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Gérard LAURIETTE (1922-2006), l’homme qui a tenu tête.

Marie-Noëlle RECOQUE-DESFONTAINES
 Gérard LAURIETTE (1922-2006), l’homme qui a tenu tête.

Pédagogue émérite, Gérard Lauriette a toujours refusé d’être « un fonctionnaire robot ». Sorti Major de sa promotion à l’Ecole Normale, il décide à l’âge de 20 ans d’échapper à « l’asservissement intellectuel du blanc ». Son originalité et son esprit kaskòd font qu’il est expulsé de l’enseignement public sous prétexte d’« aliénation mentale »,  avant d’être mis à la retraite d’office à l’âge de 39 ans. Toute sa vie il attendra vainement d’être reconnu pour ce qu’il était, à   savoir un «écrivain didactique»  ayant produit nombre d’ouvrages destinés le plus souvent aux élèves en difficulté scolaire. Dans l’école privée qu’il a fondée, il a appliqué ses méthodes et obtenu  des résultats témoignant de leur efficacité. Convaincu que l’enfant guadeloupéen devait partir de ce qu’il connaissait afin de pouvoir s’ouvrir à une autre langue et à une autre culture, il a préconisé l’usage du créole en classe pour favoriser les apprentissages. Gérard Lauriette, alias Papa Yaya, est mort le 17 août 2006.

                      

ENTRETIEN AVEC GERARD LAURIETTE (en 1995)

 

Gérard LAURIETTE : Les auteurs français nous tournent en ridicule, comme dans « Les danseuses de la France », par exemple. Pour eux un Guadeloupéen c’est un Nègre, un point c’est tout, il parle, il parle mais il n’est pas capable de produire. Ils ont raison! Le Guadeloupéen n’a jamais rien produit, il a la voiture du Blanc, son téléphone, son Jésus, son Karl Marx, ses lois, ses remèdes... Plusieurs milliers d’instituteurs, aucun livre produit pour le primaire! Pas un avocat n’a pu dire : « Allons adapter une loi de France dans ce pays ». Pourtant le droit français repose sur le droit romain qui dit : que pensez des lois si elles ne s’adaptent pas aux mœurs d’un pays. Nos ingénieurs? Pas un n’a pu inventer une petite machine pour éplucher les poyos!

 

Marie.-Noëlle RECOQUE. : Pourquoi, selon vous ?

 

G.L. : Ce qui fait l’esprit d’un individu et d’un peuple c’est la religion et l’école. Ensuite ce sont les rencontres, les lectures… Mais quand à trois ans vous avez pris la religion de l’homme blanc où le nègre est maudit éternellement par la Bible : fils de Cham, tu seras l’esclave de tes frères…! Dans l’Histoire, quand on présente les grands hommes, nous n’avons dans notre esprit aucun modèle nègre. Et quand un Nègre va de l’avant, les autres lui font un croc-en-jambe. Vous êtes écorchés à vif et en voulez à l’homme blanc alors que tout ce que vous avez c’est le blanc qui vous l’a donné. Alors, si le blanc vous donne un coup de pied dans le derrière, prenez-le car il a réfléchi pour vous. Les enseignants qui disaient « nos ancêtres, les Gaulois », « il y a quatre saisons dans une année», aucun d’eux n’a été capable de dire, il ne faut pas dire ça ! Les parents médecins, avocats… ne pouvaient pas dire à leurs enfants : ne dites pas qu’il y a quatre saisons dans une année, il a fallu que Gérard Lauriette soit le seul à le dire. J’ai dit : faisons une école parallèle, ils ont dit, non! En 1972, la loi sur la régionalisation donne le droit d’enseigner ce qui concerne la région. Il a fallu que l’homme blanc donne l’autorisation. Ils n’ont jamais eu le courage de dire : le 27 mai, je prends un congé pour convenance personnelle, il a fallu attendre aussi l’autorisation. Les enseignants? Vous n’amenez pas vos élèves voir ce qu’a produit un instituteur pendant 46 ans !… même si c’est mauvais. Je les méprise. Quand j’ai découvert les inepties acceptées par mes aînés et mes compatriotes, je suis forcément devenu vaniteux. Moi, j’ai fondé une école et j’ai ma religion. En tant que Guadeloupéen, je me sens bien.

 

M.-N.R. : Vous avez réfléchi, innové, vous avez produit, écrit des ouvrages et vous n’avez pas été reconnu officiellement en tant que pédagogue. Vous frappez à toutes les portes, aux portes de n’importe qui…

 

G.L. : OUI !

 

M.-N.R. : Est-ce pour être reconnu que vous pourriez vendre votre âme au diable ?

 

G.L. : NON ! NON ! Pour libérer mon arrière-grand-père, pour venger mon père. Mon arrière-grand-père était esclave. J’avais 15 ans, quand on a saisi les terres et la maison de mon Papa et mon Papa est allé mourir à l’hospice. J’ai voulu montrer que je peux faire plus que leurs tortionnaires. Et j’ai réussi, je suis reconnu. Mais j’aurais voulu qu’il n’y ait pas de préfets blancs, d’inspecteurs blancs, ni d’institutrices blanches dans les petites classes. C’est vrai que si autrefois on avait reconnu ma valeur de pédagogue, la Guadeloupe aurait évolué.

 

M.-N.R. : Vous traquez les contradictions chez les autres mais j’en note aussi chez vous. Par exemple, vous critiquez la pédagogie imposée par les Blancs en Guadeloupe et en même temps vous voulez être reconnu par eux.

 

G.L. : Si je n’avais pas de contradictions, je deviendrais antipathique. Mais en fait, je ne demande pas à l’homme blanc de me reconnaître. Je sais que je suis plus fort que lui car je suis seul, alors que la loi du nombre joue en sa faveur mais il fallait vivre, j’avais une femme qui ne travaillait pas, pas de revenus, pas de terres… Pendant des années, mes enfants ont vécu dans la peur et sans argent. Tout le monde défend sa nourriture, le gendarme qui m’arrête même si cela le contrarie, le juge… Sils ne le faisaient pas, ils perdraient leur pain. Tout est alimentaire pour tous les individus, qu’il s’agisse d’un ministre, d’un Médecin du Monde, d’un journaliste, du Pape….

 

M.-N.R : Vous parlez beaucoup de sexualité, de la vôtre et de celle des autres.  

 

G.L. : Je vous dirai que pour moi une femme, ce n’est pas seulement le sexe, c’est aussi la protection. C’est bon de se faire admettre par une femme car chez elle il y a toujours le sentiment maternel envers celui qui souffre. Ma conception de la femme est différente de celle qu’on m’a apprise. Il y a tellement de choses qui se passent entre un homme et une femme qu’on ne comprend pas. Je crois que la fonction sexuelle est importante pour nous, chaque fois qu’un homme réussit, c’est une femme qui l’aide à réussir, chaque fois qu’un homme échoue, c’est une femme qui le fait échouer. Le contact physique avec les femmes est important, j’aime les présences féminines autour de moi. Elles me donnent des forces. Quand les gens me disent que je suis un obsédé sexuel, je leur réponds : vous mangez trois fois par jour, êtes-vous des obsédés du manger?

 

M.N.R. : Vous n’aimez pas la psychologie.

 

G.L. : Tout ce qu’on peut dire de la psychologie tient en moins de trente lignes. Tous les psychologues en trouvent d’autres pour les contredire. On est encore dans la forêt des mystères, personne n’a encore rien compris sur l’homme. Moi, je crois à la parapsychologie. Un être humain peut-il modifier les choses à distance par sa pensée et son émotion? C’est la question posée.

 

M.N.R. : Vous savez exactement ce qu’il faut dire aux gens pour les choquer, les  déstabiliser.

 

G.L. : Je suis entraîné à parler, à riposter. J’ai un long entraînement de discussion, j’ai commencé à 23 ans, j’en ai 73. J’ai la répartie vive. Je ne calcule pas, c’est spontané. Je ne cherche pas l’effet, la riposte dépend de l’interlocuteur. J’ai aussi créé des phrases à l’emporte-pièce, des aphorismes. Les paroles déclanchent en nous des processus physiologiques, c’est le pouvoir du verbe. Pour les gens, je suis un superman, c’est vrai j’ai des principes, des idées, mais quand je suis devant l’événement, j’ai peur, car je n’aime pas la bagarre mais je réagis face aux situations. Quand la bagarre vient, je l’accepte, je gagne, et à chaque fois, je suis le premier étonné, je me dis : « tu as pu sortir de là, encore ! ».

 

M.-N.R. : Quel philosophe êtes-vous ?

 

G.L. : Moi, je trouve que tout est mystérieux, une fleur qui devient fruit, des yeux qui voient, un cœur qui bat, rien ne s’explique. Mais le plus mystérieux c’est l’esprit humain. Je n’ai jamais médité sur des choses abstraites mais toujours sur les êtres humains. Par exemple, je sais que spirituellement je vous ai conquis, qu’il y a des affinités subtiles, beaucoup de Lauriette en vous, et beaucoup de vous en moi, sinon vous n’auriez pas franchi cette porte. Vous êtes comme moi-même prise par le besoin de savoir le pourquoi des choses. Moi, je suis un marginal, j’observe l’évolution du troupeau humain, j’essaie d’analyser ses comportements et de proposer des solutions. Je suis capable d’entrer dans la forêt des mystères et de revenir sur la route de tout le monde. Je peux être à la fois un nègre marron et un nègre civilisé.

 

M.-N.R. : Existe-t-il un cas Lauriette ?

 

G.L. : Le cas Lauriette embête, on n’arrive pas à faire taire Lauriette. Mon drame est de n’avoir jamais trouvé quelqu’un à qui me confier. Je faisais toujours peur à tout le monde, aux femmes qui m’entouraient. On me disait : « N’affronte-pas, ne cravache pas, n’injurie-pas !... Mais personne ne pouvait m’empêcher de présenter mes idées. Les autres montraient leurs maisons ou leurs bijoux, moi, je montrais mes idées. On dit de moi que je suis vantard, mégalomane, et même des mots que je ne comprends pas et que je ne cherche pas à connaître d’ailleurs comme « paranoïaque ». On peut dire que j’ai le délire de grandeur mais on peut dire autre chose aussi: « Il a souffert et il a su s’affirmer quand même ! Il est hâbleur mais il est là, il a tenu tête.»

 

M.-N.R. : Mais vous n’aidez pas les gens à vous comprendre, il faut vous deviner. Vous brouillez les pistes. Pour vous l’impudeur, c’est en fait  parler de soi.

 

G.L. : Je suis le seul à connaître mes affaires. Je suis gêné quand les gens dans la rue me regardent, je sais qu’il y a ceux qui me donnent trop de qualités et d’autres trop de défauts. Je ne cherche pas à me faire comprendre. Je ne brouille pas les pistes mais il faut capter ma pensée.  Je n’accepte aucune défaillance chez les autres car moi, j’ai tout sacrifié. Je n’ai rien à expliquer à personne. Je suis aussi un peu le clown, celui qui fait rire mais je sais que beaucoup de gens m’aiment. Je me dis : voilà ma chance.

 

 Propos recueillis par Marie-Noëlle RECOQUE DESFONTAINES

                  Capesterre Belle-Eau, le 13 avril 1995

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