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Guadeloupe, les hôpitaux en état de siège

Nicolas Delesalle
Guadeloupe, les hôpitaux en état de siège

Installations vétustes, pénurie  de personnel, flambée du virus : dans la grande île, le paradis caraïbe se transforme en enfer.

Les petits ruisseaux font les grandes rivières. Et parfois, l’embouchure se trouve à la source. Au mois de juillet, trois jeunes soignants du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Pointe-à-Pitre partent avec des amis festoyer sur l’île voisine de Saint-Martin, qui abrite des raouts où la jeunesse s’épuise jusqu’à l’aube. Ils ont beau travailler en réanimation, ils n’y voient aucun mal. La première vague du coronavirus n’a fait qu’effleurer la Guadeloupe, protégée très tôt par le confinement. Hélas, dans ces fêtes, ils contractent le Covid-19 et, sans le savoir, reviennent avec le virus dans leurs bagages. A peine débarqués, ils participent à une autre fête privée réunissant 200 personnes. Les cas contacts pullulent. Le syndicat UTS-UGTG (Union des travailleurs de la santé-Union générale des travailleurs de Guadeloupe) y voit les prémices de la seconde vague.

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Au mois d’août, les vacances et le relâchement général parachèvent la genèse d’un scénario dramatique. Aujourd’hui, alors que la situation est sous contrôle en Guyane et en Martinique, la Guadeloupe est la région française la plus touchée et le service de réanimation du CHU n’en finit pas d’accueillir de nouveaux patients. Mille personnes contaminées et 16 morts la semaine dernière, pour 42 décès depuis mars. Comme la métropole d’Aix-Marseille, l’île est désormais placée en « zone d’alerte maximale », mais la situation y est beaucoup plus grave. Le taux d’incidence au cours de la semaine du 14 au 20 septembre s’élève à 296,4 cas pour 100 000 habitants contre « seulement » 208,7 cas dans les Bouches-du-Rhône. « A Marseille, il y a une quarantaine de patients en réanimation, ils en auraient 200 si on rapportait nos chiffres à leur population », explique Bruno Jarrige, directeur médical de la crise Covid en Guadeloupe.

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Sauf à l’hôpital, personne dans l’île n’a le cœur à l’admettre, mais c’est vraiment la crise. Les plages sont vides, interdites de 11 h 30 à 15 h 30, la marina du Gosier, désertée, les restaurants et les bars fermés jusqu’à plus ample informé. Mais, comme à Marseille, les commerçants, éreintés par six mois de stress viral, rechignent parfois devant ces nouvelles mesures : « C’est terrible pour nous, lâche, dépité, Christophe Roche, le patron d’un resto-concert du nord de l’île. On est montrés du doigt, on perd beaucoup d’argent, on est punis alors qu’on suit toutes les règles. » Chez Manu, une charmante pagode près de la plage de Petit-Havre, on enrage : « D’habitude, à cette heure-ci, c’est bondé. Et voilà, il n’y a personne ! » Biologiste chez Synergibio, Fabrice Durand pratique jusqu’à 500 tests PCR chaque jour, et 20 à 30 % d’entre eux sont positifs. « On commence à manquer d’écouvillons et de réactifs, on ne sait pas quand la courbe va s’aplanir, s’alarme-t-il. Les gens qui ne comprennent pas les nouvelles mesures devraient aller faire un tour au service réanimation. »

Dimanche 27 septembre, 14 heures, sur la plage de Petit-Havre, d’ordinaire bondée. Les restrictions sont entrées en vigueur à minuit et doivent se poursuivre jusqu’au 12 octobre.

Dimanche 27 septembre, 14 heures, sur la plage de Petit-Havre, d’ordinaire bondée. Les restrictions sont entrées en vigueur à minuit et doivent se poursuivre jusqu’au 12 octobre. © Pascal Rostain / Paris Match

Le bâtiment principal du CHU des Abymes ressemble à un vieux paquebot vérolé par les tempêtes et échoué dans une mer de béton fissuré. Il a été frappé par un incendie en novembre 2017, juste après les ouragans Irma et Maria. La climatisation est fichue et 200 lits ont été perdus. Il a fallu externaliser les services dans des cliniques privées, tout réorganiser. Beaucoup de médecins sont partis. Une grève générale a encore paralysé l’établissement en juillet 2019 : les personnels étaient lassés de travailler dans cet immense espace insalubre où, parfois, la pluie traversait le plafond. Un nouveau CHU ultramoderne sera livré, mais en 2023. En attendant, en plein cyclone Covid, les soignants serrent les dents et les rangs, et font face : 150 d’entre eux ont contracté le virus (sur 3 500 personnes, tous services confondus). Un quart des 486 lits sont occupés par des « patients Covid », dont 33 en réanimation pour 36 places. Une ambulance vient de se garer aux urgences Covid. Daniel, 94 ans, fait partie des 25 personnes qui seront hospitalisées aujourd’hui, « des cas de plus en plus graves », selon l’infirmière qui les accueille. L’ambulancier, protégé par un simple masque et une paire de gants, pousse le lit roulant : « Avant, on transportait ici de jeunes adultes. Mais maintenant, ça commence à toucher les vieux, même ceux qui font très attention. »

La marina du Gosier, haut lieu des sorties entre amis, comme les Guadeloupéens ne l’ont jamais vue. Le 26 septembre, à 21 heures.

La marina du Gosier, haut lieu des sorties entre amis, comme les Guadeloupéens ne l’ont jamais vue. Le 26 septembre, à 21 heures. © Pascal Rostain / Paris Match

« Nous sommes dans une situation de crise majeure que nous essayons de contrôler, résume Gérard Cotellon, le directeur de l’hôpital. Aucun CHU de métropole n’a connu l’activité que nous avons en ce moment. » Pour faire face, le directeur et ses équipes ont fait ouvrir quatre nouveaux secteurs de réanimation Covid. Le plus étonnant est celui qui accueille à présent les patients les plus gravement atteints : l’ancien réfectoire de l’hôpital. Le vaste espace lumineux où résonnaient les coups de fourchette vit maintenant sous les diodes des moniteurs et les bruits des respirateurs. Huit patients y luttent pour leur vie. La pièce est climatisée et dispose d’équipements dernier cri.

Un des malades, la cinquantaine, placé en coma artificiel, est allongé sur le ventre : c’est la position du décubitus ventral qui lui permet de mieux respirer. « Les trois quarts de nos patients souffrent de comorbidités, mais pas tous », soupire le médecin de garde Bertrand Ponce, 39 ans, dont huit passés sur l’île. La population est particulièrement frappée par le diabète, l’hypertension et l’obésité. Avant la loi Lurel, adoptée en 2013, les produits laitiers ou les boissons vendus dans les régions d’outre-mer contenaient jusqu’à 48 % de sucre de plus que les produits en métropole. La culture de la canne à sucre dopée par l’industrie agroalimentaire…

Equipe de choc : (de g. à dr.) Bruno Jarrige, directeur médical de la crise Covid Guadeloupe, Suzy Duflo, présidente de la commission médicale du CHU, et Gérard Cotellon, le directeur du CHU.

Equipe de choc : (de g. à dr.) Bruno Jarrige, directeur médical de la crise Covid Guadeloupe, Suzy Duflo, présidente de la commission médicale du CHU, et Gérard Cotellon, le directeur du CHU. © Pascal Rostain / Paris Match

En blouse et masque, Charlotte, 28 ans, et Darlène, 26 ans, infirmières, ont l’air de contrôler la situation. Surfent-elles sur cette seconde vague ? « On ne surfe pas, on patauge, se désole Darlène. C’est difficile de trouver des stratégies. Hier, à 7 heures du matin, je n’avais pas encore enfilé ma blouse que mon patient a désaturé et fait un arrêt cardiaque. On était deux, légères comme des plumes, et il fallait retourner un patient obèse pour lui faire un massage cardiaque. On l’a perdu. » « Parfois, raconte Charlotte, on n’a même pas le temps de mettre nos lunettes de protection. Il n’est pas facile de se dire “le soignant d’abord”, alors on y va quand même. Quand les patients sont inconscients, on travaille plus commodément. Mais quand ils sont éveillés, on se rappelle que c’est une vie qu’on a entre les mains. A l’étage, il y a un homme de 40 ans, sans comorbidité, père d’un enfant. C’est parfois malaisé de garder la distance nécessaire. »

Les deux infirmières se souviennent de ce vieux couple entré ensemble à l’hôpital. « La dame est décédée, il a fallu prévenir son mari, malade. » Elles racontent ces histoires parce qu’elles ne supportent plus l’inconscience qui perdure à l’extérieur de l’hôpital, ici en Guadeloupe, mais aussi en métropole ou sur les réseaux sociaux. L’appel de Nicolas Bedos contre le masque et les mesures de distanciation prend un triste écho dans ces espaces où des gens se battent entre la vie et la mort. « Nous sommes un pays de libertés, mais ce qui fait la grandeur d’une société, c’est aussi sa capacité à sauver les plus fragiles, dit Gérard Cotellon. Et les plus fragiles sont devant vos yeux, ce sont eux qui meurent. » Pour Suzy Duflo, présidente de la commission médicale d’établissement du CHU et responsable du service oto-rhino-laryngologie, les mesures prises par l’Etat ne sont pas forcément suffisantes : « Il faudrait mettre en place un couvre-feu entre 20 heures et 5 heures du matin pour éviter les réunions familiales, les regroupements d’amis. Il faut une prise de conscience. Il y a trop de fêtes, trop de soirées. On n’y arrivera pas sans le concours de tous. »

Nous sommes la région la plus touchée et la plus mal lotie, explique Bruno Jarrige. Dans l’idéal, il nous faudrait 100 personnes de plus.

En attendant, l’ingénierie et la résilience des équipes pallient les manques, calfatent les brèches. Outre le réfectoire, transformé en unité de réanimation et que tout le monde ici surnomme le « self », il y a ces climatiseurs installés partout où cela est possible, cette ancienne salle de réveil de chirurgie digestive qui accueille maintenant 24 patients touchés par le Sars-CoV-2 et ce personnel qui s’adapte à tous les chambardements. Gladyss Menal, infirmière ORL, a tout réappris pour s’occuper des patients Covid. « Le plus dur, sourit-elle sous son masque, c’était au début, quand on ne savait rien. C’est l’inconnu qui fait peur. » Les troupes sont fatiguées, elles n’ont pas pris beaucoup de vacances. « Nous sommes la région la plus touchée et la plus mal lotie, explique Bruno Jarrige. Dans l’idéal, il nous faudrait 100 personnes de plus. »

Des renforts militaires ont justement atterri sur l’île le 27 septembre : 39 personnels du service de santé des armées, parmi lesquels 4 médecins, 14 infirmiers et 10 aides-soignants avec 1,3 tonne de matériel. Cette escouade menée par le médecin-chef Jean, anesthésiste, a d’abord pour mission d’assurer un renfort humain. Les militaires vont remplacer une unité de bloc opératoire qui travaillait jusque-là en réanimation et va pouvoir retrouver son cœur de métier. Car, tandis qu’affluent les malades du Covid, d’autres pathologies continuent de se présenter. Dans le paquebot rouillé du CHU des Abymes, sous le ciel orageux de septembre, tout le monde attend de voir enfin s’abaisser la crête de cette vague qui n’en finit pas de monter. Et prie pour qu’aucun cyclone ne vienne frapper les côtes de la région.

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