, l’Algérie), est d’être étroitement liée à ce que l’auteur nomme « un véritable melting-pot créole » (p. 20) déjà inscrit au fondement même de la création martiniquaise. S’il est difficile de parler de création ex nihilo, on pourra sans aucun doute parler ici d’une tabula rasa des assises originaires (notamment mémorielles, ancestrales, mythiques et linguistiques) à partir de laquelle tout s’est finalement construit et coproduit de toutes pièces entre dominants et dominés (p. 21) : « Le métissage franco-africain s’opérera sur une terre vierge et privée d’un passé archivé ou remémoré. Ce sont les esclaves et les maîtres qui, au plan cognitif, découvrent ainsi l’île simultanément », résume Affergan (p. 20). C’est ce processus qui explique, selon lui, la transitivité d’une identité martiniquaise vouée à l’inachèvement dans la mesure où cette dernière ouvre infiniment « la possibilité d’être complétée » (p. 22). S’y ajoute également, aujourd’hui, cette coexistence binaire particulière (ex-maître/ex-esclave, altérité/identité, éloignement/proximité, sentiment d’appartenance/individualisme farouche, écrit/oral, enseignement/éducation, christianisme/magisme, etc.) non pas tant antithétique qu’entrecroisée, métissée, opaque, et donc transitive, qui complique sérieusement la tâche de l’ethnologue : « L’identité est toujours celle d’un autre que le sujet porte en lui, comme un miroir intérieur et inversé » (pp. 54-55).

4Objets de la seconde partie, le choix de quelques-unes des « formes de vie », au sens où l’entendait Wittgenstein (celui de l’usage social et culturel de séquences de langage régulées et configurées dans un ensemble et engagées dans un contexte précis), nous offre les meilleures pages de l’ouvrage. Le bestiaire antillais, le corps, la mort, les pratiques et les grammaires magiciennes sont autant de « grilles de lecture [dixit] » rhétoriques et même esthétiques des stratégies de préservation et de ruse ritualisées mises en place pour appréhender et combattre un passé servile mémorisé, omniprésent, objet de toutes les rancœurs. Pour n’en rester qu’à un seul des textes de ce chapitre, on n’hésitera pas à qualifier celui présentant « Le modèle du bestiaire » de petit bijou ethnographique, tant l’analyse en est fine, précieuse et sur bien des points originale et inédite. Héros animaliers, Chien, Lapin et Coq y sont, chacun à leur façon, découverts et présentés telles de véritables allégories
de l’« anti-Maître ». Ces héros – qui marquent par ailleurs le passage de la nature à la culture – sont pour le moins paradoxaux puisque, à chaque fois, « l’animal, qui, par essence, ne possède pas la parole, est chargé précisément de porter [en sous-main !] le sens que l’homme manque à exprimer » (p. 76).

5Le dernier chapitre consacré à une pragmatique de la culture martiniquaise, via la langue créole, est lui aussi particulièrement tonique. Francis Affergan montre combien l’observation de cette langue et du poids de ses mots donne à voir beaucoup plus que ne le laisserait à penser la culture qui la sous-tend. Le parler créole est physiquement expressif. Intensité, débit, ton, geste, mimiques et son l’emportent nettement sur la simple articulation lexicale, la grammaire et la syntaxe. Chaque séquence linguistique est en effet très paradigmatique du corps individuel ou social « parlant ». Plus encore, le discours narratif antillais a comme caractéristique de s’étayer sur une nette « dérive métaphorique de l’autre » (p. 137). Il ne cesse de signer des sous-entendus parodiques autant que des signes de reconnaissance codés non sans distiller des amorces de mémoire blessée par l’esclavage. Francis Affergan le montre par des exemples probants et parfois croustillants tirés des jeux de langage généreusement fonctionnels et drolatiques : des expressions courantes et des onomatopées – chacune pouvant être perçue tel un « mime phonique » (p. 130) –, ou encore des traits d’humour antillais (y compris le catalogue des jurons et insultes) – véritable « soupape de sécurité » (p. 144) – jamais vraiment gratuit et bien plutôt corrosif. Par-là, il réaffirme combien l’ethnologue a intérêt à bien entendre (plus que comprendre) la langue du sujet rencontré, à la manière d’un véritable « opérateur culturel » (p. 143) à chaque fois signifiant de l’intentionnalité communicationnelle détournée du locuteur.

6Il reste que l’atteinte morale très profonde de l’esclavage, la privation d’ancestralité et les processus insécables de créolisation ont engendré une société plus portée à enfreindre les normes qu’à s’y soumettre ou à les construire. Pour qui connaît le contexte martiniquais, il se peut bien, comme l’avance Francis Affergan en conclusion, que « la norme devient relative aux seuls intérêts nécessairement fluctuants » (p. 157). Ce qui ne va pas sans poser aux anthropologues « un authentique problème épistémologique » (p. 158) puisque, à cet « hors norme », se substitue bien plutôt la pratique opportuniste et mouvante de tout un échantillonnage de règles subtiles et cryptées auxquelles les acteurs créoles se réfèrent en oscillant constamment, et remarquablement, entre jeux de langage et jeux d’identités.

7La présentation de cet ensemble d’études soulève encore quelques remarques critiques.

  •  
  •  

8Le chercheur travaillant sur les Antilles s’étonnera sans doute du peu de crédit que Francis Affergan a toujours porté aux auteurs antillais (dont on peut concevoir qu’ils offrent pourtant une littérature anthropologique et des pensers théoriques non négligeables), bien qu’il ait pu se montrer, en d’autres occasions, plus conciliant avec Édouard Glissant. L’auteur s’en explique avec une certaine sévérité, reléguant leurs approches à une seule démarche fictionnelle sans véritable cohérence ni analyse critique3. Un point de vue auquel nul n’est obligé de souscrire. De même, et bien qu’Affergan se déclare attaché à une anthropologie antillaniste classique (et principalement de culture américaine), on peut s’étonner que, sur des champs d’études analogues, ses textes et sa bibliographie ne convoquent pas des anthropologues contemporains francophones pourtant réputés. On pense aux nombreux travaux de Jean-Luc Bonniol (à propos des phénotypes coloristes et des métissages), à ceux d’Hélène Migerel et de Christiane Bougerol4 (sur les séanciers créoles, le magico-religieux, l’appréhension du sacré, les modes de juxtapositions possibles entre magisme et christianisme, etc.) voire aux études de Laënnec Hurbon (pour l’analyse trop courte de « Messianisme, millénarisme et illuminisme »).

9Il n’empêche que cet excellent ouvrage d’anthropologie revisitée présente un patchwork de textes bien agencés et fort stimulants – quoique parfois de caractère inégal – que l’on recommande sans conteste. Ne serait-ce que pour ce petit bijou de penser et d’écriture anthropologique déjà signalé qu’est « Le modèle du bestiaire » (II, 1), mais aussi « Jeux de langage » (III, 1) ou encore « L’humour, l’évitement et l’inclusion » (III, 2).

Haut de page

Notes

1 Michel Agier, La Sagesse de l’ethnologue, Paris, L’Œil neuf, 2004 : 47.
2 Francis Affergan, Anthropologie à la Martinique, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1983.
3 Ce trait était déjà frappant dans maints passages de son ouvrage La Pluralité des mondes : vers une autre anthropologie, Paris, Albin Michel, 1997.
4 Christiane Bougerol a pourtant publié aux PUF, en 1997, dans la même collection choisie pour l’ouvrage de Francis Affergan, « Ethnologie », Une ethnographie des conflits aux Antilles : jalousie, commérages, sorcellerie.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Chanson, « Francis Affergan, Martinique : les identités remarquables. Anthropologie d’un terrain revisité », L’Homme, 183 | 2007, 242-245.

Référence électronique

Philippe Chanson, « Francis Affergan, Martinique : les identités remarquables. Anthropologie d’un terrain revisité », L’Homme [En ligne], 183 | juillet-septembre 2007, mis en ligne le 28 juin 2007, consulté le 25 juillet 2016. URL : http://lhomme.revues.org/9871

Haut de page

Auteur

Philippe Chanson

Université de Louvain-la-Neuve, Laboratoire d’anthropologie prospective, Louvain-la-Neuve.
philippe.chanson@adm.unige.ch

 

Source : https://lhomme.revues.org/9871

Connexion utilisateur

CAPTCHA
Cette question sert à vérifier si vous êtes un visiteur humain afin d'éviter les soumissions automatisées spam.