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Le football, « une peste émotionnelle ».

 Le football, « une peste émotionnelle ».

 Marc PERELMAN (Universitaire, professeur en esthétique) est avec Jean-Marie BROHM (Universitaire, professeur de sociologie) le tenant de La Théorie critique du sport. Dans le titre de leur  ouvrage consacré au football, l’expression « une peste émotionnelle», est empruntée à une notion développée par Wilhelm Reich, qui voyait dans le développement de la société « une distorsion grave des valeurs essentielles  de la vie». Pour les auteurs « le football en tant que tel est le responsable des violences qui l’agitent » et ils s’attachent à démontrer, de manière  générale,  « la barbarie des stades ».

 

Entretien mené à la sortie de l’ouvrage, en 2006, avec Marc PERELMAN dont les propos restent d’actualité.

 

Marc PERELMAN Depuis quelque temps et dans la conscience de certains de nos concitoyens, le football commence à devenir en tant que tel le responsable des violences qui l’agitent. Ce que, pour ma part, je n’ai cessé d’affirmer. En effet, c’est le football en tant que spectacle de la violence et de la violence du spectacle qui est le véritable centre de la violence. Tout le monde nous dit avec beaucoup de certitude et de conviction et surtout – on peut l’imaginer – avec des années de réflexion et d’expérience : la société est violente, donc le football est violent. cqfd. Or, le football procède d’abord d’une violence première lorsque se manifeste spectaculairement l’affrontement entre deux équipes, lorsque les charges sont effectivement si peu équivoques entre les footballeurs. Ces derniers passent d’ailleurs de plus en plus de temps à l’infirmerie que sur le terrain. La gagne à tout prix et donc à n’importe quel prix est à l’origine de cette violence d’abord sur les terrains et les stades. Or cette violence se développant, elle contamine rapidement l’ensemble des spectateurs. Comment peut-on dès lors s’étonner du déchaînement parfois meurtrier entre spectateurs rivaux devenus supporters puis hooligans ? Le football en tant que tel est bien la matrice féconde de cette violence. Et c’est dans l’exercice même du football et en tant que lieu de la violence que peuvent se repérer les éléments qui sont au départ de cette violence. Les excès, les déviations, les dérives, les dérapages – puisque ce sont les termes employés – ne sont donc pas des phénomènes marginaux ou annexes ; ils constituent en revanche la substance du football. Ceux qui croient encore à un football bon enfant, sain, à ses valeurs éducatives participent de cette dissociation schizophrénique des consciences lobotomisées par son spectacle.

 

Marie-Noëlle RECOQUE : Vous stigmatisez, de façon circonstanciée, et avec une certaine virulence, les intellectuels (dont certains sociologues) ne partageant pas votre point de vue. Quels sont leurs torts ?

 

M.P. : Depuis la Coupe du monde de football de 1998, les intellectuels se sont en partie calmés. Notre ouvrage rappelle toutefois les propos désopilants de certains d’entre eux parmi les plus connus (Edgar Morin, Alain Finkielkraut, Max Gallo…) et parmi les universitaires (Pascal Boniface, Christian Bromberger, Alain Ehrenberg, l’ex-ministre Allègre…). En gros, les deux buts de la tête de Zidane et la victoire de la France (on ne disait évidemment pas l’Équipe de France) allaient nous faire changer de civilisation… Le racisme devait disparaître, la société tout entière acquise au football, et parce que les soi-disant valeurs du football étaient merveilleuses, allait produire ce qu’elle avait de meilleur (« liberté, égalité, fraternité »). Tous chantaient la mélopée du football comme résurrection du Peuple. Après son « coup de boule » lors de la Finale 2006 perdue contre l’équipe italienne, les intellectuels ou ce qu’il en restait ont plutôt baissé la tête et regardé leurs lacets alors que massivement la classe politique, Chirac en tête, donnait raison au Bleu magnifique. Le 21 avril 2002, avec la présence au second tour de Jean-Marie Le Pen, les tenants de l’idéologie « Black-Blanc-Beur », ceux qui par populisme avaient vu dans la victoire, une nouvelle Libération, la Résistance à l’œuvre, presque une conquête sociale comparable à celle du Front populaire, prirent eux aussi un bon coup sur la tête… Et c’est vrai que depuis cette sinistre date, on ne les entend guère. Incapables qu’ils sont devenus, par ailleurs, d’analyser la société comme elle se développe… Peut-être cette décennie de « football mania » les a-t-ils rendus plus généralement inertes ? Je ne crois pas dans ce cas à une nouvelle « trahison des clercs » à la façon de Julien Benda. En revanche, je crois plutôt à une dissolution de la capacité de penser les phénomènes sociaux nouveaux. C’est là peut-être une autre affaire, ou l’affaire elle-même…

 

M.-N.R. : Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’élitisme et de mépris du peuple ?

 

M.P. : Dans un premier temps j’accuse réception… Je suis pour l’élitisme (républicain) et l’accusation de mépriser le peuple me convient quand ce « peuple » s’est transformé en

« populace » pour reprendre le terme juste et précis d’Hannah Arendt. Souvent, ce sont les éléments de la gauche traditionnelle (sociaux-démocrates et staliniens) ou supposée révolutionnaire (Ligue communiste révolutionnaire) qui profèrent ce qui constitue pour moi – encore une fois – non pas une insulte mais un compliment. Je me suis fait traiter par ces gauches-là tour à tour de gauchiste, de nietzschéen voire de célinien… Dans sa charge contre la Théorie critique du sport la gauche institutionnelle ou « rebelle » a compris où se situe l’enjeu de notre critique : justement le « peuple » parce que c’est lui qui constitue le noyau dur et pérenne des supporters du football. La grande bourgeoisie est ailleurs (tennis, golf…) ou sublime dans les arts, même si quelques-uns de ses rejetons participent aux clameurs du stade. Mais cette gauche est en partie aujourd’hui en voie de fossilisation avancée, c’est-à-dire qu’elle ne se différencie qu’à peine de la droite libérale. La gauche « rebelle », de son côté, à l’instar d’un Besancenot ou d’une Laguiller est devenue en quelques années populiste. Le premier ne se réclame plus vraiment d’une révolution sociale ; tandis que la seconde est dans une « sectuscule » propagandiste qui vit sur une autre planète. Nonobstant, cette gauche adore Zizou et voit dans l’équipe de France et son leader de capitaine une revanche des pauvres (les footballeurs) contre les riches (les patrons). Leur vision de la lutte de classes, surtout chez Besancenot, est donc une caricature. Il faudrait ici développer davantage l’analyse, mais disons que cette gauche ne comprend pas et ne peut pas comprendre la mobilisation par le football comme l’une des formes de totalitarisme des foules massées en rangs serrés sur les gradins ou scotchées à leurs écrans de télévision. Leur violence à l’égard de la Théorie critique me rassure et en même temps provoque chez moi un certain désespoir. Selon les « révolutionnaires » d’aujourd’hui, il suffit que le peuple descende dans la rue pour être aux anges. Sauf que le peuple descend peu dans la rue et lorsqu’il descend en masse c’est pour acclamer « nos » champions…

 

M.-N.R. : Pour vous le football est porteur d’une tare originelle intrinsèque qui n’est pas réformable. Comment voyez-vous le rôle joué à l’avenir dans le monde de la globalisation par ce sport ?

 

M.P. : Le football tel qu’il est pratiqué à travers le monde par des centaines d’équipes professionnelles de mercenaires en crampons et revêtus de protège-tibia sous la forme d’un choc de type guerrier entre adversaires me semble peu réformable. Soulignons déjà qu’un footballeur professionnel joue de moins en moins parce qu’il est de plus en plus souvent blessé. La « casse sportive » est énorme. Tous les dimanches, sur les terrains de banlieue et les stades, ce sont des dizaines et des centaines de jeunes qui se « taclent » rageusement, violentent leur corps, et en viennent aux mains et parfois même aux armes pour le gain d’une simple victoire. Pour moi, réformer le football serait d’un même ordre d’idée que de réformer la guerre, ou tenter de la rendre plus juste, plus humaine, ou encore tenter d’en éradiquer sa violence. Or, encore une fois la violence est consubstantielle au football.

L’avenir est foot ! Le football va encore gagner en importance. Sans doute jusqu’à une certaine limite qu’il ne pourra de fait franchir : sa mondialisation réussie lorsque le monde entier, soit tous les pays des différents continents auront adopté le ballon rond. Il reste un certain chemin à faire. Pour le moment, la capitalisation du football est en cours et va bon train avec le développement et l’extension permanents de son marché, sa mise en bourse, ses échanges à coup de centaines de millions d’euros par joueur « vendu ». Le football va continuer de sidérer des masses de plus en plus importantes, en particulier la jeunesse des pays pauvres. L’Afrique est le terrain d’un néo-esclavagisme : la détection très précoce d’enfants et la migration de quelques-uns d’entre eux qui deviendront les futurs joueurs européens. Le « déchet » est important. Et c’est là un phénomène récent et particulièrement odieux. Le football va encore poursuivre son œuvre de crétinisation des esprits et de chloroformisation des peuples. Et ce d’autant que sa funeste action est acceptée par la plupart des « intellectuels sportifs » trop heureux de s’associer à une passion commune avec le « peuple ». La popularisation réelle du football s’appuie sur un populisme échevelé mais appauvrissant du point de vue de la conscience sociale.

 

M.-N.R. : Vous situez votre analyse du football dans une perspective idéologique que vous condamnez. Quel est le point de vue idéologique qui étaye votre approche personnelle de ce sport ?

 

M.P. : Je pense que le football est l’axe idéologique central d’un puissant processus de mondialisation des consciences enrégimentées par son spectacle. Face à cette idéologie, je tente de développer une contre-idéologie : le football est un fléau qui ravage la société et donc qu’il faut combattre. Le football est anti-social ; le football n’est pas apolitique mais anti-politique au sens où il détourne de leurs vrais intérêts les individus enchaînés à la logique compétitive (d’ailleurs, il fait adhérer ces mêmes individus à une logique de la compétition dans l’entreprise que par ailleurs ces derniers pourraient critiquer) ; le football tout en ressemblant à une forme de mobilisation et de rapprochement des individus ne cesse de les diviser en permanence ; le football est la forme sociale la plus aboutie de l’illusion d’une possible ascension sociale.

 

 Propos recueillis par Marie-Noëlle RECOQUE DESFONTAINES

 

*On notera que longtemps le rugby a été présenté comme un sport fondé sur des valeurs humaines préservant ses adeptes des excès déplorés dans le football. Mais depuis quelque temps, des cas graves d’agressions se multiplient lors des rencontres à l’encontre des joueurs et arbitres. De plus la violence sévit aussi désormais sur le terrain. En 2017, le neurochirurgien Jean Chazal passionné de ce sport, s’épouvante du nombre de commotions cérébrales comptabilisées chez les joueurs. Il sonne l’alarme prophétisant les morts à venir sur la pelouse. En  août 2018, après le décès brutal de deux jeunes joueurs dans la force de l’âge, le rugbyman Pierre Albaladejo, constate que le rugby « réputé école de vie »  est en train de devenir « une école de mort ». Reste aux sociologues du sport à s’interroger sur cette évolution mortifère.

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