Accueil
Aimé CESAIRE
Frantz FANON
Paulette NARDAL
René MENIL
Edouard GLISSANT
Suzanne CESAIRE
Jean BERNABE
Guy CABORT MASSON
Vincent PLACOLY
Derek WALCOTT
Price MARS
Jacques ROUMAIN
Guy TIROLIEN
Jacques-Stephen ALEXIS
Sonny RUPAIRE
Georges GRATIANT
Marie VIEUX-CHAUVET
Léon-Gontran DAMAS
Firmin ANTENOR
Edouard Jacques MAUNICK
Saint-John PERSE
Maximilien LAROCHE
Aude-Emmanuelle HOAREAU
Georges MAUVOIS
Marcel MANVILLE
Daniel HONORE
Alain ANSELIN
Jacques COURSIL

Le drapeau rouge-vert-noir en Martinique : un emblème national ?

cairn.info / Ulrike Zander
Le drapeau rouge-vert-noir en Martinique : un emblème national ?

Depuis une douzaine d’années, un drapeau aux couleurs rouge, vert et noir flotte sur le fronton de la mairie et au centre des deux principaux ronds-points de la commune de Sainte-Anne, une petite commune d’environ 5 000 habitants située dans l’extrême sud de l’île de la Martinique et présentant de nombreux atouts touristiques.

Le 6 octobre 1995, lors d’une réunion du conseil municipal, le maire, Garcin Malsa, également leader du mouvement indépendantiste MODEMAS (Mouvement des Démocrates et Écologistes pour une Martinique Souveraine), exprime son désir d’arborer sur le fronton de la mairie ce drapeau qui se trouve déjà dans la salle des délibérations, un désir que le conseil approuve par dix-huit voix favorables et quatre abstentions  [1]. Pour Garcin Malsa, le drapeau rouge-vert-noir est un symbole identitaire important, « un signe pour la Martinique »  [2]. Les auteurs et/ou co-signataires – dont M. Malsa fait partie, et parmi lesquels on compte par ailleurs les écrivains de renommée internationale Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant – d’une brochure bilingue français-créole intitulée Rouge Vert Noir Trois couleurs pour un drapeau ! Wouj – Vè – Nwè Twa koulè ba an drapo ! le qualifient par ailleurs de « drapeau national », y voyant « l’un des signes les plus spectaculaires de notre refus de disparaître et de notre volonté farouche d’exister » (p. 14).

2

Depuis son apparition à Sainte-Anne, le drapeau rouge-vert-noir a fait couler beaucoup d’encre dans la presse locale martiniquaise et par ailleurs suscité des querelles juridiques qui auront duré presque dix ans. Quelle valeur symbolique détient réellement ce drapeau pour les Martiniquais ? Fait-il office d’emblème de l’indépendance ou plutôt d’emblème des indépendantistes ? Comment cerner le rapport de force qu’il cristallise et qui se déploie derrière tant de querelles juridiques ? Enfin, à l’aide de ce questionnement autour d’un drapeau, nous nous interrogerons sur les ambivalences d’une éventuelle conscience nationale martiniquaise.

3

Au cours de cet article, nous examinerons d’abord la force symbolique d’un drapeau en général, et le sens de l’attachement qu’on peut lui porter ; nous nous intéresserons ensuite aux différentes versions avancées par les protagonistes quant à l’origine et l’histoire du drapeau rouge-vert-noir et plus spécifiquement à ce qu’elles nous enseignent sur l’imaginaire national martiniquais ; nous aborderons alors la question des affaires juridiques dont ce drapeau a été l’objet, opposant en particulier le maire de Sainte-Anne à l’État français, pour nous interroger sur le rapport de force qui en est résulté et les représentations qu’en a tiré la population martiniquaise. Ainsi tenterons-nous de voir si, au-delà du cercle des intellectuels et des acteurs politiques qui le revendiquent, ce drapeau peut ou non être qualifié de symbole d’une conscience nationale martiniquaise.


À quoi sert un drapeau ?

4

L’anthropologue Raymond Firth distingue entre deux fonctions d’un drapeau : si avant l’époque des nations modernes les drapeaux servaient souvent de signaux facilitant la communication en transmettant des messages précis, aujourd’hui, le drapeau national détient une fonction symbolique, rassemblant en lui ce que chaque personne peut ressentir à l’égard de la nation. Selon Firth, le drapeau symboliserait le caractère sacré de la nation [Firth, 1973, p. 356]. Ce symbole s’appuie en général sur une origine, une histoire de lutte ou de gloire plus ou moins mythiques, s’ancrant dans la mémoire collective d’un peuple. En ce sens, le drapeau – tout comme l’hymne national – est un symbole essentiel qui déploie toute sa puissance aussi bien dans le « nationalisme formel » que dans le « nationalisme informel », pour reprendre une distinction élaborée par l’anthropologue norvégien Thomas Eriksen. Selon ce dernier, ces deux formes de nationalisme peuvent s’opposer mais en même temps être complémentaires. Le « nationalisme formel » est lié aux exigences de l’État-nation moderne, y compris l’organisation administrative et l’idéologie méritocratique, l’uniformité culturelle et le consensus politique des citoyens. Quant au « nationalisme informel », il est représenté dans des événements collectifs, tels que des célébrations rituelles et des compétitions sportives internationales [Eriksen, 1991, p 141]. Selon Eriksen, la distinction entre ces deux formes de nationalisme ne peut être réduite à une distinction entre des symbolismes « inauthentiques » et « authentiques ». Ainsi, le « nationalisme formel » n’est pas moins authentique ni moins efficace dans la mobilisation et l’intégration idéologique des différents individus que le « nationalisme informel », à condition qu’il emploie son symbolisme abstrait – par exemple le drapeau national – de manière à le rendre signifiant dans la structure informelle de la vie quotidienne [ibid., p. 159].

5

À notre avis, le drapeau est un des symboles capables d’unifier ces deux formes de nationalisme. Car si le drapeau est apposé sur les bâtiments publics, s’il tient une place irremplaçable aux frontières nationales, s’il sert d’emblème d’identification dans les conférences inter-étatiques etc., il tient une place tout aussi importante dans les manifestations populaires liées notamment aux événements sportifs internationaux. Par ailleurs, on peut noter l’usage et l’affichage du drapeau dans l’espace privé, certes avec de grandes variations selon les pays  [3]. Quoi qu’il en soit des divers usages populaires du drapeau, ils signifient toujours un attachement à la nation, voire une fierté d’y appartenir. Ainsi, le drapeau est l’un des symboles puissants mobilisé dans la conscience nationale populaire.

6

Par ailleurs, le drapeau national est une marque de reconnaissance d’une nation, dans le sens où elle peut être reconnue par son drapeau, tout comme une région peut être reconnue par son drapeau régional (voir le drapeau corse, le drapeau breton etc.). Au-delà de l’attachement à une région ou à un pays (qui n’est pas reconnu comme nation)  [4] que l’usage populaire de ces drapeaux symbolise, ils servent souvent d’emblème d’une lutte autonomiste voire indépendantiste à des mouvements voulant ériger leur région/pays en nation. Ils deviennent ainsi des symboles nationalistes remplissant une fonction revendicative.

7

Qu’en est-il alors du drapeau rouge-vert-noir en Martinique : que symbolise-t-il et quelle fonction remplit-il ? Dans un premier temps, intéressons-nous aux origines controversées de ce drapeau.


D’où vient le drapeau rouge-vert-noir ? – Les enjeux d’une question historique non-résolue

8

L’apparition de ces trois couleurs sur l’île de la Martinique et de leur organisation en drapeau donne lieu à polémiques. Dans les écrits militants du MODEMAS mentionnés en introduction de cet article [5] on peut lire que l’association des trois couleurs rouge, vert et noir en Martinique « comme symbole de résistance face à l’oppression coloniale des Français »  [6] est apparue dès le début de l’esclavage : en 1665, ces couleurs auraient déjà été portées par « Francis Fabulé », un Noir marron africain déporté en Martinique qui aurait organisé des rebellions et combattu les colons au côté des Amérindiens, puis en 1801 par « Jean Kina », lors d’une rébellion d’esclaves au Carbet [7]. Ensuite, lors de l’Insurrection du Sud en 1870, les insurgés auraient arboré « à plusieurs reprises des foulards ou des bandeaux rouge – vert – noir en signe de ralliement » [Brochure, p. 11]  [8].

9

Selon les auteurs de la brochure, ces trois couleurs ne seraient réapparues ensuite en Martinique qu’un siècle plus tard, au début des années 1960, à l’occasion de l’affaire de l’OJAM (Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de la Martinique). Dix-huit jeunes étudiants, revenus de Bordeaux, membres de l’AGEM (Association Générale des Étudiants Martiniquais) publièrent un manifeste intitulé La Martinique aux Martiniquais et le placardèrent sur les murs de la ville de Fort-de-France. Ce manifeste critiquait violemment le statut départemental et revendiquait le droit à l’émancipation du peuple martiniquais. Ils furent condamnés et emprisonnés puis acquittés après deux ans de procès. Toujours selon les auteurs de la brochure,

10

les documents qui expliquaient leurs revendications arborèrent les trois couleurs de 1870. Non plus sous forme de bandeau ou de foulard mais sous forme de drapeau, les couleurs étant disposées dans le même sens que celles du drapeau français. À partir de l’OJAM, ce drapeau devint l’emblème de la revendication autonomiste et indépendantiste martiniquaise (p. 12).

11

Il aurait enfin obtenu sa configuration actuelle du triangle rouge et des quadrilatères vert et noir en 1968, grâce à l’action du M. N. L. M. (Mouvement National de Libération de la Martinique) [Brochure, p. 7]  [9]. À partir des années 1970, la plupart des premiers mouvements indépendantistes auraient arboré les trois couleurs avec la configuration actuelle, notamment en 1974, lors de la grève de Chalvet. Ensuite, ce fut au tour des autonomistes du PPM (Parti Progressiste Martiniquais) qui, « au plus fort de leur opposition aux différents régimes politiques français, notamment à celui de 1978 dirigé par Valéry Giscard d’Estaing, brandirent le drapeau de 1870 » [Brochure, p. 12]  [10]. Enfin, le MODEMAS, plus précisément son leader Garcin Malsa, le fit resurgir en l’apposant sur le fronton de la mairie de Sainte-Anne en 1995.

12

Cependant, le consensus sur l’origine du drapeau ne semble pas acquis dans le milieu indépendantiste martiniquais. Ainsi, à la fin de la brochure, Guy Cabort-Masson, militant nationaliste décédé en 2002, apporte quelques précisions en déclarant que ce serait lui-même et Alex Ferdinand, actuel directeur de la radio privée du MIM (Mouvement Indépendantiste Martiniquais) RLDM (Radyo Lévé Doubout Matinik), qui auraient conçu ce drapeau. Il écrit :

13

1) Ce drapeau RVN a été créé à Paris lors des événements de mai 1968, au siège de l’ATAG, rue Beaubourg et brandi pendant les manifestations Martinique – Guadeloupe – Guyane. Il a été créé conformément aux traditions des luttes des esclaves et travailleurs martiniquais. Il a été conçu et réalisé par Guy Cabort et Alex Ferdinand. (…) 2) Ce drapeau est apparu clandestinement en 1971 en Martinique, adopté par le MNLM (premier mouvement indépendantiste de l’île). (…) [Brochure, p. 29].

14

Ces propos ont pourtant été contestés par Victor Lessort, ancien prisonnier dans l’affaire de l’OJAM, qui à son tour revendique la « paternité » du drapeau en déclarant qu’il l’aurait réalisé en juillet 1963 « dans les geôles de Fresnes », en risquant sa vie :

15

(…) En effet, quatre personnes se sont déjà approprié cette paternité ; jamais enfant n’eut tant de pères. Je suis celui qui du fond de ma prison a dessiné ce drapeau en présence de témoins (…) Lorsque j’entrepris de mener à bien ce projet de symbole qui me tenait à cœur, je n’occultais pas les dangers que j’encourais car dans le contexte de l’époque, il ne faut pas oublier que nous nous opposions à l’État français qui n’était pas prêt de nous le pardonner ; je risquais doublement ma tête. Mais cela ne m’arrêta pas. (…)  [11].

16

Quoi qu’il en soit des « pères » du drapeau rouge-vert-noir, ce dernier semble avoir joué un rôle central dans les années 1960/70, dans la lutte anti-colonialiste des tout premiers mouvements indépendantistes de la Martinique. Comme nous a expliqué Alex Ferdinand, avec la naissance du mouvement nationaliste en Martinique, se posait en effet la question de l’emblème  [12].

17

Il nous semble néanmoins important de souligner qu’il existe un désaccord de fond autour des origines plus lointaines des couleurs de ce drapeau, un désaccord fondé sur un « flou historique ». Si les auteurs de la brochure citée font remonter l’apparition de cette association de couleurs à 1665, et insistent en particulier sur leur rôle essentiel lors de l’Insurrection du Sud en 1870, d’autres indépendantistes suggèrent qu’il n’existe aucune trace historique ancienne quant à l’adoption de ces couleurs  [13]. En effet, nous parlons de « flou historique » car il semble qu’à l’heure actuelle, on ne dispose pas de résultats de recherches historiques précises établissant la « vérité » dans l’histoire du drapeau, ce qui n’est d’ailleurs pas non plus l’objet de cet article. Les auteurs de la brochure ne mentionnent aucune source historique, et nos interlocuteurs – parmi lesquels figure un historien – n’ont pas pu nous donner des indications supplémentaires, notamment afin de confirmer l’utilisation des couleurs rouge, vert et noir par les insurgés lors des événements de 1870. Pour être plus précis, ce qui pose problème, c’est en particulier la citation suivante – citée sans références – que les auteurs de la brochure attribuent au gouverneur Menche de Loisne :

18

Des nègres ivres de rhum et de rage sèment la terreur dans les campagnes de Rivière-Pilote et de Saint-Esprit. Ils se reconnaissent entre eux à des lambeaux de tissu de couleur rouge, verte et noire qu’ils arborent tels des étendards… [Brochure, p. 11].

19

Par nos propres recherches – sans doute pas assez approfondies – nous n’avons pas pu trouver trace de ce passage dans les rapports de Menche de Loisne que nous avons pu consulter  [14].

20

S’agit-il alors d’un mythe ? Comme nous avons indiqué, des recherches historiques précises seraient nécessaires afin de résoudre cette question. Pour l’instant, que peut-elle nous enseigner sur l’imaginaire national martiniquais ?

21

Avant d’y répondre, il nous semble important de nous intéresser également à la signification que les protagonistes attribuent à ces trois couleurs, car là aussi, nous avons trouvé différentes explications.

22

Les auteurs de la brochure supposent que pour les insurgés de 1870, le rouge symbolisait la révolte contre l’injustice, le vert le pays avec ses arbres et ses champs, le noir la couleur de la peau (p. 11). Garcin Malsa donne quant à lui la définition suivante :

23

LE ROUGE pour glorifier le sacrifice dans le combat des Amérindiens et des Nègres Mawons (Noirs marrons)  [15] rebelles, pour nous exhorter dans notre lutte légitime pour l’existence et la libération de nos consciences et de notre nasyon (nation) du joug colonial. LE VERT pour cultiver notre foi en notre pays fécond, pour honorer notre terre et notre mer nourricières, matrices de notre patrimoine et porteuses d’espoir pour les générations futures du peuple martiniquais. LE NOIR pour affirmer notre origine essentiellement noire africaine tant dénigrée par l’ethnocentrisme européen et manifester notre « négritude de kréyols » (créoles), c’est-à-dire notre culture de peuple majoritairement nègre né aux Amériques, sans pour autant verser dans l’ethno-nationalisme et admettre totalement nos dimensions et héritages amérindiens, asiatiques et européens  [16].

24

Par contre, d’après Alex Ferdinand, pour les indépendantistes des années 1960/ 70, le rouge symbolisait le socialisme, le noir le combat pour la cause noire et le vert la lutte pour la paysannerie – les ouvriers agricoles qui formaient les « masses populaires » de cette époque  [17].

25

Il faut dire que ces trois couleurs entrent dans la composition de nombreux drapeaux nationaux, dont notamment ceux de pays de l’Afrique  [18], de la Caraïbe  [19], mais aussi du Moyen-Orient [20]. En outre, ils jouent un rôle important dans le mouvement du nationalisme noir, et notamment autour de l’UNIA (Universal Negro Improvement Association [21]) avec son leader emblématique Marcus Garvey. Ainsi, la première assemblée de l’UNIA en 1920 voit la proclamation de la « Déclaration des droits des peuples noirs du monde » qui entre autres achève le processus de création d’une méta-Afrique virtuelle par la désignation des couleurs de la nation africaine, « rouge, vert, noir » [Garvey, 1986, cité par Chivallon, 2004, p. 177]. Y a-t-il là une coïncidence ? Les premiers indépendantistes des années 1960 seraient-ils imprégnés des idées du Black Nationalism ? Alex Ferdinand insiste pourtant sur les distances prises par rapport à ce mouvement tout en « prenant acte et respectant » la lutte de Marcus Garvey  [22].

26

Il existe donc des divergences fondamentales entre divers camps indépendantistes martiniquais quant à ce symbole du drapeau rouge-vert-noir qu’ils érigent en emblème national de la Martinique. Ceci montre en réalité que l’unanimité est loin d’être acquise dans l’imaginaire national martiniquais et traduit par ailleurs la difficulté des acteurs de la mouvance nationaliste à s’unir autour d’une cause commune [23]. Certains mouvements indépendantistes, afin de se démarquer du MODEMAS, auraient même créé leurs propres drapeaux, notamment le MIM (Mouvement Indépendantiste Martiniquais) – dont le leader Alfred Marie-Jeanne préside la Région depuis 1998 – et le CNCP (Conseil National des Comités Populaires), formant une alliance avec le MIM au Conseil Régional depuis 2004  [24].

27

Par ailleurs, il semble essentiel pour une partie des militants de la mouvance nationaliste martiniquaise de créer un symbolisme identitaire puisant ses sources dans un passé de résistance contre la domination coloniale. Ils s’appuient pour cela sur une histoire « indigène » [Jolivet, 2002, p. 740] – peu importe en effet qu’elle soit réelle ou construite – par opposition à l’histoire coloniale, afin de se démarquer de la puissance tutélaire et de justifier leurs convictions politiques. Cet effort de mise en valeur d’une histoire « nationale » est en réalité une caractéristique propre à tout projet nationaliste, comme le constate Gil Delannoi [1999, p. 90] :

28

Le nationalisme manifeste un désir de réaction contre le présent [25]. (…) Puisque le présent est déficient, le nationalisme écrit ou réécrit l’histoire à son avantage, avant tout pour rendre crédible le projet d’un avenir national.

29

On peut effectivement remarquer que pour les militants du drapeau rouge-vert-noir, le but ultime de la mise en valeur de ce passé de résistance paraît être la construction d’un avenir « national », sur les bases de ce passé. Ainsi, si l’on peut lire dans la brochure que

30

Le Rouge-Vert-Noir [26], tâché du sang des martyrs de 1870, est sacré. Il témoigne de la résistance de tout un peuple et de sa volonté acharnée de s’affranchir de la tutelle békée et métropolitaine. De s’affirmer en un mot. De s’inscrire dans le concert des nations. Sans prétention. Sans haine de l’Autre. (p. 13),

31

selon Patrick Chamoiseau, écrivain et ex-membre du MODEMAS, ces trois couleurs se seraient imposées comme un symbole qui

32

affirme simplement la trajectoire d’un peuple qui existe (…). C’est cette existence-là qui donne un sens profond à nos combats, nos espoirs en devenir, à notre quête de dignité humaine. C’est ce qui constitue le socle de notre conscience politique, culturelle, économique, pour que la Martinique sorte de l’ornière de la non-existence, de l’assistanat et de la dépendance  [27].

33

Il s’agit donc de la quête d’un symbole qui aurait la force de faire prendre conscience aux Martiniquais de leur histoire et de les rassembler sous une bannière autre que celle imposée par l’État français. Cette quête s’inscrit par ailleurs dans la revendication de la reconnaissance d’un peuple martiniquais et d’une nation martiniquaise formulée par le conseiller général et militant indépendantiste Francis Carole lors de la deuxième session du Congrès des Élus Départementaux et Régionaux de la Martinique en février 2002  [28]. Ainsi,

34

à partir du moment, en effet, où l’on reconnaît que la Martinique constitue un peuple différent de tous les autres, possédant sa langue, sa musique, sa culture, bref son identité propre, il était important de la doter d’un emblème distinctif qui puisse permettre de cristalliser ce sentiment. Tous les peuples du monde disposent d’un tel emblème [29] [et] nier l’existence du drapeau [revient à] nier l’existence du peuple martiniquais  [30].

35

Quant à la nation martiniquaise, Garcin Malsa écrit :

36

La jeune nasyon kréyol (nation créole) martiniquaise (150 ans environ à compter du 22 mé (mai) 1848) doit reconnaître ses couleurs authentiques pour l’exercice de notre souveraineté sur notre territoire et espace vital martiniquais. Le Rouge, le Vert et le Noir comme symbole de rassemblement pour servir notre nasyon et œuvrer pour la construction et à la conception de l’État martiniquais  [31].


L’histoire d’un rapport de force : le procès du drapeau

37

Lors de son arrivée à la mairie de Sainte-Anne en 1989, Garcin Malsa avait fait enlever le drapeau bleu-blanc-rouge, non sans froisser quelques-uns de ses administrés, en première ligne les Anciens Combattants, lesquels, à défaut du drapeau représentant la France, n’organisèrent ni défilé ni pot à la mairie, notamment le 11 novembre 1993  [32].

38

Entre 1989 et 1995, la façade du bâtiment public resta donc dépourvue de drapeau, jusqu’à l’apposition du drapeau rouge-vert-noir – suite à la délibération du conseil municipal du 6 octobre 1995 – qui n’allait pas tarder à causer au maire des ennuis avec la justice. En effet, deux mois plus tard, le 14 décembre 1995, le sous-préfet du Marin, Jean-Claude Bironneau, demande, dans une note adressée au maire, le rapport de la délibération, et il déclare que « le Conseil municipal de Sainte-Anne n’était pas compétent pour demander au Maire de pavoiser aux couleurs d’un parti politique ». Par ailleurs, les plus hautes instances de la République allaient bientôt être alertées sur l’existence du drapeau : en février et mars 1996, deux citoyens français de métropole – qui avaient vraisemblablement effectué un séjour touristique en Martinique – adressent indépendamment l’un de l’autre leur grief par courrier, respectivement au Premier ministre de l’époque, Alain Juppé, et au Président de la République, Jacques Chirac, en se déclarant scandalisés par le pavoisement de la mairie à l’aide du drapeau rouge-vert-noir, que l’un d’eux appela le « drapeau de l’indépendance »  [33]. Le 28 mars 1996, le préfet de la Martinique, Jean-François Cordet, introduit une requête auprès du Tribunal Administratif de Fort-de-France demandant l’annulation de la décision du conseil municipal [34]. Selon lui, en autorisant la pose sur le fronton de la mairie « du drapeau d’un parti politique », le maire aurait « porté atteinte au principe de neutralité qui sied aux édifices de cette nature ». Par ailleurs, l’exécution de cette délibération aurait « suscité le mécontentement d’une partie des habitants de la commune qui, de ce fait, représente un risque pour l’ordre public ». En réalité, le contentieux se joue autour de la nature du drapeau. Si pour le préfet, le drapeau rouge-vert-noir est à l’évidence l’emblème du MODEMAS, les militants de ce parti, et en premier lieu leur leader, le maire de Sainte-Anne, contestent cette qualification en invoquant l’histoire du drapeau telle que nous l’avons relatée plus haut. En outre, selon Garcin Malsa,

39

aucun parti n’a le droit de revendiquer comme siennes ces couleurs de résistance de nos aînés sous peine de forfaiture. Elles appartiennent à nos luttes passées et futures et donc à tous les Martiniquais dignes qui entendent résister à l’oppression  [35].

40

Après avoir prononcé, dans un premier temps (le 18 juin 1996), le sursis à exécution de la délibération du conseil municipal, le tribunal administratif rend son verdict au bout de trois ans : dans son jugement du 20 avril 1999, il décide d’annuler la décision du conseil municipal. Donc, à partir de là, le drapeau rouge-vert-noir pavoise illégalement la mairie de Sainte-Anne et devrait par conséquence être retiré. Mais M. Malsa n’abandonne pas là : il fait appel du jugement dans une requête présentée par l’avocate Claudette Duhamel, militante du MODEMAS  [36] et… le drapeau reste. En revanche, selon ses propres propos, il « accepte en 2001, après une discussion avec le préfet de l’époque, M. Cadot, un compromis » : de remettre le drapeau bleu-blanc-rouge sur la mairie, légèrement au-dessus du drapeau rouge-vert-noir  [37].

41

En mars 2001 ont lieu les élections municipales et cantonales que le maire et conseiller général sortant remporte de justesse [38]. Cependant, le tribunal administratif de Fort-de-France, dans son jugement du 12 juin 2001, décide d’invalider les deux scrutins – un des motifs retenus (le seul concernant les élections cantonales) : la présence du drapeau rouge-vert-noir sur la mairie. Le maire sortant fait appel de cette décision et obtient finalement gain de cause pour ce qui concerne le motif du drapeau : selon la décision du Conseil d’État conforme à l’avis rendu à l’audience du 23 janvier 2002, les « irrégularités constatées par le tribunal administratif de Fort-de-France » étaient « bien dans le dossier » mais « pas suffisantes pour en conclure à l’insincérité des scrutins »  [39]. En revanche, l’annulation des élections municipales est confirmée pour d’autres motifs.

42

Le 24 juin 2003, la cour administrative d’appel de Bordeaux rejette la requête de la commune  [40]. En août de la même année, le conseil municipal décide d’intenter un recours en cassation  [41]. Le même mois, le préfet M. Cadot demande au maire, par courrier, de « tirer toutes les conséquences » de la décision de la cour d’appel, donc en clair d’enlever le drapeau rouge-vert-noir [42]. Mais ce dernier continue à flotter plutôt paisiblement sur la commune. Bien que la Martinique se trouve alors en pleine agitation politique à l’approche de la consultation populaire sur la création d’une assemblée unique et d’une nouvelle collectivité territoriale, le sort du drapeau semble intéresser peu de monde.

43

En outre, les jugements successifs constatant l’illégalité de la présence du drapeau rouge-vert-noir sur la mairie ne paraissent être plus que de simples formalités quand on sait qu’en octobre 2004, le préfet en personne a rendu visite au maire de Sainte-Anne, « dans la salle des délibérations (…) où figure le drapeau rouge-vert-noir » en lui promettant « un partenariat fructueux »  [43]. Malgré cela, la procédure de forme suit son cours : le Conseil d’État rend finalement son verdict le 27 juillet 2005 et rejette la requête de la commune « en estimant que le drapeau rouge, vert et noir, s’il n’est pas l’emblème d’un parti politique déterminé, est le symbole d’une revendication politique exprimée par certains mouvements présents en Martinique (…) »  [44]. Et le drapeau continue à flotter au vent…

44

Nous nous trouvons en effet au cœur des contradictions inhérentes à « l’affaire du drapeau »  [45], voire à « la guerre du drapeau »  [46]. Face à la ténacité du maire de la commune et malgré l’illégalité déclarée de l’apposition de ce drapeau, aucun des préfets successifs ne prend la décision de le faire enlever par la force. Est-ce qu’au-delà des querelles juridiques et plutôt officieusement, les autorités de l’État le reconnaîtraient comme légitime, comme le suggère Garcin Malsa, car « la légitimité précède toujours la loi, la légalité »  [47] ? C’est possible, mais nous supposons plutôt qu’au fil de toutes les années qu’a duré cette affaire, les représentants des instances républicaines se sont rendu compte qu’il serait sans doute plus dangereux pour l’ordre public de faire enlever ce drapeau que de le laisser tel quel, sur la mairie à côté du drapeau français et au centre des ronds-points. On peut supposer qu’un tel acte de force risquerait de mettre à vif la « blessure coloniale » et de susciter l’indignation voire la révolte chez bon nombre de Martiniquais, d’autant plus que le drapeau rouge-vert-noir semble en réalité avoir peu d’impact sur le développement d’un sentiment national subversif. Pour expliquer ce soupçon, nous proposons de nous interroger sur les représentations populaires dont ce drapeau et le rapport de force qu’il cristallise fait l’objet. Nous nous appuyons pour cela sur les résultats d’une enquête qualitative effectuée entre 2003 et 2005 auprès d’un échantillon réduit de quarante-six personnes, dont vingt-deux habitent la commune de Sainte-Anne. Nous nous attendions en effet à ce que les Saintannais aient des représentations spécifiques de ce drapeau, étant donné sa présence dans la commune et le discours du maire – figure de première importance communale – visant à persuader la population de sa nécessité. Il est vrai que pour les personnes circulant dans la commune, le drapeau ne peut passer inaperçu. Quel est alors son impact sur ceux qui le voient quotidiennement ?

45

Précisons que si ces trois couleurs ne sont, à notre connaissance, présentes sous forme de drapeau que dans la commune de Sainte-Anne, l’emblème en lui-même peut être vu un peu partout en Martinique : par exemple, en graffiti sur les murs et surtout sous forme d’autocollant sur de nombreuses voitures, bordé avec l’inscription « PÉYI-A SÉ TA NOU, NASYON MATINIK » ( « ce pays nous appartient, nation Martinique »). On peut aussi voir des plaques d’immatriculation portant cet emblème à la place des couleurs françaises ou européennes.

46

Le principal constat résultant de notre enquête est que les personnes interrogées sont loin d’être unanimes sur la signification symbolique du drapeau rouge-vert-noir. On peut effectivement dégager quatre types de représentations différents et divergents.


Le drapeau martiniquais : l’affirmation identitaire

47

Pour certains de nos informateurs, Saintannais ou non, le drapeau rouge-vert-noir représente sans ambiguïtés le drapeau martiniquais. Il est vu comme un symbole important et nécessaire, un « élément distinctif (…) de reconnaissance », un emblème de l’identité martiniquaise, comme le drapeau « qui puisse le plus refléter la Martinique ». Le discours de ces personnes se rapproche de celui employé par Garcin Malsa et d’autres militants du drapeau rouge-vert-noir, une de nos informatrices fait d’ailleurs partie des soixante-quinze co-signataires de la brochure « Rouge Vert Noir – Trois couleurs pour un drapeau ! ». On retrouve dans leurs propos notamment l’idée de la nation martiniquaise. Certains informateurs – se faisant l’écho des auteurs de la brochure – insistent d’ailleurs sur le rôle du drapeau dans l’histoire de la Martinique, en particulier lors de l’Insurrection du Sud en 1870.

48

Ce drapeau, quand il est représenté comme drapeau martiniquais, est un élément de l’affirmation identitaire voire nationale laquelle est liée très étroitement à une certaine forme de conscience historique : la valorisation d’une histoire « indigène » de résistance, comme c’est le cas, nous l’avons vu, pour certains leaders et militants indépendantistes. Une affirmation identitaire et nationale qui est essentiellement culturelle, car l’appartenance à la France n’est mise en cause par aucune des personnes rencontrées. En effet, « on n’est pas que Français ! », mais « on est Martiniquais dans la France ». On retrouve là les identifications à des appartenances diverses et multiples, dont l’une n’exclut pas l’autre, une « superposition d’appartenances subjectives » [Daniel, 2002, p. 591]. Il s’agit alors avant tout d’un désir de reconnaissance de l’identité culturelle qui trouve sa source dans le constat que cette identité n’est pas prise en compte par la République, notamment dans la formation d’une mémoire historique républicaine [Dahomay, 2000, p. 117]  [48].


Le drapeau saintannais : une identité propre pour Sainte-Anne

49

Certains de nos informateurs habitant la commune de Sainte-Anne qualifient le drapeau rouge-vert-noir de « drapeau saintannais » ou de « drapeau de Sainte-Anne ». Il représenterait alors une identité communale à laquelle ces informateurs attribuent une grande importance, jusqu’à parfois la hisser au niveau d’une identité régionale, comme le fait cette femme d’une quarantaine d’années :

50

c’est exactement comme les Basques, comme les Bretons, ils sont bien à l’intérieur de la France (…) ils disent : nous sommes Bretons, nous sommes Basques, eh ben nous, nous sommes Saintannais !  [49]

51

On est donc d’abord Saintannais avant d’être Martiniquais et Français. Dans nos enquêtes, nous avons pu trouver un peu partout en Martinique cette identification primordiale à la commune de résidence, laquelle est d’ailleurs aussi pour beaucoup la commune de naissance. Ces personnes tirent souvent une grande fierté de leur appartenance communale. Le drapeau rouge-vert-noir représente alors pour eux un emblème distinctif de l’identité saintannaise.


Du drapeau qui « sort d’Afrique » au drapeau écologiste : un drapeau qui représente l’idéologie du maire

52

Pour certains informateurs saintannais, le drapeau rouge-vert-noir est un drapeau d’Afrique que le maire aurait apposé afin de rappeler à ses administrés leurs origines africaines. Pour d’autres, le drapeau représente la pensée écologiste affirmée du maire. Dans les deux cas, les informateurs ont intégré des parties de l’idéologie de Garcin Malsa auquel ils attribuent entièrement ce drapeau. Eux-mêmes semblent entretenir une relation plutôt distanciée au « drapeau du maire », sans pour autant être forcément en désaccord avec sa présence à Sainte-Anne.


Le drapeau indépendantiste : désaccord, refus, crainte…

53

D’autres personnes ressentent la présence du drapeau rouge-vert-noir comme une « insulte » à la nationalité française des Martiniquais, comme un « manque de respect » envers les citoyens. Pour eux, étant donné que les Martiniquais sont Français, ils n’ont pas le droit d’arborer un autre drapeau que le drapeau bleu-blanc-rouge. Un des informateurs pousse son raisonnement encore plus loin en disant que « quand on fait ça, on ne doit rien prendre de la France (…) on doit vivre avec ce qu’on a ».

54

Il y a là un net désaccord avec ce drapeau qui est représenté comme « le drapeau indépendantiste » ou « le drapeau de Malsa ». Pour ces personnes, tout d’abord l’idée d’indépendance de la Martinique représente un épouvantail, et par ailleurs, Garcin Malsa et d’autres indépendantistes manquent de crédibilité – un manque de crédibilité qui est selon ces informateurs intimement lié à l’attitude « de vouloir être à la fois dedans et dehors du système politique auquel on appartient encore » [Giraud, 2004, p. 552], comme l’exprime cette informatrice, une enseignante d’une trentaine d’années :

55

Chaque fois que je vais à Sainte-Anne, ça me fait sourire… Malsa veut s’imposer comme nation, mais il est totalement tributaire du système, pour moi ce drapeau n’a pas de raison d’être, tous ceux qui veulent cette nation, ce sont des fonctionnaires. On a eu des profs [indépendantistes] qui nous disaient de rester travailler la terre, mais envoyaient leurs enfants faire des études en métropole  [50].

56

De surcroît, certains informateurs regrettent le caractère « imposé » du drapeau rouge-vert-noir : le fait que « le peuple martiniquais » n’ait pas été consulté avant que ce drapeau soit arboré à Sainte-Anne. Si l’idée d’un drapeau pour la Martinique semble pour eux a priori intéressante, il faudrait qu’elle émane d’un processus plus démocratique fondé sur un large consensus.

57

Enfin, à Sainte-Anne même, nous avons pu constater chez certains informateurs une complète indifférence face au drapeau, malgré le fait qu’ils passent à côté quotidiennement… ou peut-être justement pour cela : il est tellement omniprésent qu’ils n’y portent plus attention. Selon eux, ce drapeau ne fait pas partie de leurs préoccupations. Cette attitude cache en réalité un refus passif, car ces mêmes personnes nous disent souvent leur préférence pour le drapeau bleu-blanc-rouge. Certaines d’entre elles n’étaient d’ailleurs pas très volontaires pour participer à notre enquête, prétendant qu’elles ne connaissaient rien sur ce sujet. Un employé de la commune, qui ne voulait pas être enregistré, nous a confié une fois le magnétophone éteint qu’il avait peur de perdre son travail si jamais le maire devait entendre ses paroles car il est contre l’indépendance. Cette peur de représailles peut s’expliquer par la part importante du clientélisme dans les institutions locales, surtout au niveau communal. Par ailleurs, dans ces petites communes de la Martinique, les liens de parenté sont fréquents et le niveau d’interconnaissance entre les administrés est très élevé. Si tout le monde se connaît et se croise fréquemment, la politique semble être un sujet de conversation très sensible, voire tabou. C’est elle qui divise les esprits, et elle risquerait de perturber l’entente cordiale qui règne dans les relations sociales au quotidien.

58

Le drapeau rouge-vert-noir est de toute évidence un sujet très politique. Si on peut lire dans la brochure « Rouge Vert Noir Trois couleurs pour un drapeau ! » que « les colonies d’Outre-Mer de la France sont les seules régions du monde à ne pas disposer de drapeau qui non seulement serait reconnu par leurs peuples eux-mêmes mais aussi par la communauté internationale » (p. 9), ce drapeau est loin de faire l’unanimité en Martinique même – que ce soit au niveau communal ou régional – en tant qu’emblème représentant la Martinique, et encore moins la « nation Martinique », comme on peut le lire sur les autocollants. Les Martiniquais semblent en réalité, nous l’avons vu, divisés entre deux grandes tendances, celle de la représentation du drapeau rouge-vert-noir comme « drapeau martiniquais » et, à l’opposé, celle qui associe ce drapeau à la mouvance politique indépendantiste. À notre avis, le rapport de force qui se joue entre le maire de Sainte-Anne et l’État français, et qui se déploie derrière tant de querelles juridiques, se reflète entièrement dans ces types de représentations divergents. On pourrait même dire que les représentations populaires reproduisent ce rapport de force, tant elles mettent en relief des oppositions claires.

59

Par ailleurs, on peut noter une différence fondamentale entre ces deux principaux types de représentations en ce qui concerne la manière dont les personnes interrogées s’approprient ou non le passé. Car si la représentation du drapeau rouge-vert-noir comme « drapeau national » ou « drapeau martiniquais » est fortement liée à l’affirmation identitaire et à la valorisation de l’histoire de résistance, à l’inverse, la représentation de ce drapeau comme « drapeau des indépendantistes » ne mobilise pas, ou très peu, l’histoire et la culture. Il nous semble important d’insister sur cette différence, tant il est vrai que, comme l’écrit Jean-Pierre Sainton,

60

le discours des Antillais français sur l’histoire tend (…) à devenir un répétitif discours incantatoire, une référence obligée des affirmations (ou des concessions) identitaires, non un savoir collectif qu’il convient d’élaborer et de s’approprier [Sainton, 2002, p. 422].

61

Dans le même ordre d’idées, Michel Giraud, en parlant de l’instrumentalisation du passé esclavagiste, constate qu’entre

62

la politique de l’oubli qu’ont voulu promouvoir, à la sortie de l’esclavage, le pouvoir métropolitain ainsi que les différentes classes dominantes de la société coloniale et la stratégie, non moins politique, de l’instrumentalisation du passé esclavagiste qui, aujourd’hui, entend spéculer sur un oubli généralisé inventé, il n’y a que le refus populaire de l’esclavage et de tout ce qui s’y apparente – aussi simplement instinctif, viscéral et peu explicitement formulé qu’il puisse être – qui s’échappe, non pas de l’ordre du politique, mais de celui de la manipulation politicienne » [op. cit., p. 551].

63

Au fond, c’est peut-être cette instrumentalisation du passé qui pose problème dans le discours nationaliste, lequel, pour avoir du succès, devrait sans doute se diriger vers l’avenir plutôt que vers le passé [Eriksen, 1992, p. 143]  [51]. Mais c’est là où le nationalisme martiniquais se trouve dans l’impasse, car l’avenir de la Martinique en tant que nation – dans sa dimension politique – semble bloqué. La marge de manœuvre des nationalistes est alors très limitée, d’où le problème de la crédibilité et de la cohérence, et il ne leur reste finalement pas d’autre choix que de se rabattre sur le domaine de la culture, dans lequel ils ont en effet jusqu’à présent réalisé un travail remarquable. Cependant, nous pensons que ce travail pourrait être mieux accepté par une plus grande partie de la population s’il était libéré de sa charge politique voire politicienne. Car il nous semble en effet fondamental, dans l’affirmation identitaire martiniquaise, de séparer le culturel du politique  [52].

64

Enfin, si éventuellement il existe une conscience nationale populaire martiniquaise – alors essentiellement culturelle – elle ne dispose pas encore de drapeau.



  • CHIVALLON C. [2004], La diaspora noire des Amériques, Paris, CNRS Éditions.
  • DAHOMAY J. [2000], « Identité culturelle et identité politique. Le cas antillais », Revue de philosophie et de sciences sociales (Comprendre les identités culturelles), sous la direction de Will Kymlicka et Sylvie Mesure, n° 1, p. 99-118.
  • DANIEL J. [2002], « L’espace politique aux Antilles françaises », Ethnologie française, vol. XXXII, n° 4, p. 589-600.
  • DELANNOI G. [1999], Sociologie de la nation, Paris, Armand Colin.
  • ERIKSEN T. H. [1992], Us and Them in Modern Societies, Oslo, Scandinavian University Press.
  • FIRTH R. [1973], Symbols : Public and Private, London, George Allen & Unwin.
  • GARVEY A. J. [1986], The Philosophy and Opinions of Marcus Garvey or the Africa for the Africans, Dover (États-Unis), The Majority Press.
  • GIRAUD M. [2004], « Les enjeux présents de la mémoire de l’esclavage », in Stéphane Dufoix et Patrick Weil (dir.), L’esclavage, la colonisation et après… , Paris, PUF, p. 533-558.
  • JOLIVET M.-J. [2002], « Mémoire caraïbe, mémoire caribéenne et histoire coloniale », Ethnologie française, vol. XXXII, n° 4, p. 735-741.
  • MENCHE DE LOISNE C. [1871], Insurrection de la Martinique 22 septembre-1er octobre 1870, Paris, E. Dentu.
  • Petit Larousse illustré [2007], Paris, Larousse.
  • SAINTON J.-P. [2002], « L’histoire antillaise… “à quoi ça sert ?” », in Lucien Abenon, Danielle Bégot et Jean-Pierre Sainton (dir.), Construire l’histoire antillaise, Paris, Éditions du CTHS, p. 411-436.
  • ZANDER U. [2006], « Conscience nationale et identité en Martinique au tournant du millénaire », http://www.gensdelacaraibe.org/recherche/articles.php ?id_story=87.
  • Textes militants
  • « Rouge Vert Noir Trois couleurs pour un drapeau ! Wouj – Vè – Nwè Twa koulè ba an drapo ! », sans date.
  • « Un signe pour la Martinique », par Garcin Malsa, MODEMAS, document de quatre pages, sans date.
  • Presse
  • Antilla, n° 941, 22 juin 2001 ; n° 977, 1er mars 2002 ; n° 983, 12 avril 2002 ; n° 1114, 27 octobre 2004.
  • France Antilles, 15 novembre 1993 ; 20 octobre 1995 ; 22 juin 1996 ; 1er juillet 1996 ; 14 octobre 1997 ; 29 novembre 2003.
  • Internet
  • Documents administratifs et juridiques
  • Conseil d’État, 27 juillet 2005, n° 259806, Commune de Sainte-Anne.
  • Cour Administrative d’Appel de Bordeaux, arrêt du 24 juin 2003, réf. n° 99BX01286, Commune de Sainte-Anne c/ Préfecture de la Martinique.
  • Courrier d’un citoyen adressé au Premier ministre le 20 février 1996.
  • Courrier d’un citoyen adressé au président de la République le 28 mars 1996.
  • « Note à l’attention de Monsieur le Préfet de la Martinique », Ministère de l’Intérieur, 25 mars 1996.
  • Procès-verbal in extenso du 2e Congrès des Élus Départementaux et Régionaux de la Martinique, mars 2002.
  • Requête en appel adressée par la commune de Sainte-Anne à la Cour Administrative d’Appel de Bordeaux, le 21 mai 1999.
  • Tribunal Administratif de Fort-de-France, requête n° 96/03054 en date du 28 mars 1996, Préfet de la Martinique c/ Commune de Sainte-Anne.
  • Entretiens
  • Entretiens semi-directifs anonymes avec 46 personnes, entre 2003 et 2005.
  • Entretien avec Garcin Malsa, 7 juin 2005.
  • Entretien téléphonique avec Alex Ferdinand, 12 février 2007.


[*]

Doctorante en anthropologie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Centre d’Études Africaines), sous la direction de Marie-José Jolivet. Membre associée du CRPLC (Centre de Recherche sur les Pouvoirs Locaux dans la Caraïbe), Université des Antilles et de la Guyane, Schoelcher, Martinique – ulrike zander@hotmail.com.

[1]

France Antilles, 20 octobre 1995.

[2]

Titre d’un texte de quatre pages du MODEMAS au sujet du drapeau rouge-vert-noir rédigé par Garcin Malsa (s.d.).

[3]

Pour exemple : l’apposition du drapeau national sur les maisons privées est une pratique courante et incontestée dans les pays scandinaves, tandis qu’elle peut paraître comme un signe d’un nationalisme d’extrême droite en Allemagne. On peut noter cependant que depuis la Coupe du Monde de Football 2006, dont l’Allemagne était le pays organisateur, l’affichage du drapeau allemand dans l’espace privé est devenu plus courant et en même temps moins suspecte, en devenant le signe d’un nationalisme moins extrémiste.

[4]

Le terme « région » peut sembler réducteur pour certains. Ainsi, je préfère employer simultanément le terme « pays », dans le sens de la définition n° 2 donnée par le Petit Larousse : « Région, contrée envisagée d’un point de vue historique, climatique, économique, etc. ».

[5]

La brochure Rouge Vert Noir Trois couleurs pour un drapeau ! Wouj – Vè – Nwè Twa koulè ba an drapo ! et le texte rédigé par Garcin Malsa Un signe pour la Martinique.

[6]

Texte du MODEMAS, 3e page.

[7]

Ibid.

[8]

Voir aussi France Antilles, 14 octobre 1997, p. 10.

[9]

Voir aussi le site Internet http:// perso.wanadoo.fr/martinique.politique/Pages/Nationalism.htm.

[10]

« Déclarant la Martinique “Nation Caribéenne”, le PPM pavoisait le Parc Floral de drapeaux rouge-vert-noir lors des fêtes du parti et adoptait les trois couleurs pour servir de liseré au journal LE PROGRESSISTE, liseré que ce dernier conserve d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui » [Brochure, p. 12].

[11]

Antilla, n° 983, 12 avril 2002, p. 29-30.

[12]

Propos non-littéral recueilli lors d’un entretien téléphonique le 12 février 2007.

[13]

D’après les enquêtes de Christine Chivallon (communication personnelle). Alex Ferdinand nous a confirmé ce fait dans l’entretien cité ci-dessus. Par ailleurs, il dit avoir personnellement entamé des recherches à ce sujet, mais sans succès.

[14]

Ch. Menche de Loisne, Insurrection de la Martinique 22 septembre-1er octobre 1870, Paris, E. Dentu, 1871.

[15]

Traduction ajoutée par nous-mêmes.

[16]

« Un signe pour la Martinique », s.d., 4e page (c’est l’auteur qui souligne).

[17]

Propos recueillis lors de l’entretien cité avec Alex Ferdinand.

[18]

Afrique du Sud, Ghana, Guinée Bissau, Kenya, Malawi, Mozambique, Soudan.

[19]

Dominique, Guyana, Mexique, Saint-Christophe et Névis.

[20]

Afghanistan, Émirats Arabes Unis, Iraq, Jordanie, Koweït, Palestine.

[21]

En français : « Association pour le progrès universel des Noirs ».

[22]

Voir entretien cité.

[23]

Alex Ferdinand admet que « depuis quelques années, la question [du drapeau] tend plus à diviser qu’à réunir » les indépendantistes et crée des divergences supplémentaires (propos tirés de l’entretien cité).

[25]

C’est l’auteur qui souligne.

[26]

C’est souligné dans le texte original.

[27]

Patrick Chamoiseau dans France Antilles, 29 novembre 2003.

[28]

Procès-verbal in extenso du 2e Congrès des Élus Départementaux et Régionaux de la Martinique, mars 2002, t. 1, p. 12.

[29]

Brochure, p. 13.

[30]

Propos recueillis lors d’un entretien avec Garcin Malsa, 7 juin 2005.

[31]

« Un signe pour la Martinique », 4e page. Traductions ajoutées par nous-mêmes.

[32]

France-Antilles, « Courrier des lecteurs », 15 novembre 1993.

[33]

Courrier d’un citoyen adressé au président de la République le 28 mars 1996 ; courrier d’un citoyen adressé au Premier Ministre le 20 février 1996 ; « Note à l’attention de Monsieur le Préfet de la Martinique », Ministère de l’Intérieur, 25 mars 1996.

[34]

Tribunal administratif de Fort-de-France, requête n° 96/03054 en date du 28 mars 1996, Préfet de la Martinique c/ Commune de Sainte-Anne.

[35]

Garcin Malsa, in France Antilles, 29 novembre 2003.

[36]

Requête en appel adressée par la commune de Sainte-Anne à la cour administrative d’appel de Bordeaux, le 21 mai 1999.

[37]

Entretien avec Garcin Malsa, 7 juin 2005.

[38]

Garcin Malsa est réélu au second tour des municipales avec une marge de 47 voix (sur 2873 suffrages exprimés) et au premier tour des cantonales avec un écart de 41 voix (sur 2555 suffrages exprimés) sur son adversaire Jacques Guannel (Forces Martiniquaises de Progrès) (Antilla, n° 941, 22 juin 2001, p. 7).

[39]

Antilla, n° 977, 1er mars 2002, p. 4.

[40]

Cour administrative d’appel de Bordeaux, arrêt du 24 juin 2003, réf. n° 99BX01286, Commune de Sainte-Anne c/ Préfecture de la Martinique.

[41]

Délibération du 6 août 2003.

[42]

Correspondance du 12 août 2003.

[43]

Antilla, n° 1114, 27 octobre 2004, p. 29.

[44]

Conseil d’État, 27 juillet 2005, n° 259806, Commune de Sainte-Anne.

[45]

France Antilles, 22 juin 1996.

[46]

France Antilles, 1er juillet 1996.

[47]

Entretien avec Garcin Malsa, 7 juin 2005.

[48]

Pour illustrer son propos, Jacky Dahomay donne l’exemple de la commémoration de l’abolition de l’esclavage qui jusqu’ici « n’est pas devenue une fête nationale au même titre que le 14 juillet. Comment ne pas comprendre que, dans ces conditions, nombreux sont les petits Français qui ignorent cette partie de l’histoire de France qui correspond à l’histoire de la France coloniale et esclavagiste ? »

[49]

Propos recueillis le 10 mai 2005.

[50]

Propos recueillis le 14 octobre 2003.

[51]

Eriksen établit ce constat dans une analyse comparative entre l’Île Maurice et Trinidad, deux anciennes colonies britanniques qui ont acquis leur indépendance nationale il y a seulement quelques décennies (l’Île Maurice en 1968 et Trinidad en 1962).

[52]

Pour un développement de cet aspect, cf. notre exposé « Conscience nationale et identité en Martinique au tournant du millénaire », http://www.gensdelacaraibe.org/recherche/articles.php ?id_story=87.


Français

Depuis 1995, un drapeau aux couleurs « rouge-vert-noir » flotte sur la commune de Sainte-Anne en Martinique. Ce drapeau est érigé en emblème de la nation martiniquaise par le maire souverainiste, soutenu dans cette démarche par plusieurs intellectuels martiniquais et par des militants indépendantistes. Son apposition sur le fronton de la mairie entraîna un procès durant une dizaine d’années et évoluant en véritable rapport de force entre le maire de Sainte-Anne et l’État français. Ce rapport de force, qui se joue essentiellement sur un terrain symbolique, illustre les contrariétés de la revendication nationaliste martiniquaise et se reflète par ailleurs dans les représentations populaires dont ce drapeau fait l’objet. En outre, dans le milieu des indépendantistes même, le drapeau crée des divisions, fondées notamment sur les origines historiques et la charge symbolique qu’on lui attribue, dans l’invocation d’un passé de résistance contre l’oppression coloniale. En définitive, au-delà du cercle des intellectuels et des acteurs politiques qui le revendiquent, il semble difficile, pour l’instant, de considérer le drapeau rouge-vert-noir comme symbole d’une conscience nationale martiniquaise.

 

Source : https://www.cairn.info/revue-autrepart-2007-2-page-181.htm#anchor_abstract

Connexion utilisateur

CAPTCHA
Cette question sert à vérifier si vous êtes un visiteur humain afin d'éviter les soumissions automatisées spam.

Pages