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L'ARBRE DE LA COLÈRE

L'ARBRE DE LA COLÈRE

C'est une histoire du vieux Sud. Une histoire tragique, hantée par des
démons surgis d'un autre temps. Une histoire en noir et blanc. A l'ombre
d'un vieil arbre, splendide et harmonieux, déployant généreusement ses
branches, déjeunaient depuis des décennies les élèves blancs du lycée de
Jena, petite ville de 3 000 habitants nichée au fin fond de la Louisiane et
à la population blanche à 85 %. Cette organisation ancestrale de la cour de
l'école qui reléguait les élèves noirs à la périphérie aurait pu perdurer
si un jeune garçon noir, à la rentrée scolaire 2006, n'avait osé poser
publiquement la sulfureuse question : "Pouvons-nous, nous aussi, nous
asseoir sous le feuillage ?" La réponse de la direction fut très claire :
"Asseyez-vous où bon vous semble !" Et sous le regard courroucé d'élèves
blancs, une poignée de jeunes Noirs se glissèrent à l'ombre du vieil arbre.

Le lendemain matin, 1er septembre 2006, trois cordes à noeud coulant
pendaient à une branche de l'arbre. Deux cordes noires entourant une corde
peinte en or : les couleurs de l'école. Les élèves noirs furent horrifiés,
leurs parents mortifiés. "Pas besoin d'être historien pour comprendre le
message !, dit Caseptla Bailey, la maman d'un élève. La corde, dans cette
région, évoque l'esclavage, les lynchages et le Ku Klux Klan. Ce passé
n'est pas si lointain. Ce geste disait à nos enfants : "Sales nègres, on
aura votre peau !"

Trois élèves blancs sont rapidement identifiés comme auteurs de la
provocation. Mais le principal du lycée, qui souhaite leur exclusion, est
contredit par le superintendant et le conseil de l'école, qui concluent
qu'une telle "gaminerie" ne mérite pas plus que trois jours de suspension.
Offusqués que l'affaire soit prise avec tant de légèreté par
l'administration, les parents noirs se réunissent un soir dans une église
baptiste pour discuter d'une possible réaction. Et le lendemain, quelques
élèves noirs - parmi lesquels une poignée de sportifs, stars locales de
l'équipe de football - improvisent sous l'arbre "blanc" une petite
manifestation. Panique de l'administration. Une assemblée générale de
l'école est aussitôt convoquée lors de laquelle le procureur général du
district, Reed Walters, entouré d'une douzaine d'officiers de police, prend
la parole et menace les jeunes manifestants. "Je vous préviens, dit-il en
fixant les sportifs. Je peux être votre meilleur ami ou votre pire ennemi.
Et je peux, d'un trait de plume, anéantir vos vies."

Le lendemain, la police patrouille dans les couloirs du lycée ; le
surlendemain, l'école est bouclée. Les parents, effarés, viennent chercher
leurs enfants ou refusent qu'ils y retournent. Le principal de
l'établissement affirme à la radio que l'ordre règne désormais, et le
journal local, le Jena Times, affirme que tout est décidément de la faute
des parents noirs qui, en se réunissant, ont fait d'une plaisanterie de
potaches une affaire de racisme, et provoqué eux-mêmes l'agitation de leurs
rejetons.

La vie reprend donc son cours au lycée de Jena, marquée par une tension
palpable entre élèves blancs et noirs (notamment le petit clan auteur de la
provocation des cordes et le groupe de sportifs) et l'irritation croissante
des professeurs (en quasi- totalité blancs), furieux que leurs élèves noirs
aient osé parler de racisme et décidés à leur rappeler durement la
discipline évoquée par le procureur. Cela n'empêche pas un garçon noir de
16 ans, Mychal Bell, de faire gagner une nouvelle fois l'équipe des Jena
Giants et d'être célébré dans le journal comme le meilleur joueur du
moment. Des propositions de grandes universités, attirées par ses exploits
sportifs, affluent, laissant espérer à sa famille dénuée de ressources
qu'il est tiré d'affaire.

Mais, dans la nuit du jeudi 30 novembre, un incendie criminel dévaste une
partie du lycée. Quatorze classes sont détruites, la petite ville est sous
le choc et la police à cran. Le week-end qui suit est violent. Le vendredi
soir, un des jeunes sportifs noirs qui se présentait à une fête fréquentée
par les Blancs se fait boxer dès l'entrée par un adulte blanc, puis
tabasser par des lycéens arrivés en renfort. Le lendemain, croisant trois
élèves noirs qui sortaient d'une épicerie, un jeune Blanc, impliqué dans la
rixe de la veille, court à sa voiture prendre une carabine qu'il braque sur
les jeunes gens. Une bagarre s'ensuit, le Blanc est désarmé par les lycéens
qui s'enfuient. Rattrapés par la police, ils sont inculpés de "voie de
fait" et... "vol d'arme". Inquiets de cette escalade, plusieurs professeurs
prient la direction de l'école de reporter l'ouverture du lycée. Mais, le
lundi 4 décembre, les cours reprennent normalement. Jusqu'à l'heure du
déjeuner.

Difficile de savoir ce qui s'est passé alors. Des regards de défiance, des
insultes, un doigt d'honneur sous le nez d'un des sportifs noirs par un
élève blanc - un certain Justin Barker -, adepte du mot "nègre", ami des
bagarreurs de la veille et des auteurs de la "plaisanterie" des cordes...
Le voilà en tout cas qui reçoit un coup de poing, s'écroule, reçoit des
coups de pied et perd connaissance. La confusion est totale, aucun témoin
ne voit la même chose. Mais Justin Baker est transporté à l'hôpital et la
police ne tarde pas à coffrer six jeune Noirs, les six sportifs déjà
remarqués lors de la première manifestation. Le procureur les inculpe
d'abord de "coups et blessures". Mais la colère d'une poignée de
professeurs enjoignant la direction du lycée à plus de fermeté le fait
réfléchir. Désormais, c'est de "tentative de meurtre" et "complot" dont ils
sont accusés. Pour une bagarre de lycéens, ils risquent cent ans de prison.

Le procureur tient d'ailleurs à mettre les points sur les i. Dans un texte
publié par le Jena Times, il avertit : "A ceux qui ont causé ces incidents,
je dis que vous serez poursuivis dans l'interprétation la plus étendue
possible de la loi et pour les crimes les plus graves que justifient les
faits. Et pour votre condamnation, je réclamerai la peine maximale
autorisée par la loi. Je veillerai à ce que vous ne menaciez plus jamais
les élèves d'une école de la région." La communauté noire est abasourdie.
Les six garçons sont définitivement exclus de l'école, les cautions exigées
pour leur libération conditionnelle (de 70 000 à 138 000 dollars) bien trop
élevées pour la plupart des parents, qui habitent dans des mobile homes ou
des baraquements. Trente-cinq pasteurs de la paroisse se regroupent alors
pour appeler à la paix dans la communauté. Une prière commune réunit même
la petite ville, un soir de décembre, au stade de football. Car c'est bien
cela le problème, croit comprendre le Jena Times, qui exclut tout soupçon
de racisme : on ne prie plus assez !

Malgré les protestations des parents, la mobilisation de plusieurs
associations défendant les libertés et les droits de l'homme, la création à
Jena d'une section de l'historique NAACP (l'une des principales
organisations de défense des Africains-Américains, qui se bat depuis 1909
contre la ségrégation raciale), les six sportifs noirs restent en prison.
Le jeune Blanc parti en ambulance ? Il va bien. Sorti de l'hôpital trois
heures après la bagarre, il a assisté le soir même à une cérémonie de
l'école. On l'a depuis trouvé en possession d'un fusil chargé de 13 balles
planqué dans sa camionnette garée devant l'école.

La suite est aussi affligeante. Et le premier procès - celui de Mychal
Bell, la star de football -, qui a eu lieu les 26, 27 et 28 juin, a été la
caricature effarante d'une justice pour riches, d'une justice pour Blancs.
Dans une salle de tribunal partagée en deux - à droite, les Blancs réunis
autour de Justin Barker et de sa famille ; à gauche, les familles et amis
des six Noirs inculpés -, Mychal Bell a dû affronter un jury entièrement
blanc, un procureur blanc, un juge blanc et dix-sept témoins blancs. Son
avocat, noir, commis d'office, ne lui a posé aucune question, n'a pas mis
en cause le jury, n'a relevé aucune des nombreuses contradictions des
témoins et n'en a lui-même cité aucun. Il n'a pas été question des
provocations raciales, des cordes de pendu, des bagarres, des insultes ;
pas un mot sur l'avenir du jeune sportif qui, avant de passer les sept
derniers mois en prison, se distinguait par de bons résultats scolaires.
Rien. Le jeune homme a eu beau chuchoter quelques mots à l'oreille de son
défenseur sur les désaccords flagrants entre les témoins, il n'en a pas
tenu compte.

Alors, quand le procureur, après avoir annoncé à l'ouverture du procès
qu'il renonçait à l'inculpation pour "tentative de meurtre", a demandé au
jury de reconnaître Mychal Bell coupable de "coups et blessures aggravés"
et de "complot", les six jurés l'ont suivi à l'unanimité. Et qu'importe si
ce chef d'accusation, qui expose à vingt-deux années de prison, exige,
selon la loi de Louisiane, l'usage d'une "arme dangereuse". Les chaussures
de tennis du garçon ont fait l'affaire ! Le juge tranchera le 31 juillet.
Les parents de Mychal Bell, comme ceux des cinq autres jeunes Noirs en
attente de procès, sont écoeurés. "Le garçon n'avait aucune chance", dit
tristement Cleveland Riser, un vieux sage qui a connu le temps des bus, des
écoles, des fontaines réservés aux Blancs. "Ce procès est le pire exemple
d'erreur judiciaire que j'aie jamais rencontré", assure Alan Bean, un
pasteur blanc activiste, fondateur de l'association Amis de la justice. "Un
lynchage des temps modernes", laisse tomber une femme noire à la sortie du
tribunal.

{{Annick Cojean}}, {envoyée spéciale}

{ {{LE MONDE du 17.07.07}} }

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