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La très improbable victoire du créole écrit (3è partie)

Raphaël CONFIANT
La très improbable victoire du créole écrit (3è partie)

   Nous avons vu, dans les deux premiers articles, que le créole écrit est désormais visible un peu partout en Guadeloupe, Guyane et Martinique.

   Tel n'était pas le cas, il y a une trentaine d'années. Un jeune d'aujourd'hui trouve cela tout à fait normal, chose qui pour son père et encore plus son grand-père était inimaginable. Pour ces derniers, il n'existait guère que sur les gommiers ou canots de pêche et autres embarcations du Tour des yoles rondes.

 

 

   Aujourd'hui, le créole écrit est partout : sur les banderoles syndicales, les graffitis, les panneaux publicitaires, dans les journaux, les posts-Facebook, les messages-Whatsap et les SMS, les tee-shirts, les pochettes de CD,  les couvertures de livres etc. Impossible de ne pas le voir, chose qui doit sans doute révulser les nombreux créolophobes patentés que comptent nos pays.  Mais la question qui fait l'objet de nos différents articles ne saurait être éludée : le créole écrit a-t-il gagné pour autant gagné la bataille ? A-t-il acquis sa "souveraineté scripturale" pour reprendre l'expression de Jean Bernabé ?  

 

 

   Rien n'est moins sûr...

   Nous avions déjà identifié deux problèmes principaux parmi bien d'autres : le phénomène de décréolisation massive qui affecte nos sociétés et pas seulement la langue ; le caractère iconique et pas réellement scriptural de cet écrit. Il faut en ajouter un troisième sur lequel nous serons amenés à revenir plus avant à savoir "la difficulté à lire" le créole graphié selon les normes établies par le GEREC (Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace Créole) à l'Université des Antilles et de la Guyane au début des années 70 du siècle dernier.

 

PHENOMENE DE DECREOLISATION

 

   Au cours des trois derniers siècles et demi, nos peuples, dans un extraordinaire mouvement de résilience, ont réussi à survivre à la barbarie de la Traite et à l'Enfer esclavagiste en créant ("créole" vient du latin "creare" qui signifie "créer") une nouvelle langue et une nouvelles cultures dites créoles. Nos ancêtres cessèrent brutalement d'être africains mais ils n'en devinrent pas français pour autant. Ils se sont peu à peu reconstruits, patiemment, difficultueusement et on peut dénommer cette langue et cette culture de tous les noms qu'on veut si le terme "créole" insupporte certains : antillaise, caribéenne, wanakaérienne (du nom kalinago, "Wanakaéra", de la Martinique), karukérienne (du nom kalinago, "Karukéra", de la Guadeloupe) etc. Cela n'a strictement aucune importance ! Ce qui importe c'est qu'elles existent depuis trois siècles et demi, qu'elles nous ont permis de nous reconstruire et qu'elles sont "la boite noire" de notre identité comme l'écrivait la sociologue guadeloupéenne Dany Bébel-Gisler (1975).

 

 

   Ce qui importe c'est que nous ne sommes ni Amérindiens ni Européens ni Africains ni Indiens ni Chinois ni Syro-libanais mais un peu de tout cela en même temps sur un fond amérindien et africain dominants. Nous avons  d'ailleurs oublié cet apport amérindien, chose qui a amené Edouard Glissant à dire joliment que "la culture amérindienne n'a pas disparu, elle a désapparu". Ce néologisme indique que la plupart d'entre nous ne savent pas ce que les Kalinagos nous ont légué et qui est pourtant bien présent dans notre vie quotidienne : techniques de pêche, de vannerie, de poterie, pharmacopée, jardin caraïbe etc...

   Ce terme de "jardin caraïbe" devenu "jardin créole" me permet d'ailleurs de faire une petite parenthèse pour souligner la sottise ou l'ignorance de certains anti-créole noiristes qui prétendent que le jardin créole ne serait en fait que le jardin caraïbe. En effet, la campagne antillaise qui nous est si familière n'existait pas à l'époque des Kalinagos : l'arbre à pain et le cocotier viennent de Tahiti, le café et le bananier d'Afrique, le filao de Madagascar, le tamarinier de l'Inde, la canne à sucre du monde arabe, le tamarinier et le vèpèlè de l'Inde, le bambou de Chine etc...Si un Kalinago pouvait revenir aujourd'hui, il ne reconnaîtrait que de maigres portions de nos territoires : les forêts de la Montagne Pelée et de la Soufrière. Le jardin créole a donc emprunté les techniques du jardin caraïbe, ce formidable arrangement sur de très petites surfaces de plantes et d'arbres qui s'aident les uns les autres, mais il n'est pas et ne peut pas être le jardin caraïbe. Fermons la parenthèse...

    Apport amérindien donc qu'il faut se garder d'occulter, mais aussi et surtout apport africain massif, profond, qui se voit dans le koudmen ou laso-tè, le tambour et le bèlè, les croyances magico-religieuses (caricaturées sous le nom de tjenbwa/kenbwa), les contes, titim et proverbes, les relations familiales (l'oncle maternel qui a plus d'autorité sur le fils de sa sœur que le père biologique de celui-ci), la place centrale de la mère etc. Apports amérindiens et africains constituent donc la base, le socle même de notre culture et se sont mêlés aux apports européens (christianisme, carnaval, chanté-noel, langue française etc.). Nouvelle petite parenthèse : aujourd'hui, dans notre esprit un Béké est forcément quelqu'un de riche. Or, pendant très longtemps, jusqu'au début du XXe siècle, ce ne fut pas le cas : il y avait d'un côté, les Grands Blancs et de l'autre, les Petits-Blancs. Ce sont ces derniers qui ont bouturé ces apports  européens au socle amérindo-africain. Un exemple : le chalbari. Il s'agit d'une coutume consistant à organiser un charivari, un vacarme de tous les diables, durant toute la nuit de noces d'un couple jugé dépareillé (un vieux et une jeune femmes ou l'inverse ; un riche et une femme pauvre ou l'inverse etc.). Les voisins vont s'assembler dès six heures du soir et cela jusqu'au petit matin aux abords de la maison du couple et taper sur des casseroles, des bonm (boites en fer blanc), agiter des clochettes, souffler dans des trompettes etc. tout en chantant des chansons salaces au sujet des mariés. Cette coutume existait en Vendée, en Normandie, dans le Poitou etc.  et le tout dernier s'est déroulé en 1974 (il n'y a donc pas si longtemps) dans un quartier de la campagne de la commune du Saint-Esprit, en Martinique. Fermons la parenthèse.

 

 

    Plus tardivement, après l'abolition de l'esclavage, l'arrivée des Indiens et Chinois va ajouter de nouveaux apports, notamment ceux du pays tamoul qui, dans l'esprit de la plupart d'entre nous se résume à l'hindouisme ou Bondié-Kouli/Mayemen alors qu'ils sont beaucoup plus vastes puisqu'ils touchent la cuisine, les vêtements, la pharmacopée etc. A tel point que ce seront deux termes indiens qui en viendront à symboliser notre culture : "madras" pour les vêtements et "kolombo" pour la cuisine ! Quant aux Syro-Libanais, arrivés à la toute fin du XIXe siècle, ils substitueront à l'infâme "crédit" des "boutiques d'Habitation" des Békés qui ligotaient quasiment à vie une nouvelle forme de crédit laquelle, par exemple, permettra aux mères de familles d'acheter vêtements et chaussures pour la rentrée scolaire de leur progéniture, cela durant les trois-quarts du XXe siècle. La fameuse "Rue des Syriens" (officiellement François Arago), à Fort-de-France, connaissait ainsi une ruée de manman-yich dès la fin des grandes vacances.

   C'est cet extraordinaire ensemble amérindo-afro-euro-asiatique qui est menacé depuis quelques décennies par le phénomène de décréolisation.

   Nous avons fini par oublier les rimed-razié, construire des maisons sans persiennes (ce qui oblige à les climatiser), nous détourner du jardin créole pour les étals des supermarchés, folkloriser le costume créole (qui n'est plus porté que pendant les concours de Miss du carnaval ou certains défilés de mode), ne plus porter de chapeau etc. Encore une parenthèse : il suffit de jeter un œil sur les photos en noir et blanc jusqu'aux années 50 du siècle dernier pour s'apercevoir que tout le monde, dans la rue, portait un chapeau afin de se protéger du soleil et pas uniquement des bakwa. On en est presque à penser que le soleil était plus ardent autrefois que celui d'aujourd'hui !!!  

   Et surtout nous nous sommes mis à parler cet espèce de charabia qu'est devenu aujourd'hui la langue créole.

   C'est donc au moment même où cette dernière accède à la dignité de l'écrit, qu'elle est enseignée à l'école et à l'Université, qu'elle est dotée d'un CAPES et d'une Agrégation, qu'elle est utilisée sur les radios-libres et parfois en télé, qu'elle est visible partout, c'est à ce moment même que l'oral créole s'effrite, se désagrège, s'effondre même. Terrible paradoxe ! La décréolisation linguistique et culturelle a ravagé le bel édifice que nos ancêtres ont patiemment construit pendant trois siècles et demi. Et l'Etat français, son école, son administration, sa justice, sa religion ne sont pas pas les seuls et uniques responsables : nous portons__nos parents comme nous mêmes__une lourde responsabilité dans ce qui est une sorte de naufrage lequel contribue fortement à nos désarrois actuels. Alors, les Noirs se mettent à rêver d'Afrique (de l'Afrique-mère), les Indiens tentent de réapprendre le tamoul ou l'hindi et surtout d'obtenir ce passeport créée pour "les Indiens d'Outre-mer", les Békés se déclarent plus français que jamais, les Syro-libanais, qui avaient commencer à se métisser ,font venir des épouses du Levant etc...

   Chacun se réfugie désormais dans sa chacunière pour employer une expression québécoise.

   La décréolisation ou francisation est en train de nous détruire à petit feu et faute de la combattre, nous nous réfugions dans des gesticulations pseudo-identitaires, mémorielles ou ethnicistes qui ne font qu'aggraver le problème. Nous nous complaisons dans ce qu'aux USA, on appelle le woke c'est-à-dire l'hystérisation scénarisée de l'indignation. Au plan de la langue, cela va parfois jusqu'au délire comme ces gens qui tentent de démontrer que le créole descend ou provient de...l'égyptien pharaonique. Jamais cela ne leur a traversé l'esprit qu'ils et elles seraient bien plus utiles à la défense et illustration du créole en écrivant des livres dans cette langue (et pas que des livres de littérature !), en proposant des néologismes pour les termes scientifiques et techniques, en publiant des grammaires, des dictionnaires et des manuels scolaires, en réalisant des films etc.

 

 

    Non, le créole écrit n'a pas gagné la partie. Loin de là ! 

    La décréolisation générale de nos sociétés l'a mis en situation d'urgence absolue. En danger de mort ! Car les langues comme les êtres humains, comme les animaux, comme les arbres, meurent aussi. Moins vite assurément__cela peut prendre des décennies, voire des siècles et n'est pas visible à l'œil nu__mais c'est couru d'avance si on ne bouge pas. Or, mis à part les défenseurs de la langue, minoritaires, nous ne faisons (presque) rien. Sauf de manière symbolique ou rituelle (comme la Journée Internationale du Créole chaque 28 octobre).

   Ce qui est tout à fait insuffisant...

 

                                                   (A SUIVRE)

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