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Raphaël Confiant, Le meurtre du Samedi-Gloria

LA CREOLITE AUTOUR DE L’ARME DU CRIME

par Victoria Famin
LA CREOLITE AUTOUR DE L’ARME DU CRIME

Les articles littéraires consacrés aux romans policiers semblent ne pas pouvoir contourner le discours sur la valeur de ce genre et la nécessité de le revendiquer. Nous allons laisser de coté cette question, car il nous semble inutile de revenir sur ces propos. Le roman policier en tant que genre existe déjà depuis plus d’un siècle et demi et, étant né entre les Etats-Unis, la France et l’Angleterre, il a été adopté et actualisé par les écrivains de différentes aires géographiques. Tout en respectant le noyau dur de la définition de roman policier : « Le roman policier est le récit rationnel d’une enquête menée sur un problème dont le ressort dramatique principal est un crime[1] », chaque auteur a bâti son texte. C’est le cas de Raphaël Confiant, romancier martiniquais qui publie en 1997 chez Mercure de France Le meurtre du Samedi-Gloria.

Confiant nous propose, dès les premières lignes, la situation propice pour le commencement d’un récit à énigme. Le corps d’un homme est trouvé près des latrines de Morne Pichevin, quartier populaire de Fort-de-France. Le meurtre semble avoir eu lieu le Samedi de Pâques, Samedi-Gloria aux Antilles, et le fait génère une enquête qui semble passionner non seulement l’inspecteur chargé de trouver le coupable mais aussi tous les personnages proches de la victime. En effet, comme dans tout roman policier, la victime est une figure importante pour la communauté. Romule Beausoleil n’était pas uniquement un membre de la communauté de Morne Pichevin, il était surtout le major du quartier, le fier-à-bras qui allait devenir champion de damier :

La stupeur figea net les gens du Morne Pichevin. Ils avaient tout de suite compris : un grand malheur venait de s’abattre sur leur héros, celui qui portait tout le poids de leur honneur sur son dos. Et dire qu’il devait prendre leur revanche cet après-midi-là face à un lutteur du quartier Bord de Canal [2] !

Le crime commis suppose ainsi un bouleversement suffisamment profond pour mobiliser toute la communauté autour de l’enquête entreprise par l’inspecteur Dorval.

Ainsi, l’histoire de la résolution de l’énigme s’installe, laissant de coté l’histoire du crime, présentée dans les premières lignes. Romule Beausoleil assure le rôle de la victime, indispensable pour ce genre de romans et les différents habitants du quartier deviennent, les uns après les autres, les suspects que l’inspecteur devra démasquer. L’espace dans lequel se déroule l’action s’étend du Morne Pichevin vers la ville de Fort-de France et chacun de ses quartiers. Le texte de Confiant renouvelle de cette manière, le lien entre roman policier et urbanisation qui s’appuie sur la géographie des villes en formation pour construire l’intrigue. Le temps du récit est fixé dans les années soixante et l’auteur semble profiter de l’émergence de plusieurs quartiers populaires dans cette ville martiniquaise. Il s’approprie également le rythme qui caractérise le centre ville pour pouvoir glisser les indices et construire les leurres.

Notre lecture du texte de Raphaël Confiant semble corroborer son caractère de roman policier. En effet, son auteur semble reprendre de façon soignée les règles de construction d’un roman policier. Néanmoins, comme tout récit à énigme qui cherche à défier les attentes du lecteur, Le meurtre du Samedi-Gloria est aussi construit sur la base des écarts vis-à-vis de la norme. L’étude des spécificités du texte ne peut pas négliger un retour au profil de son auteur et à son parcours littéraire. Raphaël Confiant est un romancier qui a proposé une forte réflexion autour de l’identité culturelle des Antillais. Il a publié en 1989, avec Patrick Chamoiseau et Jean Bernabé, l’Eloge de la Créolité, texte-manifeste de la nouvelle littérature antillaise créole. Cette volonté d’accepter et de proclamer une culture créole va déterminer sa production romanesque et le roman que nous analysons n’en est pas une exception. La créolité en tant que phénomène social et culturel trouve sa place dans le texte de Confiant et sa productivité textuelle permet d’actualiser les caractéristiques génériques du roman policier.

L’hétérogénéité des personnages est sans doute l’élément le plus significatif de cette histoire créole. L’auteur cherche à donner la parole ou permettre l’action aux différentes communautés qui construisent la créolité antillaise : békés, mulâtres, coulis, Syriens, noirs, blancs-France, noirs-Congo trouvent un rôle dans l’intrigue policière. En ce sens, les différents cultes qui coexistent au sein de la société antillaise sont également représentés dans le texte de Confiant. Cette pluralité d’imaginaires, qui est inhérente à la créolité et à ses origines, opère dans le roman certains écarts en ce qui concerne les normes génériques. Si le roman policier est généralement construit sur une structure duelle opposant l’enquêteur au criminel, le roman antillais confronte l’inspecteur à la multiplicité de la créolité. La profusion hyperbolique de personnages-suspects rend impossible la relation antinomique entre deux individus. Elle impose en revanche une grande quantité de vecteurs qui relient l’inspecteur à chacun des personnages.

Ce passage de la dualité à la multiplicité entraîne une actualisation qui rend caduque la théorie des deux histoires, celle de l’enquête et celle du crime. Le caractère créole du texte a recours à la digression pour faire place aux innombrables histoires qui constituent le passé et le présent de la communauté de Morne Pichevin. La complexité de la structure du roman de Confiant est liée également à la nature spécifique des ces personnages. Loin d’être condamné aux simples rôles, chaque habitant du quartier, chaque individu évoqué semble être chargé d’une signification qui rend compte de la complexité de la société créole, représentée par le microcosme du récit.

Si l’enquêteur du roman policier traditionnel doit résoudre l’énigme du meurtre pour ramener le désordre à l’ordre, le texte de Confiant semble avoir une toute autre vocation. En acceptant son caractère créole, il cherche à préserver le « désordre », ce mode d’existence différent, qui fait vivre la créolité. Le dévoilement des petits secrets, que les suspects essaient en vain de cacher, ne fait que renforcer le caractère carnavalesque des histoires.

Ainsi, si nous reprenons la notion de code herméneutique proposée par Roland Barthes[3], en tant qu’ensemble d’éléments qui permettent la construction d’une énigme, sa formulation, son retardement, et enfin son dévoilement ; nous pouvons identifier un dernier écart. Le roman policier est souvent défini par la prééminence accordée à ce code. Dans le cas du texte de Confiant, le code herméneutique semble coïncider avec la description de la société créole. Si nous tenons compte de l’engagement de l’écrivain martiniquais dans la revendication de l’identité créole antillaise, nous pouvons signaler une sorte de glissement du centre d’intérêt purement policier vers une proclamation culturelle.

Cette lecture du roman de Raphaël Confiant nous invite à nous interroger sur l’intensité des effets des éléments créoles sur la nature générique du texte. Les bouleversements opérés dans les caractéristiques propres au roman policier semblent être intimement liés à la présence de la créolité dans l’écriture littéraire. Néanmoins, cette qualité du texte n’annule pas son inscription dans le genre policier. Les deux aspects du texte se combinent en parfait équilibre pour réussir l’originalité nécessaire du roman policier. Cette coexistence maîtrisée de créolité et intrigue policière permet à l’auteur de surprendre son lecteur.

En ce sens, la surabondance d’histoires et de personnages-suspects dont nous faisions mention plus haut, fonctionne dans la construction de l’énigme comme un excellent support du leurre. Les indices qui permettraient de dévoiler le meurtrier sont couverts de cette façon par l’entrecroisement constant de figures, d’événements et d’éléments représentatifs de la culture antillaise. L’inspecteur Dorval semble lui-même vaincu par la profusion d’information :

Dorval avait à nouveau étalé sa liste de suspects devant lui et l’examinait, la tête entre les mains, plutôt accablé. Ferdine, la première concubine du combattant de damier était décédée ; le père de cette dernière, le prêtre indien Naïmoutou, était selon toute vraisemblance hors de cause ; Hermancia, la seconde concubine également. Des doutes subsistaient à l’encontre de Waterloo, le major de Bord de Canal, […]. Restaient deux gros poissons : le coursailleur de jupons, Chrisopompe de Pompinasse et le docteur Bertrand Mauville […]. Restait le cas de Jonas Dupin de Malmaison et son fameux coq, Eperon d’Argent. Ou plus exactement de son bras droit, le géreur Ti Victor, qui avait plusieurs fois menacé Carmélise de mort parce qu’elle se retrouvait dans l’incapacité de rendre le volatile[4].

Nous pouvons constater que le code herméneutique imprégné d’éléments créoles trouve justement sa fonction dans le récit à énigme et contribue à la construction du leurre. D’ailleurs, la multiplicité de personnages introduits par le caractère créole du texte va se disposer dans le texte autour d’un élément central de l’intrigue policière : l’arme du crime. En effet, une des premières informations dont l’inspecteur Dorval dispose est celle qui concerne le moyen utilisé pour perpétrer le crime : « Il parcourut pour la énième fois le rapport d’autopsie de Romule Beausoleil. L’assassin avait utilisé un pic à glace d’un format tout à fait banal et d’un seul coup lui avait servi pour trucider le lutteur de damier[5] ». En suivant le mouvement métonymique que Lacan avait signalé dans La lettre volée  d’Edgar Poe[6], le pic à glace parcourt le texte de Confiant et fonctionne comme un fil conducteur. Cet élément du récit semble parfois disparaître sous le leurre écrasant du monde créole, mais il ressurgit vers la fin du texte, pour faire place à la résolution de l’énigme.

La lecture que nous avons proposée tient à décrire un beau mariage entre un genre qui est en constant renouvellement, le roman policier, et une production artistique qui se veut dynamique et ouverte, celle des Antilles créoles. Le meurtre du Samedi-Gloria montre le succès d’une démarche qui met en dialogue des imaginaires littéraires différents, dialogue qui devient interaction grâce à l’écriture poétique de Raphaël Confiant.

[1] SADOUL, J. Anthologie de la littérature policière, Paris, Ramsay, 1980, p. 10.

[2] CONFIANT, Raphaël. Le meurtre du Samedi-Gloria, Paris, Mercure de France, 1997, p. 13.

[3] BARTHES, Roland. S/Z, Paris, Editions du Seuil, 1970.

[4] CONFIANT, Raphaël, op. cit., p. 278-279.

[5] Ibidem, p. 71.

[6] LACAN, Jacques. « Le séminaire de La lettre volée », in Ecrits I, Paris, Editions du Seuil, 1970.

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