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Le comportement suicidaire des jeunes motards martiniquais

Le comportement suicidaire des jeunes motards martiniquais

   Tous ces temps-ci, un tapage médiatique est organisé autour de la question du suicide en Martinique par des gens qui s'imaginent que personne avant eux n'a jamais réfléchi et travaillé à cette question. Il y a eu "Tintin au Congo", maintenant nous avons droit à "Tintin aux Caraïbes" s'agissant de la psychiatrie dans ce pays. Ces brillants cerveaux ignorent notre histoire, notre langue et notre culture, voire les méprisent, et, en toute bonne conscience, viennent nous imposer des analyses et des thérapies qui émanent d'un milieu culturel totalement différent du nôtre lesquelles analyses et thérapies, forcément, s'avèrent inefficaces. Chose qui ne semble pas déranger le moins du monde lesdits thérapeutes venus du froid ni leurs porteurs d'eau locaux ni évidemment l'administration. Il est temps de dire halte-là car cette question du suicide est trop grave pour la laisser entre les mains de ces personnes.

   Mais, brièvement, alphabétisons un peu ces dernières sur la question. D'abord du point de vue historique : en effet, la Martinique, comme d'autres îles de la Caraïbe, naît à partir d'un suicide collectif, celui des autochtones Kalinagos. Sur la route qui relie Saint-Pierre au Prêcheur, une énorme bombe volcanique symbolise le lieu en haut duquel les derniers représentants de ce peuples se sont (/se seraient) jetés dans le vide afin d'échapper à l'oppression coloniale européenne. Ce lieu est appelé le Tombeau des Caraïbes. Ailleurs, il porte d'autres noms. Dans l'île de Grenade, qui fut un temps colonie française, il s'appelle Sauteurs, ce qui veut tout dire. Ce suicide collectif ne s'est aucunement effacé de la mémoire martiniquaise et Edouard GLISSANT a eu raison d'écrire que la culture kalinago n'avait pas "disparu", mais "désapparu". Ce néologisme vise à faire comprendre que si le souvenir n'en est pas présent dans notre vécu quotidien, il est, par contre, enfoui au plus profond de notre inconscient. Tiens, l'inconscient, voilà qui devrait interpeller nos brillants psychiatres actuels ! Sans compter que dans nos légendes, il y a une qui est reliée à cet événement et que tout le monde connaît : le dernier chef des Kalinagos se serait écrié que "la Montagne de feu nous vengera". Il parlait de la montagne Pelée qui, effectivement explosa en 1902, la prédiction du chef ayant été faite aux alentours de 1660/70.

   Continuons sur le chemin de l'histoire, de notre histoire, que ces brillants psychiatres ignorent superbement...

   Après, l'épisode tragique caraïbe (ou kalinago), il y a eu l'épisode africain qui, lui, a duré beaucoup plus longtemps. Celui de l'esclavage en termes clairs. Pour aller vite, disons que le suicide était fréquent chez les déportés du continent noir installés de force dans les plantations de canne à sucre antillaises et qu'il prenait, ce suicide, une forme très étrange : l'esclave retournait sa langue dans sa bouche afin de s'étouffer avec elle. Aimé CESAIRE en fait allusion dans le Cahier d'un retour au pays natal (1939) : "...pourquoi le suicidé s'est étouffé avec complicité de son hypoglosse en retournant sa langue pour l'avaler" (l'hypoglosse est le muscle situé sous la langue qui en assure la motricité). Il y a eu aussi une autre forme, tout aussi terrible, celle qui consistait pour les femmes qui venaient d'accoucher à étrangler leur bébé à l'aide du cordon ombilical ("kod lonbrik" en créole). On dira que ce n'est pas un suicide, mais un meurtre. C'est ce que prétendait les maîtres blancs qui combattaient farouchement cette pratique qui les privaient d'un futur esclave gratuit (gratuit parce qu'il ne l'aurait pas acheté). Ils avaient tout faux ! Il s'agissait bel et bien d'un suicide, ayant une forme très particulière certes, pour la raison que non seulement le bébé qui vient de naître est la chair de la chair de la mère d'une part et que d'autre part, l'étranglement se produit sans que le cordon ombilical ait été coupé. Donc le bébé est encore vitalement relié à sa mère, il est encore une partie de sa mère et il ne devient un être autonome qu'à l'instant où la matrone sectionne le cordon ombilical. En agissant ainsi ces femmes esclaves se livraient bien à une forme de suicide. "Nou pa ka fè yich ba lestravay !" (Nous ne faisons pas d'enfants pour l'esclavage !), proclamaient-elles fièrement.

   Continuons...

   Après l'abolition de 1848, les planteurs békés firent venir de l'Inde et de la Chine des milliers de "travailleurs sous contrat" afin de remplacer dans les plantations ceux d'entre les Noirs, dits "nouveaux libres", qui avaient décidé de ne plus couper la canne et d'aller recommencer une nouvelle vie soit dans les mornes isolés (où ils survécurent grâce au jardin créole, descendant du jardin caraïbe) soit dans les bourgs et les villes. Ces "Coolees" (à l'origine le terme "Kouli", tel qu'il s'écrit en créole aujourd'hui) était appliqué aux deux groupes ethniques, mais finit par s'appliquer aux seuls Indiens, les Chinois ayant rapidement fui les plantations et le Conseil général de la Martinique ayant décidé d'arrêter l'immigration chinoise à cause du comportement rebelle de cette dernière. Ces travailleurs avaient donc un contrat de 5 ans, période au terme de laquelle leur patron béké avait l'obligation de les rapatrier en Inde. Or, les plantations avaient besoin de bras et ledit patron faisait tout pour pousser l'immigrant indien à resigner un deuxième contrat et quand il n'y parvenait pas, il l'y obligeait. De manière très simple : les "Coolees" s'approvisionnaient dans la "boutique" (épicerie) de l'Habitation qui leur faisait crédit et comme par hasard, au terme de leurs cinq années, les travailleurs indiens se retrouvaient débiteurs. Leur patron avait alors beau jeu de leur dire : "Si vous réglez votre dette, je vous fais rapatrier de suite !". Or, on imagine bien que très peu étaient en mesure de le faire et se voyaient contraints de resigner un contrat qui, dès lors, les enchaînait à vie à un pays étranger. Or, ils avaient déjà, en franchissant les deux océans qui séparent l'Inde de la Martinique (l'indien et l'atlantique), été sous le coup de la malédiction du "kala pani" (eaux noires) laquelle interdit aux Indiens de quitter la terre sacrée de l'Inde et voici qu'ils prenaient le risque, en restant dix ans en Martinique, de décéder hors de cette même terre sacrée de l'Inde, chose formellement proscrite par l'hindouisme (dans un tel cas, l'âme du décédé sera soumise à une réincarnation perpétuelle et n'atteindra jamais le samsara ou paradis). Du coup, nombre d'Indiens qui se voyaient refuser leur rapatriement au terme de leurs cinq années de contrat se suicidaient. Comment ? On n'est pas là pour alphabétiser gratuitement nos chers psychiatres omniscients. Ils n'ont qu'à chercher eux-mêmes !

   Venons-en à la question posée dans le titre de cet article !

   D'abord, nombre d'éminents psychiatres martiniquais ont travaillé sur la question du suicide. Pour ne citer que deux d'entre eux, il y a eu d'abord, le Dr SOBESKY qui a fait sa thèse de doctorat sur l'épidémie de suicide au Rubigine (produit hautement toxique servant à enlever les tâches sur les vêtements) qui a sévi à la Martinique au début des années 60 du siècle dernier. Il y a eu tous les importants travaux du Dr Aimé CHARLES-NICOLAS qui ont quasiment révolutionné l'approche psychiatrique en Martinique et qui, à la fin du XXe et début du XXIe, ont obtenu des résultats tout à fait remarquables (que nos Tintin aux Caraïbes ignorent ou feignent d'ignorer). Avant SOBESKY et CHARLES-NICOLAS, il y avait eu, dans les années 50, le Dr Frantz FANON et ses analyses décapantes sur le trouble psychique majeur dont sont atteint tous les Martiniquais (hormis bien sûr les Békés) : celui du "peau noire, masque blanc". Ensuite, ses analyses sur la situation algérienne lorsqu'il exerçait à l'hôpital psychiatrique de Blida, sa dénonciation de la psychiatrie coloniale, les nombreux articles qu'il a publié dans des revues scientifiques à ce sujet et sa défense de la "social-thérapie", sont non seulement encore d'actualité, mais largement applicables, avec des réaménagements, à la situation martiniquaise. Comment aujourd'hui peut-on avoir le culot d'ignorer les travaux des FANON, SOBESKY, CHARLES-NICOLAS et bien d'autres ?

   Passons...

   Donc, oui, il suffit de rouler ne serait-ce qu'une petite demi-heure sur n'importe quelle route un tant soit peu fréquentée de la Martinique pour se rendre compte que nos jeunes motards y ont un comportement suicidaire. C'est miracle qu'il n'y ait qu'un mort par mois ! Ils roulent trop vite, sans casque, zigzaguent entre les voitures, cabrent leur moto en "i" (pratique éminemment dangereuse célébrée dans une chanson que des élus de l'ancienne majorité n'avaient pas hésité à entonner publiquement !), doublent sans visibilité, klaxonnent comme des malades, ce qui fait sursauter l'automobiliste qui les précède et peut faire ce dernier commettre une bévue, roulent sans vergogne sur les voies réservées au TCSP et vous lancent des"Bonda manman'w !" (Le cul de ta mère !) si jamais vous osez leur faire la moindre remarque. Ces motards sont-ils des sauvageons, des "débiélé" comme on dit en créole c'est-à-dire des cinglés, des drogués au crack, des inconscients ? Certains d'entre eux très certainement, mais pas tous. Pas la majorité en tout cas. La majorité de nos motards, fort heureusement, sont des personnes tout à fait équilibrées qui ont un comportement routier normal ou en tout cas respectueux des règles de sécurité élémentaires. Oui, mais quid de la minorité qui commet infraction sur infraction et cela jour après jour jusqu'au jour où l'accident se produit et qu'ils y perdent la vie ? Ne constatent-ils pas que quasiment tous les mois l'un d'entre eux finit contre une voiture, une rambarde d'autoroute ou un mur ? Pourtant, ils ne changent aucunement de comportement...

   L'esprit humain et son étude n'étant pas l'apanage des seuls psychiatres et psychologues, on a vu des philosophes, des ethnologues, des anthropologues, des sociologues etc. se pencher également sur la question des troubles psychiques à la Martinique. "Le Discours antillais" (1981) d'Edouard GLISSANT comporte un chapitre fort intéressant sur ce qu'il nomme "le délire coutumier". On y voit que la frontière entre le normal et le pathologique n'est pas du tout la même en pays colonisé et en pays colonisateur (ou ex-colonisateur). Le curseur, si l'on peut dire, doit être déplacé si l'on veut comprendre certains comportements. Sinon, on risque de diagnostiquer des troubles psychiques à tout-va. Il y a eu aussi "Anthropologie en Martinique" (1984) de Francis AFFERGAN et notamment un chapitre fort intéressant qui nous intéresse directement ici puisqu'il traite de la conduite automobile. En gros, l'auteur explique qu'il s'agit d'une conduite (inconsciemment) suicidaire et comment ne pas lui donner raison quand on voit que sur ces 80kms sur 30 de territoire, non nombre de gens roulent comme s'ils étaient en Allemagne (on cite ce pays parce qu'il n'y a pas de limitation de vitesse sur ses autoroutes). Il n'y a donc pas que nos motards à rouler de manière suicidaire, un grand nombre de nos automobilistes également. Ce qui sauve ces derniers, c'est qu'on est davantage protégé, en cas d'accident, par l'habitacle et les airbags d'un véhicule automobile que sur un deux-roues, mais les deux comportements sont comparables. Il y a eu, plus récemment, le magnifique "Détresse créole. Ethnoépidémiologie de la détresse psychique à la Martinique" (2008) du Québécois Raymond MASSE, fruit d'une quinzaine d'années de travail de terrain et ne comportant pas seulement des données chiffrées, mais des analyses fouillées qui toutes s'enracinent dans la culture créole. Dans les années 70, un psychiatre "métro", le Dr TRISTAM, qui est à mettre dans la même lignée que les FANON, SOBESKY, CHARLES-NICOLAS et autres, avait déjà pointé du doigt le problème : "Tous les malades qui arrivent à Colson délirent en créole, même quand ils sont issus de milieux sociaux favorisés !". Du coup, le psychiatre se faisait traduire les propos des malades par des infirmiers martiniquais lesquels non seulement n'étaient pas des traducteurs, mais étaient confrontés à une parole difficilement interprétable. Du coup, le Dr TRISTAM décida d'apprendre le créole et a tenté de comprendre le suicide chez cette catégorie de malades très particulière que l'on appelait à l'époque les aliénés mentaux.

   On le voit donc à travers ce très bref rappel : il y a eu d'importants travaux qui ont été réalisés sur la question des troubles psychiques et notamment du suicide à la Martinique. Les ignorer comme le font nos actuels Tintin des Caraïbes a pour résultat que la psychiatrie à la Martinique aujourd'hui relève soit du charlatanisme soit du je-men-foutisme colonialiste...

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