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LA LUNE ET LE CHARBONNIER

LA LUNE ET LE CHARBONNIER

à Raphaël Confiant,
tant je sais que les contes et l'imaginaire se confondent pour lui avec la vie

 

Il était une fois un charbonnier qui s’appelait Ulysse. Il vivait seul dans une forêt épaisse de chênes rouvres. Il travaillait durement à abattre ces tuyaux d’orgue, à entasser des piles de bois qu’il faisait brûler. Il en retirait des charbons rougeoyants, les arrosait d’eau et en remplissait des sacs de toile qu’il vendait au village chaque samedi. Ulysse est un grand gaillard d’homme, d’une force peu commune, grand et large, un peu fruste de caractère, un homme des bois, solitaire, sans état d’âme.

Une nuit, qu’il dormait pesamment sur quelques méchantes couvertures à même le sol, on frappa à la porte de sa cabane, quelques coups secs. Un vent glacé se levait dans les arbres qui psalmodiaient dans le froid un doux bruissement de feuilles. Les coups redoublèrent et Ulysse finit par se réveiller en maugréant, inquiet tout de même. Il ouvrit la porte. Rien: seulement un ciel d’encre, piqueté d’étoiles, au-dessus de la forêt sombre. En baissant la tête quel ne fut pas son étonnement de voir un gros petit homme pas plus haut que son genou qui le dévisageait les poings sur les hanches. Il portait des bottes de cuir, une veste rouge serrée par une large ceinture, un bonnet rouge tombant sur le côté. Son visage, mangé par une immense barbe qui touchait presque terre, avait une étrange assurance quoique donnant des signes furtifs d’impatience. C’était un gnome, sorte de nain mystérieux, génie des forêts profondes et qui d’ordinaire reste caché des hommes.

Il prit la parole d’une voix rauque qui trahissait un âge peu humain:

Pour nous les gnomes, gardiens séculaires des contrées sylvestres, rencontrer les hommes est une grave faute. Ils sont peu respectueux de ces lieux de mystère, d’enseignement et de silence. Souvent cruels pour nos forêts, ils ont la vanité de s’y sentir chez eux, conscients de pouvoir à leur guise en modifier l’aspect, l’ordonnancement ancestral. Ils n’ont d’autre rite que la chasse, la cueillette des champignons et bien sûr l’abattage des grands chênes. Les cycles de la lune et les vies mystérieuses de la forêt les intéressent peu. Bref, nous ne voulons pas perdre notre temps à leur contact et nous préférons ignorer leurs vies brèves et superficielles.

Bravant ma conscience, je suis venu ce soir voir un homme dont la vie se distingue des hommes. Une catastrophe est arrivée et m’impose cette démarche. En se penchant au bord du ciel, la lune est tombée dans le marécage qui borde la forêt bien au Nord, près des aulnes. Malgré tous nos efforts, toute l’ingéniosité déployée, les tentatives les plus audacieuses, il fut impossible de la tirer de là nous-mêmes. Peux-tu nous aider, colosse solitaire? Et la voix du gnome s’était adoucie imperceptiblement.

Je travaille dur chaque jour, répondit calmement Ulysse, dans la suie et le charbon, la sueur et la misère, que m’importe la lune quand je dors! Puis réfléchissant, il demanda au bout d’un long moment: Et que me donneras-tu en échange si je t’aide?

Que veux-tu, dit malicieusement le gnome?

C’est facile, dit l’homme simple, tout ce que je n’ai pas, l’argent et l’amour, répondit Ulysse tandis que son visage s’illuminait d’une béate naïveté.

D’accord, tu auras tout cela, mais partons au plus vite.

Le géant et le gnome s’enfoncèrent dans le bois. Ils marchèrent une bonne partie de la nuit, le gnome courant à grandes enjambées devant Ulysse qui suivait une lampe à la main le visage renfrogné dans sa grande vareuse. Leurs pas s’enfonçaient dans l’humus et les feuilles. La forêt finit par s’éclaircir, les arbres étaient plus bas. La yeuse cédait la place à des palétuviers aux racines enchevêtrées où se dressaient quelques bouquets d’aulnes. On approchait des marécages parmi les joncs et toute sorte d’herbe coupante. Une masse plus sombre apparut devant eux, le marais s’étendait à perte de vue couvert d’une fine brume. Une foulque s’envola à leur passage, en criant. Ils approchèrent d’une longue barque, tirée à moitié sur la berge. Elle contenait une perche et un grand filet pour pêcher les tanches. Ulysse la poussa dans l’eau opaque. Ils embarquèrent. La barque glissait sans bruit à travers les nénuphars, les joncs et les carex. Le gnome se penchait et scrutait l’eau trouble. Après deux heures de recherche aveugle, alors qu’Ulysse semblait perdre patience à ramer sans direction dans ces marais troubles et inhospitaliers, le gnome poussa un cri – là-bas, elle brille, quelques éclats d’argent percent l’eau trouble. Ils se rapprochèrent d’un coup de perche, laissant les rames. La lune était couchée au fond de l’eau et brillait d’un éclat terne à travers les fourrés aquatiques. Le gnome donna l’ordre de jeter le filet. Ulysse avait déjà pêché ainsi, toutes sortes de poisson, mais de lune jamais, çà non. Quand après plusieurs tentatives, le filet s’accrocha enfin à l’astre déchu, il se mit à tirer de toutes les forces de ses bras puissants. Elle était plus lourde qu’il n’aurait imaginé. Il se sentait faiblir malgré les harangues du gnome qui sautait, criait, trépignait tout en mordant sa longue barbe blanche. Les promesses qu’il lui avait faites et la fierté d’une telle pêche décuplait ses forces. Au bout de quelques heures d’effort, épuisé, les muscles tétanisés, il parvint à remonter le filer, tendu à craquer et hissa la lune dans la barque.

Elle s’ébroua longuement, se coiffa, fit un clin d’œil, un sourire blafard et s’éleva doucement dans l’air comme un ballon de baudruche. Le colosse et le gnome la virent reprendre sa place dans le ciel, avec grâce et légèreté.

Après quelques moments de repos où Ulysse soufflant regagnait lentement la rive, il finit par s’adresser avec fierté et peut-être une certaine appréhension au nain barbu dont le visage exprimait autant un immense soulagement qu’un peu d’ironie teintée de dureté.

Le moment est venu de recevoir ma récompense. Je me suis dépensé sans compter, l’aube blanchit la cime des arbres, une dure journée m’attend.

Aïe, aïe, aïe, pensait le gnome qui, par mépris pour les vanités humaines, comptait bien rouler son colosse et n’avait rien prévu. Comment vais-je me défaire de ce charbonnier stupide? Ils se trouvaient hélas toujours sur la barque. Il l’assura d’abord d’un renom éternel auprès des habitants de la forêt, ce qui laissa Ulysse de marbre: être célèbre parmi les musaraignes et les tarentules! Et l’or et l’amour s’obstinait-il à exiger, de plus en plus soupçonneux.

Un peu de patience, il nous faut d’abord toucher la rive. Il attendit qu’Ulysse tourne le dos pour tirer la barque hors de l’eau et partit avec désinvolture chercher, assez loin, dans une anse connue de lui seul, un seau de sable qui avait la texture du quartz. A la clarté de la lune encore proche, le sable scintillait de mille feux. On aurait dit des diamants. Le gnome rusé s’arrangea pour que le sable restât sous la lumière de la lune. Ulysse était émerveillé.

Le scélérat poursuivit d’une voix enjouée:

Voici pour  la fortune. Ces pierreries t’apporteront la puissance, le respect et tous les honneurs dont aucun homme ne puisse rêver. Quant  à l’amour faut-il que tu sois aveugle ou qu’une trop longue solitude t’ait rendu à ce point insensible. N’as-tu rien remarqué tout à l’heure, la lune, la lune n’avait d’yeux que pour toi, toi son sauveur dont la puissance et la volonté l’ont éblouie. C’est à peine si elle a voulu remonter dans le ciel et encore sa course fut lente dans son regret de te quitter. Son teint était plus pâle que d’habitude, elle est sûrement amoureuse.

Sur ces mots prononcés avec une gravité feinte, le gnome s’évanouit dans les buissons. Ulysse regagna sa cabane comme il put, emportant le seau de sable. Il se rendit vite compte en passant sous la voûte des arbres que celui-ci ne contenait pas de diamant. Il s’accabla d’avoir été aussi crédule et, penaud, il se coucha en maudissant tous les esprits de la forêt, gnomes, elfes et sylvains.

Il ne revit jamais son gnome farceur mais au mitan de chaque nuit, la lune venait frapper à sa fenêtre, l’invitait à se rapprocher d’elle. Elle lui racontait des histoires de marins, de mers déchaînées, d’îles fabuleuses. Alors n’y tenant plus, il quitta sa cabane de charbonnier et se mit à la suivre jusqu’à l’océan. Arrivé sur la dune, il put contempler la lune se baignant dans les flots. Jamais il n’avait vu de tels reflets d’argent. Il s’éprit d’elle, pauvre fou qui n’avait vécu que dans la suie. Il se procura un voilier et vogua chaque nuit vers ces vagues d’or blanc que la lune enflammait. Dans toutes les mers du monde et par tous les temps, il naviguait avec obstination. On le rencontre toujours sur son bateau inquiet du trajet de son amour fuyant, en haillons, comme un vaisseau fantôme, de son amour impossible, fruit de l’imagination d’un gnome malicieux et moqueur……

 

Thierry Caille

 

Photo du logo: La lune dans les branches, la nuit, seule.

 

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