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L'autre visage du Tout-monde

Raphaël Lauro
L'autre visage du Tout-monde

Selon la pensée du Tout-monde proposée par Édouard Glissant, la mondialisation rend insoutenable la relation organique entre le monde et la Terre. Mais il est encore possible de recourir à l’imaginaire.

L’apparition d’un nouveau virus sur l’étal d’un marché d’une grande mégalopole aura provoqué en quelques semaines une crise sans précédent. Elle nous aura également rappelé le principe relationnel – écologique – qui, par-delà tout intérêt économique ou politique, constitue en monde et mondialise plus de 7,5 milliards de « Terriens ». Révélateur d’un entrelacs de relations impliquant l’ensemble du vivant, ce virus a rendu visible et sensible la carte jusqu’alors théorique ou virtuelle de nos interconnexions, truisme de la globalisation. Or, malgré des déséquilibres, l’on voit bien que celles-ci engagent désormais tout le monde. De Wuhan jusqu’aux confins du Nunavik en passant par les capitales d’Afrique et l’île de Pâques, c’est le monde entier qui se retrouve aujourd’hui frappé et lié face à un même et incertain destin, duquel dépend aussi celui de la Terre.

De ce point de vue, cette nouvelle pandémie – relative au « peuple tout entier » (pan-demos) – pourrait bien constituer une allégorie concrète de la figure du « Tout-monde » proposée par Édouard Glissant (1928-2011)[1]. Du moins ce virus, mortel «agent-d’éclat» de la Relation[2], nous donne-t-il à percevoir cette totalité que le penseur de la « mondialité » cherchait en poète à nous faire imaginer, précisément pour infléchir autrement le cours de notre inéluctable devenir-monde. Attentif aux ravages induits par l’homme sur la Terre, Glissant propose en effet de penser le monde en tant que totalité multiple impliquée dans la «toile du vivant». Une totalité reliée à elle-même, chaotique, imprévisible et insaisissable totalement car n’exceptant pas la moindre «particule élémentaire», mais pouvant être approchée par une «poétique de la Relation» qui ouvre également la voie, ici, à une écologie de la Relation.

Un chaos-monde

Si cette crise peut être lue à la lumière de la poétique d’Édouard Glissant, c’est d’abord en raison de son caractère quasi total et chaotique. Dès les années 1990, alors que le monde se développe en réseau et découvre le « world wild web », Glissant annonce l’explosion de ce qu’il appelle la «Relation» et synthétise sous la forme d’axiomes les principales observations constitutives de sa vision ou de son intuition du monde :

«– Pour la première fois, les cultures humaines en leur semi-totalité sont entièrement et simultanément mises en contact et en effervescence de réaction les unes avec les autres.
– La globalité, ou totalité, du phénomène en dessine la caractéristique: les échanges entre les cultures sont sans nuance, les adoptions et les rejets sauvages. (La loi de la jouissance élémentaire, individuelle ou collective, renforcée ou maintenue par les mécanismes de pouvoir et de persuasion, préside à l’adoption comme au rejet.)
– Pour la première fois aussi, les peuples ont totalement conscience de l’échange. La télévision exaspère cette sorte de rapports-là.
– Les interrelations se renforcent ou s’affaissent à une vitesse peu concevable.
– Des brassées d’influences (les dominantes) prennent corps, qui mènent par endroits à une standardisation généralisée.
– Les interrelations procèdent principalement par fractures et ruptures. Elles sont même peut-être de nature fractale: d’où vient que notre monde est un chaos-monde[3].»

Lieux désormais communs de la mondialisation et de sa critique, ces énoncés n’en sont pas moins d’actualité, signe que notre monde demeure un «chaos-monde». Ils éclairent en effet les caractéristiques de l’actuelle pandémie, de ses conditions d’apparition et des multiples conséquences intriquées que celle-ci entraîne déjà, presque comme l’imaginait le poète à propos d’un autre type de virus, informatique cette fois : «Sécrété par le système lui-même […], le virus manifesterait la nature fractale du système; ce serait le signe de l’intrusion du Chaos[4].» Un chaos, prévient-il, dont «nous n’avons pas commencé de saisir le principe, ni l’économie et dont nous ne pouvons pas prévoir l’emportement[5]», mais qui ouvre l’imaginaire à l’idée d’une perpétuelle naissance du monde à lui-même.

La mondialisation à penser est donc aussi celle de ce mouvement imprévisible du monde en train de se mondialiser. Celle-ci peut d’ailleurs engendrer de «fécondes démesures» : «créolisation» des langues et des cultures, développement du «Divers», hybridation des formes et des idées. Si Glissant combattait en poète les «affolés de ce mouvement du monde[6]» (nationalistes, identitaires, xénophobes et autres contempteurs du devenir-monde), il n’ignorait pas moins le «cri du monde» ni le «chaos du capitalisme libéral qui démantèle le monde et est incapable de l’organiser ou d’en réparer les désastres[7]». Au contraire, il voyait comment ces phénomènes de «nature fractale» – terme emprunté à Benoît Mandelbrot – pouvaient accélérer les ravages, les généraliser et accroître partout les déséquilibres. D’où la proposition, ici, de considérer sa poétique aussi comme une écologie de la Relation ou des relations, à l’instar de celle développée par son ami Félix Guattari, autre penseur du « chaos » à la mémoire duquel Glissant dédia le roman Tout-monde.

Se rapprocher du tout

«Si nous entreprenions d’établir ici, concernant les lieux du malheur et de l’oppression, une de ces listes que nous avons esquissées au long de ce livre pour d’autres matières, ce serait certes la plus longue», écrit-il dans Poétique de la Relation[8]. Vingt ans plus tard, dans son dernier essai, Philosophie de la Relation, cette liste semble interminable. À l’instar d’un virus, ces fléaux engendrés par l’homme se sont entre-temps propagés à «l’étendue du monde», entremêlant en cascade causes et conséquences, contaminant progressivement la Terre entière, d’où le recours au procédé – poétique – de l’accumulation, donnant simultanément à voir et à penser, dans leur éclatement comme dans leur relation, tous ces «enfers noués de banalité[9]». Outre «les souffrances, les massacres, les famines, les épidémies, l’épuisement et l’enfermement de tant de peuples et de tant d’individus», Glissant y évoque «les forêts à l’encan et les fleuves engorgés, les mers qui s’évaporent et les mers qui s’engouffrent […] et tout cela que nous ne cessons de voir[10]». Autant d’images projetées en rafales sur nos écrans, constitutives ensemble de la «fugacité [d’un] spectacle» auquel nous avions fini par nous habituer, oubliant ce «monde d’au-dessous […] plus ravagé que tout monde visible», que Glissant s’évertue en poète à nous faire imaginer[11].

Qu’elle provoque ou non un sursaut de conscience, cette crise pourrait donc nous inciter à renouer avec la poétique en tant que mode de connaissance : «Les poétiques nous rapprochent du tout, mais nous remettent à même de nous dégager des visions globales, ou des orbes de synthèse, qui nous engonceraient dans cette illusion que nous maîtrisons le chaos du monde[12].» Contre toute prétention à saisir la totalité, cette approche implique un imaginaire de la Terre[13]. Cette vision est d’ailleurs celle qui structure le Traité pour un grand dérangement, manifeste collectif auquel participa Glissant en 2009 : «Nous nous retrouvons, peuples, populations, individus, îles et continents, villes et campagnes, dans un gigantesque biotope (Tout-monde) sur lequel nous n’avons encore aucune emprise régulatrice concrète. […] Pas une misère qui soit seulement locale. Pas un événement qui ne soit que mondial. Pas une émergence, louable ou malfaisante, qui ne se répande partout. Nous sommes tout autant victimes du monde que créateurs du monde. […] Le métabolisme de la planète qui règle notre propre métabolisme doit être aussi parmi nos lancinances[14]. »

En effet, c’est précisément le déni de cette relation géologique, voire cosmologique – et en vérité organique – entre le monde dans son avenir (sans cesse recommencé) et la Terre dans sa permanence (toujours mise en péril) qui rend insoutenable notre actuelle mondialisation. D’où la proposition d’une «poétique de la mondialité» qui «tienne compte des tissus de la Relation», de l’ensemble et du détail, de la Terre dans sa «globalité» et du monde dans ses infinies particularités[15].

Cependant, deux conditions sont requises pour résoudre «les problèmes dont les humanités se rendent aujourd’hui responsables» : que cette «vision cosmique soit tournée en pensée politique», et que l’on accepte de «fréquenter l’imprévisible[16]». Comme l’actualité nous le démontre, la contemporanéité de temps jusqu’alors relatifs à des espaces particuliers favorise le jaillissement de nouveaux phénomènes. «Les temps des campements inuits et du village breton et de cette désolation du Darfour et de la forêt perdue sont maintenant concourants, réellement, de la Banque de Wall Street à New York[17].» D’où la nécessité de «savoir distinguer cet imprévisible […] du désordre inopérant d’alentour et [de] savoir échapper à la stupéfaction paralysante qui nous surprend, dans les pandémies et les sursauts du Chaos-monde[18]». À l’heure où le monde entier, confiné ou à l’arrêt, constate l’impréparation des États, l’avertissement du poète prend des airs d’enseignement : «Fréquenter la pensée de l’imprévisible, c’est pouvoir échapper à ces bouleversements que les imprévus du monde lèvent en nous, et par ailleurs se faire de plus en plus ingénieux à aménager dans les irruptions du réel une continue possibilité de l’action humaine. Le génie génétique des organismes vivants surprend déjà et utilise l’assaut de l’imprévisible[19].»

L’enfermement et la fixité

Outre la paralysie – ou la stupéfaction –, l’irruption de l’imprévisible peut susciter des tentations de repli, voire de fermeture. A contrario, la pensée de Glissant invite à développer des liens, à rétablir l’équilibre de nos interrelations, en somme, à considérer autrement les processus inéluctables liés à notre propre mondialisation. «Agis dans ton lieu, pense avec le monde», répétait-il à l’envi. Pour lui, en effet, «le risque total est [celui] de l’enfermement et de la fixité».

Telle fut du moins l’une des dernières paroles publiques qu’il prononça. Invité à s’exprimer sur le rôle et le pouvoir des artistes et intellectuels face aux «risques majeurs» – l’argument du colloque évoquait, entre autres, une «pandémie de grippe annoncée comme planétaire et ravageuse[20]» –, Glissant suggéra que le pire d’entre tous était celui, intérieur à nous-mêmes, que nous courrons en cultivant nos propres enfermements. Loin de penser l’avènement d’une fin du monde, il développa sa pensée du tremblement et avança ceci : «Nous savons bien qu’un totem tremble en nous et qu’à tout moment il risque d’éclater, et nous avec lui, et qu’en ce risque qui nous entraîne réside tout le rapport de son étendue immobile et de sa profondeur sans soin[21].»

Quel est ce totem ? Glissant n’en dit rien. Au regard de la définition qu’en donne Freud, à savoir celle d’une institution sociale, d’une loi ou d’une force qui relie «les membres d’une même tribu par les liens d’une origine commune» et leur sert de «guide[22]», on se dit néanmoins que celui-ci pourrait être le monde, refusé par nos élans individuels et nos indifférences. L’artiste cherchant à fixer la matière du monde serait alors une allégorie de chacun d’entre nous : «À chaque moment, l’artiste risque d’effacer le tremblement sous la fixité [de la forme], mais, lorsqu’il échappe à ce risque, la fixité formelle est d’autant plus belle que le tremblement par-dessous anime la vie d’une matière, qui est celle du monde[23].» Ainsi Glissant nous appelait-il à écouter et à relayer les soubresauts du monde, ses expressions, ses bouleversements, signes silencieux ou criants, visibles ou cachés de notre vie terrestre et ce, afin de «connaître l’inextricable sans en être embarrassés[24]».

Cependant, l’on peut également concevoir que ce totem soit la Terre, longtemps sacrée, protégée, respectée en tant qu’origine commune établissant cette relation particulière entre les « humanités » et l’ensemble du vivant. Car derrière le refus du «chaos-monde», Glissant repérait plus généralement une dislocation, voire un éclatement de la «communauté-terre». Or, si la Terre, indifférente au sort de l’homme, continuera de toute évidence à «trembler sans s’occuper des humanités», celles-ci devront en revanche «savoir aller au-delà de cette indifférence de la Terre pour nous[25]». Telle était sa manière de nous rappeler ce principe de responsabilité à l’égard de la Terre, sans laquelle il ne saurait y avoir de monde.

Dans l’inquiétude ou le tremblement qu’elle instaure, l’actuelle pandémie nous offre donc une occasion de repenser la mondialisation, mais aussi son envers poétique, à savoir celui d’une mondialité attentive au sort de la Terre autant qu’aux relations constitutives des humanités qui l’habitent. En effet, comme l’écrivaient ensemble Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau après le passage du cyclone Dean en 2007, «le désastre ou la crise sont aussi, et surtout, des opportunités. Quand tout s’effondre ou se voit bousculé, ce sont aussi des rigidités et des impossibles qui se voient bousculés[26]».

De ce point de vue, les mesures prises par chacun pour interrompre les « chaînes de transmission » et endiguer la contagion démontrent, à leur mesure, que la prise de conscience et la responsabilité de chaque individu peuvent infléchir collectivement le rythme d’un processus mondial. On entrevoit alors les potentialités, résolument utopiques, de ce que Glissant appelle «une contagion de l’imaginaire[27]» si celui-ci avait pour horizon poétique, non seulement une chaîne de solidarités, mais aussi la réalisation effective d’un «Tout-monde» en Relation, pensé en tant que «quantité de tous les différents du monde» reliée à l’ensemble du vivant. Non pas une expansion globalisante d’un imaginaire unique, mais une contagion réciproque des imaginaires, qui ouvrirait véritablement la conscience aux enjeux particuliers, désormais communs, d’un monde à venir toujours plus imprévisible et chaotique.

Dans des temps de détresse qui n’en finissent plus de se dire, bien dérisoire pourra paraître la parole des poètes. Cependant, ces « voyants » nous alertent eux aussi depuis des siècles quant au devenir terrestre de notre « trop humaine » condition. Et si l’imaginaire importe autant dans l’expression de la poétique d’Édouard Glissant, qui est aussi une écologie du chaos et de l’imprévisible, c’est précisément parce que celui-ci se présente comme ultime recours face à la destruction trop prévisible que poursuit notre actuelle mondialisation.

[1] - Penseur de la « totalité » depuis les années 1950, Édouard Glissant emploie d’abord l’expression de « Tout-monde » dans son roman Mahagony (Paris, Gallimard, 1987). Celle-ci fut ensuite reprise dans le roman Tout-monde (Paris, Gallimard, 1993), puis dans le Traité du Tout-monde (Paris, Gallimard, 1997) et, à partir de là, dans la plupart de ses écrits.

[2] - É. Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 180.

[3] - É. Glissant, Traité du Tout-monde, op. cit, p. 23-24. Ces énoncés furent prononcés en 1993 à l’occasion du Parlement international des écrivains de Strasbourg où s’élaborait, autour de Christian Salmon et Jacques Derrida, une nouvelle pensée cosmopolitique et une éthique inconditionnelle de l’hospitalité.

[4] - É. Glissant, Poétique de la Relation, op. cit., p. 153-154.

[5] - É. Glissant, Traité du Tout-monde, op. cit., p. 22.

[6] - Ibid., p. 205.

[7] - Entretien avec É. Glissant, « La pensée unique frappe partout où elle soupçonne de la diversité », Télérama, 8 juillet 2010.

[8] - É. Glissant, Poétique de la Relation, op. cit., p. 217.

[9] - É. Glissant, Philosophie de la Relation. Poésie en étendue, Paris, Gallimard, 2009, p. 55.

[10] - Ibid., p. 84-85.

[11] - Ibid.

[12] - Ibid., p. 82-83.

[13] - L’un des premiers poèmes de Glissant s’intitule « D’un seul tenant la terre » (Éléments, no 1, 1951).

[14] - É. Glissant et al., Traité pour le grand dérangement, texte publié en ligne au moment des grèves de 2009, avril 2009, p. 18-19, disponible sur edouardglissant.fr.

[15] - É. Glissant, Philosophie de la Relation, op. cit., p. 86-87. Écologique et politique, cette perspective ouvre également un horizon cosmopolitique : voir Yves Charles Zarka, L’Inappropriabilité de la Terre. Principe d’une refondation philosophique, Paris, Armand Colin, 2013.

[16] - É. Glissant, Philosophie de la Relation, op. cit., p. 98.

[17] - Ibid., p. 31-32.

[18] - Ibid., p. 67.

[19] - Ibid., p. 68.

[20] - Richard Conte (sous la dir. de), Le pire n’est jamais certain, Paris, École des Beaux-Arts de Metz/Lienart, 2011.

[21] - É. Glissant, « Le risque total est de l’enfermement et de la fixité », dans R. Conte (sous la dir. de), Le pire n’est jamais certain, op. cit., p. 15.

[22] - Sigmund Freud, Totem et tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs [1923], trad. par Samuel Jankélévitch, 1951, p. 120.

[23] - É. Glissant, « Le risque total est de l’enfermement et de la fixité », art. cité, p. 16-19.

[24] - É. Glissant, Philosophie de la Relation, op. cit., p. 54.

[25] - É. Glissant, « Le risque total est de l’enfermement et de la fixité », art. cité, p. 16.

[26] - É. Glissant et Patrick Chamoiseau, « Dean est passé, il faut renaître. Aprézan ! », Le Monde, 25 août 2007.

[27] - É. Glissant utilise cette expression dans Faulkner, Mississippi, Paris, Gallimard, 1998.

 

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