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L’AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE EN HAÏTI : ENJEUX, DÉFIS ET PROPOSITIONS

L’AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE EN HAÏTI :  ENJEUX, DÉFIS ET PROPOSITIONS

La cohabitation au sein d’une communauté de deux ou plusieurs langues – peu importe la démographie des populations qui les pratiquent – est rarement l’occasion d’une situation de contact linguistique harmonieux en dépit de ce qu’auraient souhaité les bonnes âmes vivant dans cette communauté. En Haïti, la cohabitation du créole et du français (mais aussi l’intervention de langues étrangères comme l’anglais et l’espagnol) est à l’origine de ce que Pradel Pompilus (1985)1 appelle le problème linguistique haïtien.

Dans cette situation de bilinguisme officiel, quelle place revient à l’une ou à l’autre langue en fonction de la situation linguistique et des pratiques linguistiques réelles des Haïtiens? Comment les faire cohabiter de manière plus ou moins harmonieuse? En d’autres termes, comment aménager les deux langues officielles du pays en vue du bien-être des citoyens? En vue de répondre à ces questions, je recommande la lecture de «L’aménagement linguistique en Haïti: enjeux, défis et propositions» (Éditions du Cidihca, Montréal, février 2011), un ouvrage collectif coordonné et rédigé par Robert Berrouët-Oriol et coécrit par Darline Cothière, Robert Fournier et Hugues St-Fort. L’ouvrage a reçu le support et l’éclairage de Jean-Claude Corbeil (Avant-propos), le ‘père’ de l’aménagement linguistique au Québec; de Bernard Hadjadj (Introduction); et du jurilinguiste Joseph-G. Turi (Postface), de l’Association internationale de droit linguistique. La seconde édition du livre, datée de juin 2011, est assurée par les Éditions de l’Université d’État d’Haïti et elle comprend la version créole officielle de la Constitution de 1987.

Parler d’aménagement linguistique consiste, au premier chef, en la prise en compte d’une politique linguistique. La politique linguistique étant un processus qui s’inscrit dans le cadre d’une démarche continuelle à travers un tout composé de la planification, de l’aménagement et de la normalisation linguistique. En ce sens, H. Boyer (1991)2 écrit: «Pour qu’une politique linguistique (comme toute autre politique : économique, éducative, sanitaire, etc.) ne s’arrête au stade de déclarations et passe à l’action, il faut qu’elle mette en place un dispositif et des dispositions; on passe à un autre niveau, celui de l’intervention glottopolitique concrète : on parle alors de planification, d’aménagement ou de normalisation linguistique.» La question de l’aménagement linguistique nous place au cœur de la problématique de la gestion du plurilinguisme qu’il faut placer dans un cadre plus large qu’est celui de la PL et éducative qui, elle, pose certainement celui de l’aménagement des langues tout en envisageant leur transmission dans une perspective didactique qui incitera à agir.

La présentation de cet ouvrage, aussi succincte qu’elle soit, est l’objet du présent article.  

Didier de Robillard (1997)3 définit l’aménagement linguistique comme un ensemble d’efforts délibérés visant à la modification des langues en ce qui concerne leur statut et leur corpus. L’auteur avance qu’une opération d’aménagement linguistique comporte généralement quatre niveaux principaux: celui de l’évaluation de la situation (identification des problèmes au début, estimation du degré d’efficacité des mesures mises en œuvre à divers stades, jusqu’à l’évaluation finale), la politique (formulation d’objectifs, d’une stratégie pour atteindre ceux-ci), la planification (programmation dans le temps, prévision, gestion des ressources) et les actions (opérations concrètes faisant partie de l’intervention sur la langue ou situation linguistique). Ces niveaux ne sont pas toujours explicitement réalisés, mais sont de toute manière présents, au moins implicitement, sous-tendant toute action en matière linguistique.

Le nécessaire aménagement linguistique en Haïti

L’aménagement linguistique doit être fondé sur une connaissance approfondie et sur une prise en compte systématique du plus grand nombre possible de données (politiques, économiques, sociales, etc.) sur les situations concernées; sur une définition claire et précise d’objectifs et stratégies prenant en compte à la fois de façon réaliste les moyens disponibles et de façon prospective les perspectives du développement économique et social de l’État; sur une large consultation des populations concernées par ces projets de façon à atteindre, si possible, un relatif consensus (Chaudenson, 1989: 12)4.

Le livre qu’il est ici question de présenter est on ne peut plus d’actualité en se donnant comme socle la question de la reconstruction d’Haïti qui n’est, en réalité, qu’un prétexte saisi par des gens avisés des questions linguistiques haïtiennes pour décrire la situation plurilingue haïtienne mais surtout pour parvenir à des propositions en vue d’une régulation de cette situation.

Hugues St-Fort débute sa contribution par la question de savoir la place que les deux langues doivent occuper «dans la nécessaire reconstruction d’Haïti et de sons système éducatif après le séisme du 12 janvier 2010». L’auteur a fait une description en bonne et due forme de la réalité (socio)linguistique haïtienne sur un plan à la fois théorique et pratique en prenant appui sur un ensemble d’idéologies qui tournent autour des représentations des Haïtiens de leurs langues et alimentent cette inégalité qui, estime-t-il, traversent cette situation de bilinguisme officiel d’Haïti.

Cette contribution d’Hugues St-Fort lui donne l’occasion de revenir sur une proposition de Joseph Prophète qui consiste à changer le nom de la variété du créole pratiquée en Haïti en haïtien tout court. Elle a montré que ceux qui réclament ce changement de nom fondent généralement leurs positions sur deux arguments qui consistent à croire que 1) le mot aurait fait du tort aux locuteurs de la langue et que 2) notre langue aurait dépassé le stade de créole… L’auteur a fondé son argumentaire sur des discussions qui se sont tenus sur des forums de discussions en ligne. Il réitère sa position du maintien du terme de kreyòl connu depuis toujours à la langue de tous les Haïtiens.

Pour sa part, la contribution de Robert Fournier met davantage l’accent sur une approche historique du créole à partir d’une orientation notamment ethno-anthropo-linguistique. Cette démarche théorique vient éclairer les circonstances d’émergence des créoles et la manière dont ils cohabitent avec leur superstrat. L’auteur nous montre comment le contact des populations «hétérolingues» favorise l’émergence de nouvelles langues qui ne sont pas forcément des créoles. Il soutient que, si plus de 90% du lexique du créole vient du français (de la même manière que 80% de celui du français vient du latin mais que le premier n’est plus le second), il en est différent, qu’il s’agit de deux langues différentes. L’auteur conclut à la manière de Salikoko Mufwene ou de DeGraff pour rappeler que «le créole ne saurait souffrir d’exceptionnalisme linguistique. Il s’agit bel et bien d’une langue autonome, au sens plein du terme, une langue moderne et jeune, qui attend qu’un État moderne et dynamique lui donne la place qui lui revient dans le concert et le partage des langues». On pourrait toutefois souligner que Mufwene n’avalise pas l’idée que le créole soit une langue jeune.

De son côté, dans un premier temps, Robert Berrouët-Oriol approche la question de l’aménagement linguistique en Haïti qu’il met en rapport avec celle de la didactique des langues dans le contexte haïtien. Aussi a-t-il mis en lumière le nécessaire rapport entre la politique et l’aménagement linguistique (tel que je l’ai indiqué au début de cet article), la légalisation linguistique et la didactique des langues. Il a présenté un essai de «chronologisation» des actions de politiques linguistiques déjà menées en Haïti sur un plan juridico-légal en évoquant l’implication de certaines institutions et la contribution de certains auteurs dans la mise en place de ces actions de politiques linguistiques.

Les droits linguistiques

Une notion importante introduite dans cette première contribution de Robert Berrouët-Oriol est celle des «droits linguistiques», qui nous plonge dans le débat sur le caractère «démocratique» des pratiques linguistiques dans une communauté. Cette notion centrale de droits linguistiques est en parfaite résonance avec celle tout aussi pertinente de «convergence linguistique» développée dans le chapitre 5 (une autre contribution de Robert Berrouët-Oriol). Le droit à la pratique des langues de la communauté d’un individu est un droit inaliénable au même titre que celui, par exemple, à l’éducation, à la santé, au travail. Garantir ce droit à tous, c’est favoriser l’exercice d’une «démocratie de l’équité» où tous peuvent participer activement à toutes les actions de développement national, communautaire et individuel. Au fil de ce texte, le lecteur découvrira un argumentaire rigoureux et précis sur les enjeux de l’aménagement linguistique en Haïti en rapport non seulement avec les langues mais aussi avec la transmission et l’appropriation des connaissances de manière générale en vue d’un équilibre des rapports sociaux et sociétaux. Les droits linguistiques sont le socle de la neuve vision que propose le livre : le ‘bilinguisme de l’équité des droits linguistiques’ (chapitre 5).    

Aménagement linguistique et politique linguistique et éducative

Aucun projet d’AL ne peut se concevoir sans la prise en compte de la politique linguistique. De la même manière, cette dernière ne peut se réaliser sans s’appuyer sur une politique de l’éducation de manière générale. Darline Cothière et Robert Berrouët-Oriol l’ont bien compris et ont abondé dans ce sens dans le 4ème chapitre de l’ouvrage. C’est l’occasion de passer en revue – sous un angle évaluatif – la plupart des réformes éducatives.

Le Ministère de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports (MENJS) a élaboré, en 1997, le Plan national d’éducation et de formation (PNEF) en vue de corriger les défaillances de la réforme de 1979. Ce plan, prévu pour une période de mise en œuvre de 10 ans, soit de 1997 à 2007 ayant lui aussi échoué, le président René Préval a créé par un arrêté le 8 février 2008 le Groupe de travail sur l’enseignement et la formation (GTEF).

Le constat est que, de la réforme de 1979 à l’expérience du GTEF en passant par le PNEF, les résultats ne semblent guère perceptibles, sinon ils sont ambigus. Et cette absence de résultats  tient, selon ces auteurs «à la faiblesse de l’État de plus en plus absent dans la gestion et dans l’encadrement des écoles au niveau structurel et pédagogique», entre autres éléments. Il y est aussi évoqué en filigrane cette école à plusieurs vitesses que nous connaissons aujourd’hui dans notre système éducatif.

L’un des problèmes de l’échec de cette réforme pour ce qui concerne la question linguistique est celui de la «didactisation» du créole (mais aussi du français en vue de l’adapter à cette nouvelle cohabitation avec le créole dans le système éducatif). La didactisation étant un processus s’appuyant sur des procédés scientifiques (mais aussi sur des techniques particulières et contextuelles selon les caractéristiques du public cible, du milieu dans lequel l’enseignement-apprentissage doit avoir lieu, des objectifs visés, etc.) qui rendent la langue apte à être enseignée / apprise selon une démarche qui minimise les risques de fuite dus à une orientation aléatoire du processus d’enseignement-apprentissage de la langue. «Didactiser» une langue, dans cette perspective, consistera en l’établissement d’une série de démarches ou dispositifs permettant de modéliser son enseignement-apprentissage en situation formelle et institutionnelle afin de maximiser l’intervention d’un facilitateur et l’activité d’apprentissage. Cette modélisation a pour rôle de rendre le contenu à enseigner/faire apprendre plus «potable», plus concret en essayant de le rapprocher du vécu et des réalités quotidiennes des apprenants.

Des propositions originales

 Les auteurs terminent l’ouvrage sur deux types de propositions qui me semblent fondamentales pour sinon résoudre du moins améliorer la situation problématique des rapports et pratiques linguistiques en Haïti. Le premier (de Cothière) plaide «pour une didactique convergente dans un nouvel aménagement des pratiques didactiques» en matière de l’enseignement-apprentissage des langues dans le système éducatif haïtien et le second (de Berrouët-Oriol) sur «l’élaboration de la première loi sur l’aménagement linguistique en Haïti». Ce projet de loi élaboré en 4 parties est rédigé à la fois en français et en créole.

Cette pédagogie convergente implique, selon Darline Cothière, de «concevoir des activités pédagogiques susceptibles de conduire à une véritable communication avec tout ce que cela implique comme adaptation des formes langagières à la situation de communication et comme adéquation à l’intention de communication». L’auteure estime que l’application d’une méthodologie basée sur la convergence linguistique créole haïtien-français peut être l’une des solutions palliatives au déficit du système en matière de méthodologie d’enseignement-apprentissage du français en Haïti. 
 
Telle que proposée par Michel Wambach (2001)5 et revisitée par l’auteur en 20096 la pédagogie convergente est une méthodologie de construction de connaissances en contexte multilingue centrée sur l’expérience de l’apprenant ayant comme premier objectif l’apprentissage de la langue maternelle en épousant notamment les principes de la méthode structuro-globale audio-visuelle, le constructivisme et le socioconstructivisme et en envisageant l’évaluation formative en vue de contrôler les stratégies cognitives de construction de connaissances. Elle consiste à mieux faire cohabiter les deux langues dans le système, à en rentabiliser l’enseignement-apprentissage, à mutualiser leur prise en compte dans le système éducatif haïtien et maximiser leur intervention dans la socialisation des enfants scolarisés.

Conclusion

Pour ne pas conclure, je soulignerai que les propos du livre entrent en résonnance à ceux-là que j’ai tenus dans les Actes du colloque du FORENA: «Une éducation qui fonctionne dans une langue que ne maitrise pas la majorité des apprenants, qui favorise la minorité de ceux-là qui ont un certain contact avec cette langue d’enseignement… est une éducation qui vise l’inégalité sociale entre les citoyens. Il faut faire la part des langues, c’est-à-dire leur aménager une place à chacune dans le respect des individus qui les pratiquent et dans celui de leur utilité dirais-je naturelle. Toute intervention sur le système éducatif en termes de reconstruction nécessite un travail d’aménagement des langues qui y interviennent à un niveau ou à un autre (à savoir le créole, le français, l’anglais et l’espagnol). À un moment où les systèmes scolaires des pays cherchent à généraliser l’enseignement-apprentissage des langues étrangères à un niveau même précoce, la prise en compte de ces langues dans ce travail sur l’éducation, la consolidation de leur enseignement-apprentissage et sa rentabilité devraient constituer une préoccupation. Mais soulignons que la prise en compte de toute langue étrangère succède à la maitrise et la valorisation de la (ou des) langues locales».

Enfin, «L’aménagement linguistique en Haïti: enjeux, défis et propositions» – qui sera en vente-signature à Livres en folie, à Port-au-Prince, ce 23 juin – est un livre à lire pour comprendre le fonctionnement des langues en Haïti et les rapports que ces dernières entretiennent les unes avec les autres. La richesse du débat qu’il réanime est de nature à nous conduire à des solutions durables en rapport avec le problème linguistique haïtien.

Notes

  1. POMPILUS Pradel, 1985, Le problème linguistique haïtien, Port-au-Prince, Les Éditions Fardin.
     
  2. BOYER Henri, 1991, Éléments de sociolinguistique: Langue, communication et société. Paris : Dunod.
     
  3. ROBILLARD Didier de, 1997, «Aménagement linguistique», in Marie-Louise Moreau (éd.). Sociolinguistique : concepts de base. Liège : Mardaga, pp. 36-41.
     
  4. CHAUDENSON Robert, 1989, Créole et enseignement du français. Paris, L’Harmattan.
     
  5. WAMBACH Michel, 2001, La Méthodologie d’enseignement des langues en milieu plurilingue, Bruxelles, CIAVER.
     
  6. WAMBACH Michel, 2009, «À propos de la pédagogie convergente: Quelques mises au points», dans Synergies Algérie, N°4, pp. 175-196. (disponible en ligne sur http://ressources)

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