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INTENTION DE VOYAGE DANS LA CRITIQUE LITTÉRAIRE EN HAÏTI

INTENTION DE VOYAGE DANS LA CRITIQUE LITTÉRAIRE EN HAÏTI

Communication de Dominique Batraville au Deuxième Congrès international des écrivains de la Caraïbe (Guadeloupe, 2011)

J’ai travaillé pendant quinze ans comme critique littéraire au journal haïtien Le Nouvelliste, l’un des plus vieux quotidiens francophones de la Caraïbe et d’Amérique. A ce titre, j’entends relater ici les difficultés et le plaisir d’être critique littéraire dans mon pays, marqué par deux siècles de littérature.

La critique journalistique

Écrivain et critique, je parvenais pendant ma présence active au Nouvelliste à commenter les livres reçus, à réaliser des entrevues avec les auteurs, à expliquer leur écriture via des ancrages littéraires caribéens toujours renouvelés. La nature de ma tâche se résumait à peser dans la balance les livres reçus, les concerts, vernissages et autres événements qui fleurissaient l’actualité. Avec attention, passion, je dévorais les publications, les unes plus importantes que les autres.

Rédacteur-écrivain depuis ma tendre adolescence, j’avais développé quelque compétence de lecteur critique à travers un magazine scolaire dirigé par l’écrivain Christophe Charles, Revue des écoliers, où j’ai publié mes premières notes de lecture à l’âge de 15 ans. J’ai toujours écrit avec amour car j’ai refusé de devenir un  faiseur d’articles. Au fond de moi, je me disais: ce n’est pas avec un article qu’on doit régler ses problèmes personnels ou apaiser ses frustrations.

Vivre le métier de  journaliste littéraire en Haïti, est-ce chose facile? L’ère dictatoriale des Duvalier  a poussé  à l’exil  toute une génération de journalistes de conviction: Marcus Garcia, Dany Laferrière, Anthony Pascal, Liliane Pierre-Paul et tant d’autres, illustres travailleurs de la presse, connus pour leur éthique. Ce n’était donc pas facile.

Ma journée de travail consistait  à alimenter les cinq colonnes des pages littéraires et artistiques du journal. Tous les jours, entre 9 et 10 heures du matin, sous la houlette du défunt Carlo Désinor, chef de rédaction du journal, nous devions annoncer les articles qu’on allait remettre en fin d’après-midi. On passait en revue les ouvrages fraîchement publiés et on indexait les événements littéraires de la semaine.

Le Nouvelliste sortait chaque matin et était tiré à environ 15 000 exemplaires. L’attente des lecteurs était si grande que la direction du journal – après suggestions répétées de Rodney St-Eloi, chef de la section culturelle du journal – avait décidé de publier chaque fin de semaine un supplément culturel ouvert à l’actualité et à divers dossiers d’intérêt public (éducation, théâtre, langues, courants littéraires, esthétiques caribéennes, patrimoine, religion).

Nous nous sommes astreints à réveiller les travaux de nos penseurs: Louis Joseph Janvier, Anténor Firmin, Jean Price Mars et tant d’autres. Au cours des années 80-90, on assistait à un foisonnement de romans à succès écrits par des Haïtiens. Il fallait rendre compte de cette production littéraire, en analysant sa portée régionale et universelle, son inscription dans la littérature contemporaine. Cela faisait partie en quelque sorte d’une forme de nationalisme littéraire. Nos fidèles lecteurs ont osé comparer nos pages littéraires à celles du quotidien français  Le Monde. Nous étions là pour populariser génies, talents et promesses littéraires écrivant en créole et en français.

Pourquoi le métier de critique littéraire, même journalistique, peut-il  être considéré comme un métier complexe dans un pays où prévaut surtout l’autoédition?  Au lendemain de 1986, ce fut la fin en Haïti du régime trentenaire des Duvalier et le pays a alors vécu la naissance de plumes puissantes de la littérature haïtienne. Au cours des années 80-90, lorsque les récoltes littéraires étaient très abondantes, on a pu enregistrer dans les bibliothèques la parution annuelle de plus d’une centaine de titres dans toutes les catégories littéraires (poésie, roman, essai, biographie). Il fallait accompagner, jauger ce phénomène.

En deux siècles, Haïti a connu plus d’une dizaine d’écoles littéraires, véritables manifestes, sujets encore à  discussion. Voici la liste des journaux et revues qui ont soutenu ces écoles et qui ont  paru au cours des cinquante dernières années dans le pays: Le Nouvelliste, Le Panorama, Le Nouveau Monde, Haïti Libérée, L’Union  Le Matin, Le Septentrion, Rencontres, Conjonction, Pot-Pourri, Le Fil d’Ariane, Le Petit Samedi Soir, Haïti Demain, Haïti Progrès, Haïti Observateur, Haïti en Marche, L’Assotor, Grand’Anselais, L’Écran, Miroir, Inter Jeunes, Rond Point, Nouvelle Optique, Pour Haïti, Collectif Paroles, Vue d’Haïti, Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie, Chemins Critiques. En outre, des stations de radio haïtiennes comme Radio Nationale d’Haïti, Radio Haïti Inter, Mélodie F.M, et pour la télévision: Télé Haïti, Télé Nationale, Télémax, réservaient toujours un espace à la production littéraire du pays.

La majorité des auteurs du circuit de l’autoédition préféraient miser sur une critique bienveillante, confiée à des amis. Mais la plupart des journalistes littéraires s’y refusaient et se gardaient ainsi de tomber dans l’encensement. Mais d’autres, surtout non professionnels, jouaient ce jeu, valorisant l’effort d’écriture, même si le résultat était approximatif. Ce faisant, ils laissaient au  public le soin de trancher.

Certains noms de critiques littéraires connus pour leur sérieux ont marqué la scène locale : Roland Thadal, Ernst  Mirville, Christophe Charles, Joubert Satyre, Marc Exavier, Georges Castera. Des critiques  comme Yanick Lahens, Stéphane Martelly, Maguy de Coster, Solange Lafontant, Michaëlle Lafontant Médard, Elvire Jean-Jacques Maurouard, Emmelie Prophète ont fourni un travail soutenu, tant dans la presse écrite qu’électronique.

Afin de mieux expliquer à quoi se trouve exposé un critique littéraire dans un pays de passion violente et de folie créatrice comme Haïti, je dois évoquer le contexte politique qui prévalait pendant le règne trentenaire des Duvalier, quand la production littéraire venue de l’extérieur, écrite par  les auteurs haïtiens et étrangers, était passée au peigne fin par les membres du service de surveillance. La peur du communisme et la logique dictatoriale portaient  le régime à traquer les livres considérés comme subversifs.

La publication du roman satirique Les comédiens de l’écrivain anglais Graham Greene avait soulevé la colère du dictateur François Duvalier. Des œuvres littéraires telles Un ambassadeur macoute à Montréal, de Gérard V. Etienne ou Konbèlann, du poète Georges Castera, circulaient dans une certaine clandestinité. Si des libraires commettaient l’imprudence de les importer, ils étaient obligés de les placer très discrètement dans leur rayons, et plus souvent encore, ailleurs. Des revues remarquables publiées en Amérique du Nord comme Collectif Paroles, Nouvelle Optique, Sèl, n’étaient pas toujours exposées dans les librairies les plus représentatives du pays.

Des critiques avertis comme Pierre-Raymond Dumas avaient trouvé une formule pour désigner la production littéraire haïtienne produite hors des frontières du pays, c’était «la littérature haïtienne de la Diaspora». Dumas s’est fait un nom comme critique et spécialiste de cette littérature, ce qui lui a inspiré plusieurs anthologies relatives aux œuvres littéraires haïtiennes publiées en-dehors de l’espace national.

Avant et après 1986, la critique littéraire locale a fait de son mieux pour révéler au public les poètes et écrivains dignes d’intérêt. Parmi ces auteurs, devenus depuis des classiques, on mentionnera Frankétienne, René Depestre, Dany Laferrière, Lyonel Trouillot, Jean-Claude Fignolé, Edwige Danticat, Yanick Lahens, Louis-Philippe Dalembert. Les auteurs précités ont obtenu une reconnaissance interne et externe grâce au fracas médiatique qu’a suscité leur œuvre. Et grâce à leur talent.

Le statut d’écrivain confère en Haïti un incontestable prestige social. Le lieu d’où écrit l’écrivain peut contribuer à ce prestige. Un auteur comme Dany Laferrière s’est forgé un nom suite à son expatriation à Montréal. Il en est de même pour Jean-Claude Charles (d’heureuse mémoire), d’Emile Ollivier, de Joël Desrosiers, de Josaphat Large, de Robert Berrouet-Oriol. La relation à l’autre, et plus encore, la reconnaissance par l’autre, sont devenus des enjeux dans un pays qui en raison de sa diaspora croissante est de plus en plus plongé dans des interrelations de toute sorte.

La critique institutionnelle et académique

Les grilles d’interprétation des textes littéraires passent par des manuels, en tout cas, le premier apprentissage des lettres haïtiennes à l’école, à l’université, passe par des guides, manuels tributaires forcément de la didactique scolaire. Ils ont été élaborés par Pradel Pompilus, Raphael Berrou, Fardin, Jadotte, etc.

La production  scientifique de Pompilus dépasse cependant le cadre des manuels de littérature. Le professeur  Pompilus a laissé un travail impressionnant comme critique et spécialiste en linguistique. Il  a su initier la nouvelle critique en Haïti et a facilité l’accès à la sémiologie d’un Roland Barthes, à la connaissance des travaux d’un Lucien Goldman ou d’un Pierre Macherey.

Dans l’exercice de mon métier de critique littéraire en Haïti, j’ai pratiqué l’analyse des textes, le questionnement des modes d’écriture nouvelles par rapport aux maîtres du roman haïtien de l’après-guerre: Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis. J’ai essayé de populariser la poésie haïtienne héritée de Magloire Sant-Aude. D’autres critiques comme Alix Emera, Claude Pierre, Rudy Edmé, Ernst  Mirville  ont développé l’étude de la littérature dans l’enseignement secondaire et universitaire.

J’ai dû fuir à la fois les considérations trop biographiques et des jugements de valeur. Ma génération de critiques se trouve au carrefour de plusieurs générations d’écrivains: les uns couronnés, les autres, plus jeunes, en quête d’attention. Des critiques académiques tels Max Dominique, Roger Gaillard, Ulysse Pierre-Louis ont  fait autorité pour leurs outils d’analyse.

La critique littéraire en Haïti a pris naissance au lendemain de l’indépendance. Les écoles littéraires de l’époque se sont inscrites dans le combat patriotique. Pour jauger de la qualité d’une œuvre littéraire, il fallait la mesurer à l’aune des idéaux patriotiques, de la mise en évidence de la couleur locale des paysages et des résonances culturelles d’alors. Je m’imposais une autre contrainte, celle d’évoquer les éléments qui, dans classiques, les best-sellers ou les œuvres plus intimes, produisaient de la nouveauté, de l’écart, et apportaient à ces réalisations littéraires une plus-value.

Par ailleurs, le professeur Bernard Mouralis, spécialiste des littératures africaines, dans un article publié dans Notre librairie (2006), explique ainsi l’enjeu et le dilemme de la critique devant les livres à succès: «Prescrite dans les classes et consacrée par une tradition qui la présente comme un modèle, l’œuvre classique n’est pas pour autant une œuvre lue par un large public. Il faut même se souvenir d’un topo pédagogique et critique qui tend à établir une antinomie entre succès populaire et qualité de l’œuvre classique. Cette thèse a prévalu jusqu’au début du XXe siècle. Bourdieu, dans Les règles de l’art, a montré comment le champ littéraire se scinde entre deux secteurs opposés: d’un côté, les écrivains qui recherchent un profit symbolique; de l’autre, ceux qui recherchent essentiellement un profit économique». Le choix que j’ai fait, celui de la recherche systématique (quelle que soit la nature de l’œuvre étudiée)  de l’écart et de la nouveauté, m’évitait ce dilemme.

Je m’interrogeais aussi sur la relation de l’auteur à l’écriture. Je commentais ainsi dans une revue francophone canadienne la sortie du premier roman d’Emile Ollivier: «À coté de quelques analogies avec l’écrivain Gabriel Garcia Marquez, l’écriture du romancier Emile Ollivier se rapproche surtout de celle du caribéen Alejo Carpentier. Des amateurs de romans «tiers-mondistes» se demandent peut-être, au fond d’eux-mêmes: à quand le prochain roman du producteur de Mère-Solitude? Ira-t-il jusqu’au bout dans son plaisir d’écrire? Autant de questions auxquelles seul Emile Ollivier doit répondre devant les feuilles blanches à noircir…»

Certaines œuvres haïtiennes ont occupé les esprits durant des décennies. C’est le cas  de  Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain. Jean Claude Fignolé, romancier et essayiste, a été amené à questionner ce roman fondateur de la littérature haïtienne contemporaine. Il l’a trouvé panthéiste et judéo-chrétien, donc contraire au ton marxiste annoncé en toile de fond. Cela lui a valu une réplique frontale du défunt éditorialiste Jean L. Dominique, de Radio Haïti Inter. Un autre critique, Eddy Arnold Jean, dans un essai très documenté, a fait une radiographie choc de l’œuvre romanesque de Jacques Roumain. Dans une préface de Jack Cozani à  une édition de Gouverneurs de la rosée, ce dernier à identifié ce roman comme le livre-culte de la littérature haïtienne. D’autres critiques comme Claude Souffrant ont abordé Roumain sous l’angle  de la négritude socialiste, une caractéristique pas totalement étrangère au travail ethnographique de Roumain.

Comme outillage critique, il faut aussi tenir compte de l’essai coup de poing  d’un certain René Depestre: Bonjour et adieu à la négritude, dévoyée selon lui par le noirisme pervers des Duvalier. Dans cette zone novatrice, il faut avoir en tête deux essais d’importance du philosophe-romancier martiniquais Edouard Glissant: Le Discours antillais et L’Intention poétique. Travaux dont les résonnances haïtiennes sont conséquentes. Deux francophonistes américains peuvent aussi éclairer sur la production littéraire d’Haïti: Léon-François Hoffman, de l’université  Princeton, et Thomas Spear, de Cuny Lehman.

L’inclassable travail universitaire de Maximilien Laroche mérite également d’être salué ici. Il a été l’un des tous premiers critiques de la région Caraïbe à présenter un vrai guide littéraire de l’œuvre complète du maître romancier haïtien Jacques Stephen Alexis. Laroche a participé également à la première anthologie mondiale de  poésie créole. D’autres analystes littéraires de calibre comme Georges Castrera et Pierre Vernet ont trouvé des clés d’interprétation de la littérature créole haïtienne. Le premier a vulgarisé un manifeste de la poétique créole à travers son recueil Konbèlann. Le second a campé un  talentueux romancier haïtien, Pierre Michel Chéry, auteur entre autres de Eritye vilokan. Les critiques de la génération «Mouvement démocratique haïtien» ont eu pour leur part le souci de camper le peintre et poète maudit Frankétienne.

Mais il reste beaucoup à faire. Il est urgent de s’intéresser à des poètes hors-norme tels Carl Brouard, Magloire Saint Aude, Villard Denis dit «Davertige», ou encore d’étudier  les Lodyans de Justin Lhérisson, d’approfondir le trajet romanesque de Dany Laferrière, d’interroger davantage le Réalisme merveilleux, le Spiralisme, Haïti littéraire. Et depuis le désastre du 12 janvier, une production littéraire post-séisme, marquée par le traumatisme causé par le Grand-Ebranlement, a pris naissance. Il faudra l’explorer. Enfin, il faudrait questionner les motivations et les conséquences du fait  d’écrire en Haïti. Jadis, publier un livre dans ce pays menait volontiers certains auteurs branchés aux postes officiels. C’est de moins en moins le cas. La production littéraire haïtienne est devenue débordante.

Dominique Batraville
écrivain et critique

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