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Ile Maurice confluent des cultures

LE CONTENTIEUX CREOLE - HINDOU

Par Georges Gracieuse
LE CONTENTIEUX CREOLE - HINDOU

Un des aspects du marketing touristique de l'île Maurice à l'étranger qui a toujours fait recette est celui de "L'île Maurice pays de l'arc en ciel" où des peuples venus d'Afrique, d'Asie et d'Europe vivent en parfaite harmonie. Nous nous ventons de cette "unité dans la diversité". L'Ile Maurice, c'est vrai, est comme un confluent des cultures s'abreuvant des rivières venues de trois grands continents. Mais cette cohabitation de différents groupes ethniques, même si elle n'a pas entraîné une balkanisation de la société mauricienne, n'a pas été pour autant exempte de conflits. Nous pensons qu'il est temps de regarder en face ces rapports conflictuels et qu'on cesse de se leurrer avec cette attitude de "tout va pour le mieux dans les meilleurs des mondes".

Au cours de l'histoire chaque groupe s'est forgé son destin. Les blancs ont habilement consolidé leur contrôle sur les secteurs productifs et financiers, les Chinois et les Musulmans sur le commerce, les Hindous sur l'appareil d'Etat, tandis que les Créoles ont encore du mal à décoller.

L'ascension politique des Hindous et leur contrôle des institutions de l'Etat sont plus visibles parce qu’ils sont les plus nombreux d'une part, et d'autre part parce que la politique envahit toutes les sphères de la vie. Les Créoles vivent cette omniprésence des Hindous comme une agressivité. Ils voient leur espace vital se rétrécir de plus en plus et ils se sentent menacés. D'où un sentiment profond de malaise. Chez les Créoles, les Hindous sont perçus comme des adversaires. Ils sont ceux qui détiennent le pouvoir et s'en servent pour protéger les leurs et écraser les Créoles. Les Créoles se sentent exclus de la fête.

Les Hindous, en revanche, ont une attitude mixte envers les Créoles. Sur le plan social ils préfèrent de loin les Créoles aux autres groupes ethniques, car ils se sentent plus à l'aise avec eux ; d'ailleurs il y a davantage de mariages mixtes entre eux. Mais sur le plan politique les Hindous perçoivent les Créoles comme leurs adversaires: ils ont essayé de leur barrer la route au pouvoir suprême, et ils continuent à s'associer avec ceux qui veulent leur arracher le pouvoir. Les Hindous ont acquis le pouvoir politique après une âpre lutte, et ils vont se battre pour le garder. Il ne faut pas se faire d'illusion là-dessus. Et ils sont convaincus que les Créoles ne sont pas dans leur camps.

Tout effort de dialogue interculturel qui ne tiendrait pas compte de cette perception des rapports entre les Créoles et les Hindous risque de se cogner la tête contre un mur. C'est pourquoi nous pensons qu'il serait utile de faire un détour par l'histoire pour mieux situer les enjeux pour la communauté créole aujourd'hui. Il faut regarder en face l'émergence du "Hindu Power". Mais il faut aussi se demander comment les Hindous qui étaient les compagnons de lutte des Créoles et des Musulmans contre les blancs et la puissance coloniale, soient devenus par la suite l'adversaire à abattre? A qui profite cet antagonisme entre les Créoles et les Hindous? Les Créoles ont-t-ils intérêt à se laisser enfermer dans cette logique de conflit? N'est-il pas temps pour eux de redéfinir leurs stratégies avec plus de lucidité?

Au fil des années les Hindous à l'île Maurice ont su saisir leur chance, apprendre à gérer leurs faiblesses et à capitaliser sur leurs forces. Ils se sont forgés un destin à travers une lutte soutenue et intelligente, un sens de sacrifice pour l'éducation de leurs enfants, une volonté pour réussir malgré les échecs. La lutte des Hindous, si elle est bien comprise peut servir de référence et être une source d'inspiration pour les Créoles dans leur lutte aujourd'hui. Pourquoi le fils de l'esclave ne réussirait pas là où le fils du coolie a réussi?

Les Hindous arrivèrent à l'île Maurice après l'abolition de l'esclavage en 1835 pour remplacer les esclaves sur les plantations. Affranchis, les anciens esclaves iront s'installer sur les côtes comme artisans et pêcheurs, ou s'établiront dans les villes pour exercer d'autres métiers, mais ils ne voudront surtout pas continuer à travailler sur les plantations. Ces travailleurs indiens sous contrat (indentured labour) s'engageaient à travailler pendant 5 ans pour un propriétaire mauricien. Très peu pourront rentrer en Inde car les frais de rapatriement étaient à la charge des travailleurs eux-mêmes.

Les Hindous vont commencer à se démarquer à partir de 1872. Les années précédentes, le climat social s'était considérablement dégradé étant donné les conditions difficiles dans lesquelles les travailleurs indiens œuvraient. Tout un mouvement de contestation commença à poindre, avec à leur tête Adolphe de Plevitz. Mouvement qui entrainera la constitution d'une Commission Royale en 1872 pour enquêter sur la condition et le traitement des travailleurs indiens. La réforme qui allait suivre, de par le fait qu'elle accorda aux travailleurs indiens le droit de louer ou d'acheter des morceaux de propriétés, allait permettre l'émergence de toute une classe de petits propriétaires d'origine hindoue qui vont jouer un rôle extrêmement important dans l'évolution politique ultérieure de l'île.

La situation des Hindous subit un changement en profondeur entre 1870 et 1930. Dès 1930 déjà, 30% des terres sous culture appartenaient aux Hindous dont la majorité étaient des petits planteurs avec 1 à 5 acres de terrain. Il y avait aussi une poignée de gros planteurs tels que Tiroomoody, Rama, Ahmed, et Gujadhur possédait même des propriétés sucrières avec une usine. En outre, à partir des années 30 on voit apparaître un nombre relativement important d'intellectuels d'origine hindoue, médecins, avocats, et autres professions libérales.

A la création du Parti Travailliste par le Dr. Maurice Curé en février 1936, la grande masse des Hindous, toujours écartée de la vie politique, était prête à s'engager. Le Ptr. était le premier parti de masse visant à la défense des intérêts des plus défavorisés. La base du parti était composée des Créoles, des Musulmans et des Hindous. Dès sa fondation le Ptr. ressenti vivement l'importance de s'ancrer dans le monde ouvrier, et il se lança dans une vaste campagne de mobilisation à travers l'île sur les questions de salaires, de conditions de travail, etc. Parmi les revendications plus politiques, ce parti réclamait une représentation des travailleurs au sein du Conseil du Gouvernement ainsi qu'une révision du cens électoral afin d'accroître le nombre d'électeurs.

A l'époque, le Conseil destiné à conseiller le Gouverneur, était composé du Gouverneur, de huit membres officiels, de neuf membres nommés et de dix membres élus. Le nombre d'électeurs inscrits étaient 4059 en 1886 pour une population totale de 365,000 personnes! De plus, les neuf dixième de cet électorat étaient des Blancs, car le cens électoral exigeait que l'électeur possède une connaissance de l'anglais et du français écrits et parlés. Mais le Ptr., fortement soutenu par les Hindous allait remettre en cause cette discrimination.

En 1947, la Constitution de 1885 fut remplacée. Un Conseil Législatif, doté de pouvoir accru et composé désormais d'une majorité de membres élus (19 sur 36) fut institué. Le cens électoral était pratiquement aboli car il suffisait de pouvoir signer son nom en anglais, français, chinois ou en n'importe quelle langue indienne pour être électeur. Le corps électoral passa de 8918 à presque 72,000.

Cette quasi abolition du cens électoral était une première grande victoire des Hindous car son électorat devenait majoritaire. Ce qui entraîna une restructuration du champs politique. Avant la Constitution de 1948, la lutte politique majeure en terme ethnique avait été entre les Blancs et les Créoles. La Constitution de 1948, cependant, en affranchissant des milliers d'Hindous, commença à inspirer la crainte pour leur représentation non seulement aux Blancs, mais aussi aux Créoles et autres groupes minoritaires. Les journaux conservateurs commencèrent à publier des articles sur le "péril hindou".

Les élections de 1948 et de 1953 furent remportées par le Ptr. qui obtint l'élaboration d'une nouvelle Constitution en 1958 et l'institution du suffrage universel. Aux élections de 1959, le nombre d'électeurs inscrit avait déjà atteint 208,684 pour une population d'environ 650,000. L'électorat hindou consolidait son assise. En même temps avec l'arrivée de Seewoosagur Ramgoolam, J.N Roy, H.Vaghjee, R.Seeneevassen et d'autres au Ptr. en 1948, les hindous commencèrent à contrôler progressivement l'appareil du parti. Joyce et Jean-Pierre Durand, dans leur ouvrage intitulé Ile Maurice Quelle Indépendance? (1975) a ceci à dire de l'entrée de S.Ramgoolam au Ptr.:
A la mort d'Anquetil en 1946, Rozemont devient Président du Parti. Sombrant dans l'alcoolisme, il laisse le Parti abandonner ses positions de classe et S.Ramgoolam, jeune adhérent, en prend la direction. Devenu député en 1948 puis nommé au Conseil Exécutif le Dr. Ramgoolam récupère le Parti Travailliste à son profit et fort de son succès en fait principalement l'instrument des Indiens. Il participe ainsi directement à la naissance du "communalisme" c'est-à-dire à la vie politique basée sur la défense des intérêts des différentes communautés et uniquement sur celle-ci. (pp.124-125)

Au même moment on vit aussi la création du Ralliement Mauricien fondé par Jules Koenig, qui en 1954 allait devenir le Parti Mauricien Social Démocrate. Ce Parti se voulait être le rassemblement des minorités pour faire face au "péril hindou"

Le communalisme s'avéra une arme redoutable entre les mains du gouvernement et du patronat pour briser l'unité des travailleurs. Ils ont compris que devant un peuple uni et organisé la partie est perdue. C'est alors qu'ils accouchent d'un monstre qui va en grandissant, semer le désarroi et la division au sein du peuple: le communalisme. Le "Ralliement Mauricien" parle du "péril hindou". Le Parti Travailliste au lieu de contrer la tactique de son adversaire s'embourbe lui aussi dans le communalisme. Celui-ci devient même si puissant qu'il s'installe au sein de la Constitution. Les problèmes les plus urgents de l'île Maurice se discutent en terme de "Blancs", de "Créoles", de "Malabars", de "Lascars". Le communalisme aura donc produit un effet très important : une division intestine du peuple, division qui convient à merveille aux possédants et qui est la sauvegarde même de leurs intérêts.
Les Créoles aussi bien que la masse des travailleurs hindous ont été victime de ce communalisme qui vise à imposer l'idée que la division au sein de la société mauricienne ne résulte pas directement de l'exploitation capitaliste, donc de l'organisation de la société en classes aux intérêts contradictoires, mais qu'elle est due à l'appartenance des individus à des groupes nationaux différents. Ainsi, l'opposition des individus sur des bases culturelles permet à la bourgeoisie d'affirmer l'existence d'une unité au sein d'un même groupe ethnique ou religieux. Unité culturelle qui permet de réunifier les intérêts de la bourgeoisie et des travailleurs au sein d'une même nation. Ainsi, on a fait croire aux Créoles qu'ils défendaient les mêmes intérêts que leurs patrons blancs parcequ'ils fréquentent la même Eglise et le même Parti politique.

A partir de 1966, avec l'arrivée de Gaëtan Duval à la tête du PMSD, il devint de plus en plus clair que ce Parti se servait du soutient des minorités pour défendre les intérêts du secteur privé. P.Livet et A.Oraison écrivent dans un article sur le Mouvement Militant Mauricien publié dans Annuaire des Pays de l'Océan Indien (1977) :

{Dirigé depuis 1966 par l'avocat Gaëtan Duval, le PMSD se présente comme un Parti conservateur, non doctrinaire, attaché à la démocratie de type occidental classique (…) Il va de soi que le PMSD subit les critiques virulentes du MMM, qui lui reproche notamment de défendre les intérêts exclusifs de ceux qui contrôlent les usines sucrières et leurs terres, le commerce d'import-export, le système bancaire local et les compagnies d'assurance.}

De 1959 à 1965, l'île Maurice connut une période de semi-autonomie. L'auto détermination fut accordée au cours de la 5e Conférence Constitutionnelle de Londres de Septembre 1965. Le principe de l'indépendance fut admis au cas où une majorité des Mauriciens le souhaiteraient. La majorité des Hindous, une partie des Musulmans, des Chinois et une poignée des Créoles, regroupés dans l'alliance Ptr-IFB-CAM militaient pour l'indépendance. Tandis que la majorité des Blancs, des Créoles, des Musulmans et des Tamouls, soutenaient le PMSD dans sa lutte contre l'indépendance et pour la rétrocession de l'île à la France. Lors des élections de 1967, le Ptr. et ses alliés l'emportèrent sur le PMSD.

Le 12 mars 1968, l'île Maurice accéda à l'Indépendance. Ce fut la consécration du pouvoir politique des Indo-mauriciens, en particulier de la bourgeoisie Hindoue qui contrôlait l'appareil du Ptr. et qui allait contrôler l'appareil de l'Etat. En 1969, le Ptr. fut contraint de faire une coalition avec le PMSD pour les raisons suivantes: 1) étant un Parti qui représentait surtout la communauté hindoue, il lui manquait la légitimité constitutionnelle pour gouverner ; 2) le gouvernement avait besoin de l'appui du secteur privé qui aurait pu bloquer le développement du pays en refusant d'y investir et en exportant ses capitaux à l'étranger.

La lutte sans merci que s'est livrée le PMSD et le Ptr. pour les élections de 1967 a provoqué une méfiance viscérale entre les Créoles et les Hindous. C'est cette méfiance qui explique aussi l'exode massif de l'intelligentsia créole vers l'Australie, la France et le Canada après l'Indépendance parce qu’il ne se sentait pas en sécurité sous un pouvoir hindou. Mais en même temps les Blancs, à travers le PMSD, faisaient alliance avec la bourgeoisie hindoue pour défendre les intérêts du secteur privé. Et les Créoles étaient laissés à eux-mêmes, ils étaient profondément blessés, ils se sont sentis trahis … Plus tard avec les vagues de répression qui déferlaient sur les mouvements syndicaux dans les années 70,avec la bénédiction du PMSD, la classe des travailleurs (Créoles et Hindous confondus), réalisèrent que leur vrai adversaire était le patronat. On vit alors la naissance du Mouvement Militant Mauricien qui à ses débuts avait su faire l'unité des travailleurs et se montrer un rempart contre le communalisme. Mais les élections de 1983, 1987, 1995 et celles qui ont suivi après, ont démontré que ceux qui détiennent le pouvoir économique et politique feront toujours jouer la carte communale pour protéger leurs intérêts.

Les Créoles, aussi bien que la masse des Hindous, ont été des pions sur l'échiquier politique. En acceptant d'entrer dans la logique communale, ils ont fait le jeu de ceux qui avaient intérêt à les garder divisés. Les Créoles, étant une minorité dans ce pays et n'ayant ni le pouvoir économique ni le pouvoir politique, ne peut se permettre le luxe d'être communal. Ils auront tout à gagner d’avoir les Hindous pour alliés comme par le passé. Ils ont intérêt à œuvrer pour une réconciliation historique avec les Hindous. Ils doivent d'abord se réconcilier avec leur propre passé, alors ils se sentiront plus libre intérieurement pour vivre sereinement leurs rapports avec les Hindous. Le reste se fera tout seul. Ainsi, au lieu de vivre en juxtaposition avec eux, les Créoles pourront se montrer plus ouverts et plus accueillants envers la richesse de leur tradition culturelle et religieuse. Alors il sera possible d'aborder les questions sensibles avec plus de sérénités…

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