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Jean Baudrillard : « La haine peut être une ultime réaction vitale »

Jean Baudrillard : « La haine peut être une ultime réaction vitale »

Dans un dossier de une sur la haine paru à l'été 1994, le Magazine Littéraire publiait un long entretien avec le philosophe Jean Baudrillard. À l'occasion de notre nouveau numéro, qui interroge les haines existantes au sein de notre démocratie, nous publions pour la première fois cette archive en version numérique.

Jean Baudrillard, auteur des Stratégies fatales et de La Transparence du mal analyse à travers son œuvre les passions et lignes de force qui traversent nos sociétés. Il parle ici de la haine.

On entend parfois dans la bouche des manifestants : « j'ai la haine ». Une expression étrange…

Jean Baudrillard - En effet, l'expression est étrange. Parce que dans « j'ai la haine », il n'y a pas d'objet. C'est le problème de ces passions qui n'ont plus d'objet. C'est comme : « je manifeste », qui veut dire je me manifeste. Mais pour quoi ? pour qui ? C'est le sort des expressions où le verbe s'autonomise. Elles se formulent à la première personne, mais l'objet a disparu. C'est encore comme : « j’assume ». Qu'est­-ce qu'il assume ? Il serait bien en mal de le dire. C'est un sujet sans objet qui parle.

Il y a aussi le « J'ai » qui s'oppose au « Je suis ».  Une passion comme la haine, on l’est plutôt que de l'avoir. D'un point de vue syntaxique aussi, l'expression est étrange.

Ce n'est plus exactement une syntaxe, c'est un logo, une sorte de label, comme les graffiti exposaient le mode : « j'existe », « je vis ici et là ». Un point c'est tout, en deça ou au-delà de toute raison. La haine est peut-être quelque chose qui subsiste, qui survit à tout objet définissable. A qui s'en prendre aujourd'hui ? Et, en effet, les jeunes, à qui peu­vent-ils s'en prendre ?

Il y a une sorte de statut, une sorte de modalité d'existence qui sonne aussi comme une condamnation. C'est très désespéré.

Il ne faut pas en rajouter sur la mort ou le désespoir. Ils sont désespérés en apparence, mais je ne suis pas sûr qu'ils le soient réellement. Ils sont peut-être moins désespérés que les autres, moins désaffectés. La haine reste une énergie, même si elle est négative ou réactionnelle. Il n'y a plus que ces passions-là aujourd'hui : haine, dégoût, allergie, aversion, déception, nausée, répugnance ou répulsion. On ne sait plus ce qu'on veut. On n'est plus sûr que de ce dont on ne veut pas. Les processus d'actualité sont des processus de rejet, de désaffection, d'allergie. La haine fait partie de ce paradigme de passion réactionnelle, abréactionnelle : je rejette, je n'en veux pas, je n'entrerai pas dans le consensus. Ça ne se négocie pas, ça ne se réconcilie pas.

Dans l'expression, « J'ai la haine », il y a aussi une manière de se poser sans finalement rien demander. « J'ai la haine », ce n'est pas : « Je vous hais ». C'est une espèce d'objection en forme de pure affirmation, de pure position, comme telle irrécupérable.

En effet : « j’ai la haine », c'est comme une espèce de dernier capital. Mais il y a quand même une sorte d'altérité, quel­qu'un en face, ça peut toujours se négocier d'une façon ou d'une autre, même avec le pouvoir.

Rencontre-t-on ce type d'affect ailleurs qu'en France ?

Je rentre d'Australie, où la rencontre avec les aborigènes m'a fait éprouver une espèce de choc anthropologique radical. Là-bas, il y a justement un gros problème d'altérité. Les aborigènes – extrême anthropologique, mais révélateur – ont une espèce de dénégation, viscérale, profonde de ce que nous pouvons représenter et de ce que nous pouvons être. Comme si ces peuples-là avaient aussi la haine. II y a là quelque chose d'irrémédiable, d'irréductible. On pourra leur prodiguer toute la charité universelle dont nous sommes capables, essayer de les comprendre, de les aimer, il y a chez eux une sorte d'altérité radicale qui ne veut pas être comprise, et qui ne le sera pas.

J'ai l'impression que le fossé s'élargit entre ces gens-là et le monde qui, depuis les Lumières, s'est développé autour de l'universel. En même temps qu'on a inventé l'universel, on a découvert l'autre, le vrai, celui qui ne rentre justement pas dans l'universel et dont la singularité insiste quoique désarmée et impuissante. J'ai l'impression que le fossé entre une culture de l'universel et ce qui reste de singularités se durcit et se creuse. Ces gens-là ne peuvent pas se permettre de passions offensives ; ils n'en ont pas les moyens. Mais il leur reste le mépris. Je crois que, profondément, ils nous méprisent avec un sentiment irréductible de rejet. Les jeunes des banlieues sont une des versions possibles de ce phénoméne, mais intégrée, alors que ce qui reste, dans le tiers monde, de ce qui a été détruit ou virtuellement exterminé garde une passion de revanche radicale, une espèce de réversion absolue qui n'est pas près de s'atténuer.

Ce sentiment contemporain de haine est-il assimilable à ce qu'on appelait, il y a peu encore, la haine de classe ?

Je ne crois pas. Cela restait, paradoxalement, une passion bourgeoise. Cette haine-là avait un objectif ; elle pouvait se théoriser et elle l'a été. Elle se formulait, elle avait une action possible, elle portait une action historique et sociale. Il y avait un sujet, le prolétariat, des structures, les classes, des contradictions. La haine dont nous parlons n'a pas de sujet ; elle n'a pas d'action possible. Elle ne s'extériorise que par des acting out. Son mode d'existence n'est plus celui de l'action historique, mais celui de l'acting out violent, autodestructeur. La haine peut facilement se renverser contre soi­-même, elle peut devenir aussi haine de soi, destruction de soi. Voyez le suicide du chanteur du groupe Nirvana. Il voulait donner à son dernier album le titre suivant : « I hate myself and I want to die », « j'ai la haine de moi et je veux mourir ». La haine de classe fait désormais partie de notre patrimoine, en tout cas du patrimoine européen.

Dans les années 80, certains intellectuels diagnostiquaient la fin des passions politiques. La haine n'en est-elle pas une nouvelle forme ou une nouvelle figure ?

On se situerait au-delà de la fin ? Pourquoi ne pourrait-il pas y avoir une indifférenciation politique, qui ne serait pas forcément le dernier mot de l'histoire, avec, à un moment donné, un retournement, une haine de… Peut-être que les dernières pulsions sont contre l'histoire, contre le politique. Peut-­être que ce qui fait événement maintenant se fabrique non plus dans le sens de l'histoire ou dans la sphère politique, mais contre. Il y a une désaffection, un ennui, une indifférence, qui peuvent brusque­ment se cristalliser de façon plus violente, selon un processus de passage instantané à l'extrême, s'accélérer aussi. L'indiffé­rence n'est pas du tout la mer d'huile, l'encéphalogramme plat. L'indifférence est aussi une passion.

L'indifférence, une passion ?

Bien entendu. Il y a des stratégies de l'indifférence. L'indifférence décrit une situation originale, nouvelle qui n'est pas l'absence ou le rien. Les masses, par exemple, sont des corps indifférents, mais il y a des violences ou des virulences de masses. L'indifférence, ça fait des dégâts. Le terme indifférence peut paraître plat, mais il peut aussi passer à l'état incandescent. Il y a certainement une violence de l'indifférence.

Vous parliez tout à l'heure d'acting out. Est-ce que ce n'est pas un jeu très médiatique ? Une forme de passion à l'âge de la télé ?

On prend toujours les médias pour une sorte de miroir qui crée des effets si spéciaux qu'on n'arrive plus à retrouver ce qu'il y avait au départ. C'est l'analyse la plus commune. Mais les médias eux­-mêmes sont le lieu de l'indifférence, ce sont eux qui la produisent. Ils ont une production originale : la production de l'indifférence. On pense que c'est le pouvoir qui, à travers les médias, manipule les masses. On peut aussi penser que c'est l'inverse qui est vrai : peut-être que ce sont les masses qui neutralisent et déstabilisent le pouvoir à travers les médias. Les médias sont peut-être le lieu d'inversion de l'action rationnelle et historique. Ce sont eux qui paralysent et immobilisent à peu près tout.

Bien sûr, la scène est occupée, pleine, mais on sait bien qu'il ne s'y passe rien, virtuellement rien. Ce qui produit des effets de catastrophe. L'information remplit notre espace, mais en fait le vide se creuse, dans une espèce de trou noir. D'ailleurs les gens croient-ils à l'information ? Tout le monde fait semblant. Il y a une espèce de consensus qui repose sur la crédulité ; on fait semblant de croire que ce qui nous arrive par les médias est réel ou vrai ; on croit en une espèce de principe de l'information, principe de droit divin. Mais au fond, est­-ce que les gens y croient ? Je n'en suis pas sûr. Ils sont plutôt dans un état d'incrédulité fondamentale. Cette incrédulité n'est pas forcément passive. C'est une résistance. Elle veut dire quelque chose : ça, on n'en veut pas, cela ne nous concerne pas, ça ce n'est pas notre univers. Pour l'immense majorité, c'est vrai, ça ne les regarde pas, ça ne les concerne pas. Il y a une espèce d'énorme non pas anomie, au sens où il y aurait des groupes réduits de gens en dehors de la loi, en dehors de la norme, mais une anomalie profonde.

Voyez Paulin, ce Guadeloupéen, qui, il y a quelques années, assassinait les vieilles dames. Son procès a eu lieu, il a été condamné, il est mort du sida en prison. Un film - J'ai pas sommeil (réalisé par Claire Denis en 1994, ndlr) - vient de sortir qui raconte son histoire. Voilà un personnage absolument monstrueux, mais cool, sans aucune haine apparente. Il était sans identité, de sexe indéterminé, d'une race indistincte, une espèce d'anticipation d'une société complètement métissée, et devenue parfaitement indifférente. Il accomplissait ses meurtres sans violence, sans effusion de sang. Il était même extrêmement courtois, conscient, calme. Il les a racontés avec un drôle de détachement, une espèce d'indifférence. On pouvait la prendre pour une indifférence véritable, comme quelqu'un qui serait devenu si indifférent à lui-même, à sa propre identité qu'il pouvait éliminer des êtres eux­-mêmes indifférents : petits vieux et petites vieilles. On peut aussi bien penser qu'il y a derrière tout ça un fond de haine radicale. Peut-être Paulin avait-il la haine, mais il était trop stylé, trop cultivé pour l'exprimer d'une façon violente. On peut aussi faire cette hypothèse.

Peut-on dire que la haine serait devenue notre passion politique dominante ?

La communication, en devenant universelle, s'est accompagnée d'une déperdition fantastique de l'altérité. Il n'y a plus d'autre. Peut-être que les gens re­cherchent une altérité radicale, et la meilleure façon de la faire apparaitre, comme de l'exorciser, c'est peut-être la haine, forme désespérée de production de l'autre. En ce sens, la haine serait une passion, sous forme de provocation, de défi. La haine est quelque chose de fort ; elle doit susciter une adversité poignante, que notre monde ne provoque guère plus parce que les conflits y sont immédiatement chambrés, circonscrits, invisibles. La haine est un sentiment ambivalent qui peut s'inverser, un mode de relation beaucoup plus fort que l'amour, l'affection, le consensus ou la convivialité, qui sont des modes faibles de la communication.

On ne peut manquer de faire la comparaison entre la situation actuelle et celle des années 70 où on ne parlait que de paix et d'amour, peace and love. C'était l'époque de toutes les résistances à la guerre du Vietnam, les beatniks, les hippies, sous les pavés la plage, Imagine de John Lennon. On mettait tellement d'amour partout qu'une grande question était de savoir comment on pouvait aimer le pouvoir.

Il est vrai qu'à ce moment-là tout tournait autour de la libido, désir et libido, des choses qui, curieusement, se sont très affaiblies, sauf dans la publicité. Quant au pouvoir, où est-il ? Personne n’arrive plus à le capter même pour le combattre. Ce n’est plus une haine de classes parce qu’elle n’oppose plus les riches et les pauvres, les patrons et les ouvriers. C'est une haine de la classe politique, une aversion envers la classe politique globale, qui a trouvé à s'exprimer à l'occasion des scandales, mais sans s'y réduire.

Est-ce qu'on peut dire que cette haine viendrait à la fin de l'histoire ? Serait-ce la passion qui accompagnerait ce que Francis Fukuyama a décrit comme la fin de l'histoire (1)?

J'étais récemment à Francfort précisément avec Francis Fukuyama. Je lui ai dit qu'il était optimiste en parlant de la fin de l'histoire. Cela voudrait dire qu'elle a eu lieu. Qu'elle soit finie, supposerait qu'il y a eu de l'histoire. A la limite, il y a plutôt une espèce de passage au-delà, au­-delà d'une histoire interminable. La haine est plutôt la réaction violente au fait qu'il n'y a pas de solution, qu'il n'y a pas de résolution possible de tous les problèmes qu'avait posés l'histoire. C'est une dénégation du cours de l'histoire, c'est une espèce de boucle, de régression, on ne sait pas à quoi on a affaire, et peut-être que, au-delà de la fin, dans ces confins où les choses s'inversent, il est possible qu'il y ait une passion indéterminée, qui, forcément, ne serait pas positive, du style de l'amour. Ce qui resterait d'énergie s'inverserait dans une passion négative, une réjection, répulsion. L'identité aujourd'hui se trouve dans le rejet ; elle n'a plus guère de socle positif. Il ne reste plus qu'à s'antidéterminer par expulsion de l'autre plutôt que par relation ou dialectique affective envers lui. C'est une situation qui se coince. Sans doute y a-t-il eu en effet une espèce de rupture dont on ne s'est pas bien aperçu. On est en train de basculer dans une sorte non plus de positivité du temps, de linéarité du temps, mais dans une sorte de compte à rebours. La fin est là, et il n'y a plus qu'à compter ce qui nous en sépare. Compter à partir de la fin, c'est quand même une drôle de perspective, elle n'est évidemment pas faite pour alimenter des passions positives.

Quelle politique possible à l’âge de la haine ?

Retrouver des passions politiques, telle est la grande désespérance des intellectuels. Encore faut-il qu'il y ait un enjeu du politique. Je crois que la vraie passion, la passion fondamentale est celle du jeu ; c'est celle qui surdétermine toutes les autres. Quand on joue, on est passionné. Si on joue, s'il y a un enjeu, il y a une passion, ni positive ni négative, une passion de la bataille, prodigue d'elle-même. On joue, on perd, on gagne, il n'est pas ques­tion de progresser, on reperd ce qu'on a gagné, etc. La passion vient de là. Dans la politique actuelle, où sont les enjeux ? Ils se sont refermés, il n'y a plus que des enjeux de telle ou telle catégorie, des enjeux corporatistes. Il y a comme l'impossibilité de mettre en jeu quelque chose. Il n'y a donc plus de passion de la politique. Il n'y a plus qu'une apathie, et à l'inverse, pour jouer sur les mots, de la compassion. On n'est plus dans du politique passionné, on est dans de la compassion, à travers cette extension des droits de l'homme et de la solidarité.

L'humanitaire ?

Il y a une sorte de dilution radicale de la passion dans une sorte de compassion qu'analysait et dénonçait déjà Hannah Arendt quand elle expliquait que, avec la Révolution, la compassion du bonheur et surtout du malheur des autres a pris la place de la passion, de la liberté, de l'action, qui sont proprement le politique. On est tombé dans l'universel consensuel des droits de l'homme, derrière lequel s'alimentent des singularités violentes, qui secrètent de la haine, dans la mesure même où cet universel est irrecevable, où c'est une utopie qui peut se révéler meurtrière. Ça commence dans l'enthousiasme, mais quand un système arrive vraiment au point de l'universel, à saturation, il se produit une réversion terrible et tous les accidents qu'on observe sous les formes de la virulence, qui a en quelque sorte remplacé la violence historique. On a désormais affaire à des systèmes anomaliques qui secrètent des virulences de toutes sortes : sida, virus informatiques, etc. La haine est peut-être aussi une es­pèce de virus de cette sorte. Peut-être la haine est-elle vitale, vitale au sens où si vous n'avez plus d'ennemi, plus d'adversité, plus d'antagonisme, au moins virtuels, c'est le pire qui puisse arriver. Otez à une espèce ses prédateurs naturels, elle se détruit elle-même. Il y a une métastabilité vitale, une sorte d’équilibre qui implique qu’il y ait de l’autre, et de l’autre méchant, de l’ennemi. Si on n’a plus à se défendre, on finit par se détruire soi-même. C’est ce que j’ai appelé la déprédation, déprédation au sens où on est privé des prédateurs. La haine est peut-être aussi une ultime réaction vitale.

On dit que la haine est nationaliste et que le nationalisme est haineux. Que penser des analyses actuelles sur le retour du nationalisme ?

Elles sont superficielles, trop moralisantes. L’analyse devrait être un peu plus dure, hard, et ne pas tout de suite court-circuiter les phénomènes sous des jugements de valeur : c’est pas bien ; Le Pen, l’Islam ne devraient pas exister. Ce n'est pas la peine d'en appeler au retour des droits de l'homme, puisque c'est justement toute cette culture des valeurs universelles qui secrète l'état de choses que nous connaissons.

Il y aurait un danger dans l'universalisme des droits de l'homme ?

Il n'y a pas besoin de la psychanalyse pour savoir que l'homme est un animal ambigu, qu'on ne peut pas en extirper le mal, le simplifier au point qu'il ne soit plus qu'un être positif et rationnel. C'est pourtant sur cette invraisemblance que reposent les idéologies. Il faut de l'adversité, des incompatibilités, des antagonismes, des choses qui soient irréconciliables, au risque que se manifestent les passions les plus sordides. On n'a pas le choix. Il faut faire avec.

La politique moderne commence avec la volonté de dialectiser, d'équilibrer les forces, de trouver des stratégies de compromis entre des choses dont on pense qu'elles sont toujours négociables. Le principe de la politique moderne est que rien ne doit pouvoir échapper à cette en­treprise de réconciliation et de négocia­tion. S'il doit y avoir du conflit, il est voué à être résolu. La politique moderne comprend un principe de solution finale, qui mène parfois à « la » solution finale. C’est la dialectique. Mais la réalité n’est pas dialectique ; elle est faite d’irréconciliables, de choses véritablement antagonistes, comme Freud posait Eros et Thanatos, radicalement exclusifs l’un de l’autre et absolument irréconciliables même à l’infini. Les autres cultures savaient gérer symboliquement, à l’aide du sacrifice, des rituels, du cérémonial, cette ambiguïté fondamentale. Nous, nous ne voulons pas en tenir compte. On part du principe que les choses doivent s’éclaircir, devenir transparentes. Du même coup, il y a un résidu qui n’est pas traité parce qu’il n’est pas traitable ; il devient forcément résiduel et négatif, et se transforme naturellement en haine. En poussant à fond l'uni­versel, comme on est en train de le faire, on provoquera forcément une réversibilité de ces choses-là, on reprovoquera d'autres singularités. Je ne suis pas pessimiste ; les singularités sont indestructibles.

La haine peut-elle s'universaliser ? Peut­-on imaginer une fédération des haines ? Que les banlieues fassent relais avec des nationalismes qui, eux-mêmes, feraient relais avec on ne sait trop quoi dans une espèce d'internationale de la haine ?

On aurait presque envie qu'un pareil scénario se réalise. Mais par définition, ce qui est inertie, indifférence ne peut pas se solidariser, puisque c'est un effet de désolidarisation, un effet d'échec de l'universel. C'est fractal, fragmenté, ça éclate ici ou là, sans possibilité optimiste de retrouver une cohérence politique. Non, le pire n'est pas toujours possible.

S'il devait y avoir un enchaînement, il serait de l'ordre d'une réaction en chaîne, ce qui est le mode actuel de propagation des événements. Non plus celui de l'information, ni du savoir, de la raison avec son progressisme raisonné et raisonnable. Il y a des déclenchements, des enchaînements incontrôlables, des phénomènes de contagion, comme ceux qu'Elias Canetti a décrits dans Masse et puissance. La masse est un type de corps mat, où la transmission est ultrarapide par un effet qui reste mystérieux pour l’analyse sociologique traditionnelle. La mode est un de ces types de contagion ultrarapide. C’est la virulence des virus, mais tous les virus n’ont pas d’effets pervers négatifs ; certains ont des effets pervers positifs. On est dans un univers d’ultra-réaction, de overreaction, de réaction en chaîne, de contiguïté immédiate. C’est le mode même de la médiatisation aujourd’hui, le mode de la communication. Evidemment dans un univers de ce type l’action politique est beaucoup plus difficile.

Traditionnellement, la philosophie politique pense à partir du principe d’une conservation de soi qui résiste aux dangers qui menacent l’individu. On voit des gens comme André Glucksmann chercher à fonder la morale sur le principe de la reconnaissance d’un mal radical, d’une certaine manière donc, d’une sorte de haine du mal. La haine ne pourrait-elle pas être le principe d’une nouvelle morale ?

Le mal, le principe du mal, je n’ai rien contre. Il me semble qu’il y a là un principe actif à condition de ne pas le diaboliser, de ne pas en faire un pathos comme le fait Glucksmann. Il y a eu toutes ces analyses, Bataille par exemple, selon lesquelles l'énergie des sociétés viendrait du principe du mal, non pas de leurs passions positives mais de leurs passions négatives. C'est aussi ce que j'avais appelé la transparence du mal : le mal n'est plus joué ; il n'est plus mis en jeu, il passe ailleurs et transparaît partout. Au lieu d'être saisissable, il devient insaisissable. Il prend la forme de tous ces virus qui nous inquiètent aujourd'hui. Mais faut-il pour autant se donner un principe démoniaque ?

Ne trouve-t-on pas un peu tout ça chez Nietzsche? Dans l'idée qu'il faut aussi savoir haïr.

Il faut être méchant, et tout ce qui penche, il faut le pousser, pour que ça tombe. C'est la stratégie du pire, avec une véritable surenchère, un passage au­-delà. J’aime bien cette logique. Il faut savoir aller aux extrémités. L'ennui, c'est que nous sommes plutôt en deça du bien et du mal. On a perdu les valeurs et l'opposition régulée des valeurs, non pas en passant au-delà mais en tombant en deça. Les valeurs désormais sont indiscernables, elles sont indécidables, elles flottent.

Le bien, c'est quand il y a une opposition réglée du bien et du mal. Le bien admet tout à fait l'existence du mal, mais dit qu'il y a une possibilité de réconciliation. Toutes nos religions, nos idéologies partent du principe du bien. Le mal, c'est quand il n'y a plus de réconciliation possible du bien et du mal, que les deux pôles sont écartelés. On est alors dans le mal au sens de l'irréconciliable, ce qui est inadmissible du point de vue moral. Le mal, ça veut dire qu'il n'y a pas de réconciliation possible entre les deux.

Voilà qui ne donne pas beaucoup d’avenir à nos actuelles politiques d’intégration.

C'est vrai que, jusqu'à la moitié des années quatre-vingt, dans nos cultures, le processus n'allait pas dans le sens de l'exclusion. Ça a changé. Quelque chose désormais échappe complètement à la régulation sociale Si ce n'est pas la fin de l'histoire, c'est bien la fin du social. Quelque chose s'est dissocié, un principe de dissociation est en œuvre dont on ne voit pas le terme.

Nous ne sommes plus dans l'anomie, mais dans l'anomalie. C'était très gentil, l'anomie. L'anomie relève d'une société bourgeoise. Anomique, ce qui, par exception temporaire, n'est pas dans la loi, mais qu'on a bon espoir d'y réinscrire, de remettre dans le droit fil par solidarité. L'anomalie quant à elle est irrécupérable. Il ne s'agit pas de légères disturbances. L'anomalie n'est pas ce qui échappe à la loi mais à la règle. C'est plus profond : la règle du jeu n'est pas forcément énoncée ; nul n'est censé forcément la connaître. On n'en sait peut-être rien, pourtant on sait que des gens échappent complètement au jeu, à la possibilité de jouer, à la règle du jeu. La loi est explicite, on peut la contester, et l'anomie a donné un principe de résistance, de subversion, tandis que l'anomalie est complètement irrationnelle ; c'est ce qui tombe ailleurs, qui ne peut plus jouer, qui n'est plus dans le jeu, qui est hors jeu. Qu'est-ce qui se fomente, là, dans l'anomalie, on n'en sait rien.

L'anomalie pourrait avoir la haine comme passion ?

Peut-être vivons-nous dans un processus général de réversion des choses qui serait alimenté par des passions diverses comme la haine. Sans le savoir, on serait passé de l'autre côté, on serait entré dans des systèmes qui sont à la fois de plus en plus sophistiqués, fonctionnels, opérationnels et de plus en plus menacés par un détraquement, par une réversion violente. Si bien que c'est le problème même de l'espèce qui serait posé, et pas seulement celui de certaines cultures qui pourraient être prises dans un processus d'autodestruction. On a déjà vu des cultures s'effondrer comme ça, d'un seul coup, sans qu'on sache pourquoi.

Nous serions tous des Incas...

Ce n'est pas la peine d'aller chercher si loin, voyez le communisme.

(1) Cf. La fin de l’histoire et le dernier homme, Francis Fukuyama. Ed. Flammarion, 1992.

Post-scriptum: 
Photo : Jean Baudrillard © ERIC FEFERBERG/AFP

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