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L' ÉCRITURE À LA CROISÉE DES LANGUES

par Lucia Nankoe
L' ÉCRITURE À LA CROISÉE DES LANGUES

{{Lucia Nankoe, d'origine surinamienne et professeur d'Université aux Pays-Bas, est spécialiste de la littérature francophone de la Caraïbe. Lors du 1er Congrès des Ecrivains de la Caraïbe, qui s'est tenu au Gosier (Guadeloupe) à l'initiative du Conseil Régional de ce pays, elle a prononcé la communication ci-après...}}

Edgar Caïro, né en 1948, est un auteur dont les textes ont secoués le monde néerlandophone.

Dans les années 70 et 80 du siècle dernier on entendait, de son pays d'origine, le Suriname, jusqu'au quartiers huppés d'Amsterdam aux Pays-Bas les cris poussés par les gens indignés par sa façon d'insérer le créole dans un texte néerlandais pour en faire un tout bien à lui, "il nous fait honte", hurlaient-ils. Ses billets pour le 'Volkskrant', un des grands quotidiens des Pays-Bas, témoignent aussi de son courage à mêler le créole et le néerlandais.

Aujourd'hui je me permets de vous présenter l'oeuvre Sranan Libre, parue cette année, après sa
mort. Je considère que l'auteur et néerlandiciste Edgar Caïro est l'exemple parfait d'un auteur au croisement des langues et des cultures.

Mais, les oeuvres littéraires d'E. Caïro sorties à la fin des années 1990, m'étaient devenues complètement inaccessibles, sans doute n'avais-je pas pris assez de temps pour les fouiller en profondeur. Quand je reçus 'Le Goût de Sranan Libre' mi- mai 2008, j'entamais la première page et ne pus plus m'arrêter.

Le récit a initialement été publié en tant que pièce de théatre.

Le vieux virtuose Edgar Cairo tel que nous le connaissions de "Témékou-Tracas" dans son premier roman, qui prit à nouveau la parole. Sa façon de mêler dans chaque roman les langues écrites et parlées en de jongler avec le Surinamien, le Sranan- c'est le nom du pays et de la langue- et le néerlandais standard de la métropole me fascine toujours autant.

J'ai retrouvé le plaisir que j'avais à le lire avant, surtout dans la première partie du livre qui relate les événements tragiques du mois de décembre 1982 où quinze opposants au régime surinamien de l'époque, parmi lesquels des syndicalistes, journalistes et avocats, furent assassinés.

Dans la deuxième partie du livre, plutôt que le narrateur, c'est l'auteur en colère qui prend la parole, on se sent comme si après une promenade dans un aimable jardin de mots doux, on se retrouve dans la jungle Amazonnienne où les phrases et les paragraphes vous fouettent la tête comme autant de lianes en fureur.

'Le Gout de Sranan Libre' parle, sans crainte de les nommer, des hommes au pouvoir et de leurs opposants. Edgar Caïro a écrit un roman, mais le livre rend la situation émotionnellement très reconnaissable pour la génération des Surinamiens qui étaient adultes au moment des tueries en décembre 1982. Il a narré une des histoires horribles du vingtième siècle au pays:

Je cite:

{ABC, la radio libre de Ampie, est détruite par un unique missile et
s'effondre; BOUMMM! Ici aussi le feu embrase. Radika, la station Hindoue,
BOUMMM! Radio Apinti, Rahni, tout ce qui était encore "libre" explose et
brûle. Pareillement le batiment d'un des journaux. Quatre incendies, quatre
grands feux, il y faut peut-être voir une allusion à la politique nationale.
Mais quand-même, semblable à ce rêve que Youssou a décrit dans sa lettre...mon
dieu! Ce déferlement rouge-sang!...Ce n'est pas vrai! Ce n'est pas surinamien,
impossible, invivable, inimaginable, faux!
Des personnes sont arrêtées, transportées, interrogées, torturées, flinguées.
Selon la déclaration du putois galonné, ils auraient été tués par erreur,
après les coups de semonce d'usage, pendant qu'ils s'enfuyaient. C'est un
atroce mensonge éhonté! Et ce putois de la Haute-Amazonie qui vient nous
expliquer cette catastophe sur sa télé de merde! Pas un chien, pas un rat, pas
un chat ni un cafard qui le croira! Seul Didibri, le diable qu'il est, croit
ces sornettes vulgaires.
C'est insulter l'intelligence du peuple!}

Fin de la citation

L'histoire des évènements est racontée entrecoupée du récit d'une famille qui y sera mêlée, par l'assassinat de Youssou, le frère et fils. Il y a un proverbe surinamien qui dit:
- là où il y a la mort, il y a le rire - et Caïro utilise l'humour, même noir comme procédé de style.

Je vous donne encore un exemple où créole et néerlandais sont
parfaitement intégrés:

{ Dans une de ses lettres Joseph nous a écrit qu'il s'était gravement disputé
avec un de ses bourreaux de cousins. Carlos il s'appelle cet oiseau déplumé de
dieu. J'imagine que ça se soit passé par une fin d'après-midi chaude de la
façon suivante; c'est le début du crépuscule, espérons que ce ne soit pas
celui du pays, mais
celui du jour, seulement de cette journée-là. Ils sont assis sur le trottoir,
près de l'angle, là où habitait jadis Ma Kobi, la vieille lépreuse. Carlos
arrive et salue.
- Hé, mon cousin Youssou! Fa?- dit-il à Joseph.Et il veut dire; comment ça va?
- Ne me salue pas, le mec, je ne vous connais pas!- (Déjà d'ordinaire ils
n'ont pas les caractères qui s'accordent, mais que Joseph lui dise "vous",
aggrave la chose).
- Comment ça, vous? Qu'est-ce que je ai fait pour t'énerver.
- Mi pur' meid a j'anu no? Est-ce que t'ai piqué ta gonzesse peut-être? s'écrie Carlos.
- Non, c'est ce bordel que vous foutez!-
- Hé, mais attends un peu là! Tu ne vas pas me dire que t'es faché pour de bon, Joseph!
- Si, Carlos! Et avec raison! À cause de cette foutue histoire que vous, les
militaires êtes en train de nous faire! Je marchais dans la rue, cet
après-midi même. Et comme-ça, dans la ville, il y en a un de vous qui vient
vers moi et qui se met à crier; "Holà, arrête-toi! Bouge pas ou je tire!" Et
je n'avais rien fait, je n'avais rien volé, je ne courrais pas, je n'avais pas
fait de mal à personne, même pas à une moustique ou une mouche ou un cafard.}
Fin citation

Pourrait-on dire que ce texte est une expression de la littérature de commémoration? Je ne le pense pas, parce que c'est un genre qui est en général réservé aux historiens, politiciens ou sociologues de relater les faits historiques. Caïro est un créateur, il n'a pas écrit un article universitaire pour communiquer ce qu'il savait de cette catastrophique journée du 8 décembre 1982. Nous avons affaire ici à un esprit créateur qui a écrit ce texte immédiatement après les assassinats pour, sans doute, ainsi montrer sa colère et soulager sa douleur.

Des données dans les textes de Edgar Caïro: Le Kra, L'esprit, Kromanti et tout le panthéon des pouvoirs surnaturels sont descendus dans le texte.
Kromanti fait parti des concepts de la religion Winti et indique au même temps la langue parlée par la personne possédée par un pouvoir spirituel.

Le scientifique surinamien Charles Wooding explique dans son livre (1972) "Winti: Een Afro-Amerikaanse godsdienst" Kromanti comme une croyance complexe en des dieux, des esprits, des pratiques religieuses et magiques. Souvent on fait le paralèle entre Winti et Vaudou. Mais cela est un sujet sur lequel, n'en sachant pas assez, je ne vais pas m'étendre. Winti signifie aussi "vent" et Wooding pense qu'il a un lien évident entre le vent et les dieux: ceux qui peuvent se déplacer rapidement et sont invisibles.
L'auteur de Sranan Libre, Edgar Cairo, lui-même un esprit rapide, a grandi dans un entourage où on faisait des Wintiprés, c'est-à-dire des jeux et à écrit beaucoup à ce sujet.

Cairo écrit:

> Et tout d'un coup j'étais sûr; il s'est passé quelque chose. Une
> chose dont seulement le Kromantie en moi parlera. Personne ne l'entendra,
> personne ne le verra. C'est peut-être un secret vital. Mais là, je le sais, je
> le pense, je le sens, dès maintenant. La voix qui était en moi est devenu moi.
> Moi. Mon Kromanti, mon Ange et Gardien qui parle la langue des Noirs. Je
> verrai et dirai des choses. Les vivrai et les entendrai aussi. Et personne ne
> saura combien proche de la réalité ce sera. Combien les choses que je vis sont
> vraies. Sans un seul rituel ou baptème le grand Kromantie est venu à moi. Il y
> a une Force des Forces dans la force de la tempête qui visite l'âme humaine et
> se déchaine dans la vie secrète de l'âme. Il y a le vivant qui peut se
> déplacer avec le pouvoir d' esprit. Appelons celà le Vol du Kromanti. Le vrai
> ciel est traversé comme un éclair. Pas un lieu n'est fermé à cette force
> vitale. Pas un moment du temps que cette force ne puisse faire revivre, pour
> montrer tous les actes commis. Kromanti est réalité qui se cache derrière le
> visage de l'âme entière. Je suis le véritable Kromanti qui témoigne des choses
> pour mon peuple. Voyez comment la vérité peut fleurir dans l'obscurité et les
> lieux secrets. Il y a un être qui étale les ailes du corps.
> Fin citation

Dire, parler, exprimer, Caïro sait le faire comme personne. On ne trouve, à mon avis, dans la littérature Surinamienne aucun autre auteur qui a dénoncé avec autant de courage et d'incision le drame du 8 décembre 1982. Mais soyons patients, plus de temps doit passer probablement avant de voir l'apparition de textes au contenu stimulant et à la forme éclatante.

Prenons l'exemple de Junot Diaz, un auteur dominicain, qui a écrit en 2007 un roman merveilleux avec lequel il lègue une oeuvre monumentale aux Caraïbes. Son livre s'appelle, "la Vie Courte mais Miraculeuse de Oscar Wao". Diaz rappelle au lecteur comment ses compatriotes, pendant l'horrible régime du dictateur Trujillo, qui déferlait tel un cyclone sur le pays entre 1930 et 1961, faisaient face en collaborant ou en résistant. À l'horreur de la communauté internationale, Trujillo autorisait le génocide de la communauté Haïtienne et Haïtienne-Dominicaine. Ces pratiques de boucheries sont bien plus proches de nous qu'on ne le pense.
26 ans après le mois de décembre meutrier 1982 au Suriname le texte de Caïro devrait trouver des émules. Qui se lèvera? Quel auteur surinamien ou de la diaspora osera reprendre le thème des tueries au Surinam?

Beaucoup de grands auteurs des Caraïbes, tel que Aimée Césaire à la Martinique, ont donné la preuve de leur courage. Plus que les écrits des universitaires ce seront les textes de Césaire qui resteront dans notre mémoire. Et là nous pouvons nous poser la question pourquoi c'est justement la fiction qui a cet impact? Comment est-il possible de s'opposer à l'histoire officielle avec des romans et des poèmes? Pour celà il faut du courage, dont déjà Aristote le philosophe disait que c'est une des vertus les plus importantes.
Et Caïro le sait; dans "le Gout de Sranan Libre" il décrit ce qu'est le courage.

Une citation :

{Quelques jours après la tuerie. Une grande manifestation
des femmes du Surinam: Courage! courage! Courage!}
Fin

Ce sont des citoyens moyens dans le récit qui osent dénoncer les abus dans la société et condamnent le comportement prudent. Ces personnages féminins eussent pu crier aussi bien: Shanti! Shanti! Shanti! La Paix! La Paix! La Paix!

La commémoration peut se faire de beaucoup de manières différentes: organiser une marche, faire un documentaire, placer un monument ou laisser errer ses pensées dans le silence de sa maison. La littérature aussi rend la commémoration possible et elle peut en plus remplir une fonction de mémoire pour les générations futures. Nous aurions beaucoup apprécié de pouvoir lire les mémoires de nos ancêtres, mais hélas, elles manquent.

C'est une belle époque que nous vivons, où l'on écrit tant de livres qui, espérons-le, seront lus.

Beaucoup de parents Surinamiens se plaignent que leurs enfants montrent peu ou pas d'interêt pour les évènements du 8 décembre 1982. Je dirais que ce sont des pleurnicheries de vieux. Si les abus sont tus, en parole aussi bien qu'à l'écrit, si on n'en parle qu'en chuchotant, comment voulez-vous que les jeunes des Caraïbes, aient l'information?

Si vous le savez, donnez-moi la réponse.

Faire le silence équivaut à tuer la mémoire et ce faisant

Je vous remercie,

{{Lucia Nankoe}}

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