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LE GRAND NORD

Pierre Delcourt
LE GRAND NORD

Pierre Delcourt, né au Congo, a longtemps vécu à la Martinique, pays qu'il a beaucoup apprécié. Il travaille désormais sur la côte Pacifique de la Colombie. Le texte ci-après est un extrait d'un manuscrit qu'il a écrit et qui sera publié en juin prochain. Son titre: "MADININA MON AMOUR"

Nous passions notre temps à parcourir la belle Madinina et ne manquions pas une occasion de nous aventurer le plus loin possible vers ce nord qui nous a toujours fasciné pour être la partie la plus secrète, la plus impénétrable de notre île.

Jusqu’à Trinité, tout nous était encore familier mais c’est en remontant vers le Lorrain que nos émotions de découvertes nous aiguisaient l’âme et que ces chemins de traverses tant vers la mer que l’intérieur des terres nous interpellaient. Les nombreuses habitations que nous croisions se cachaient jalousement derrière leurs entrées majestueuses bordées de pins caraïbes, de palmiers royaux, de flamboyants ou encore de mahoganys; certaines arborant même deux rangées somptueuses de courbarils.

Mais c’est le Macouba qui marquait vraiment la porte entrouverte sur l’inconnu avec cette forêt tropicale très dense qu’il fallait traverser et qui semblait si inhospitalière. Cette route tortueuse qui serpentait difficilement par-dessus ces mornes aux sommets invisibles peinait à enjamber les nombreux cours d’eau qui ravinaient sur tout le trajet. On avait vraiment l’impression de voyager en aveugle sur cette route sentier qui refusait de nous ouvrir d’autre panorama que celui de ces arbres gorgés d’humidité, ces fougères arborescentes et ce bal insolent de tous ces verts déclinant leur nuances sur le fond noir de ces profondeurs malgré la présence d’un soleil ardant; il fallait être bien puissant pour vaincre les rayons de l’astre roi et transformer le décors diurne en une pénombre dont l’audace poussait jusqu’à maîtriser la lumière n’autorisant sa présence qu’à travers de rares espaces dans lesquels elle s’engouffrait péniblement. Nous nous armions alors de courage et d’espérance pour franchir cette muraille végétale et comme pour une longue apnée, nous nous introduisions dans ce tunnel magique en direction de la mer promise.

À l’époque, perduraient des ponts suspendus au-dessus des petits gouffres et parfois même ils survolaient des abymes sans fonds où les rivières disparaissaient sous des cascades de végétation aérienne. Personne ne pouvait se targuer d’évoluer dans cet univers sans ressentir cette magie omniprésente, avec ce bleu à l’âme qui nous ramenait à la formidable mythologie de nos Caraïbes disparus et à ces coulis mystérieux qui semblaient s’être substituer à eux. C’était aussi sans oublier cette faune étrange qui flirtait sur cette route cabossée sous forme d’animaux surprenants dont les petits cadavres semblait présager la vengeance de leurs grands frères tapis en embuscades dans les fougères des bas-côtés; scolopendres, matoutou falaises, Bottrop et autres insectes inconnus côtoyaient des oiseaux imprudents aux plumages encore flamboyants; perdrix, carouges, ramiers et autres volatiles colorés. De gros manikous s’étaient fait piéger visiblement la nuit dernière et, déjà gonflés par la chaleur, semblaient nous avertir d’un danger imminent.

Nous nous trouvions maintenant au cœur de la forêt à mi-distance entre Macouba et Grand-Rivière et il nous semblait avoir atteint la ligne de non retour, celle qui rendrait nos efforts vains à vouloir faire demi-tour. Notre appréhension gagnait en intensité proportionnellement au soulagement de l’imminence de notre arrivée. Le soleil, bientôt au zénith nous rassurait cependant, incendiant la petite route qui fumait maintenant dans sa lutte pour garder sa nappe d’humidité. C’était un chapelet de petites lignes droites qui se succédaient montant et descendant le relief capricieux des collines boisées et, à chaque virage, un petit brouillard blanchâtre s’échappait de l’asphalte masquant subtilement la végétation environnante. La fraîcheur de la forêt ne nous abandonnait pas pour autant malgré la chaussée qui rougissait maintenant sous les assauts victorieux du soleil.

Un ciel bleu topaze contrastait avec le manteau vert tendre de la forêt qui apparaissait maintenant aux détours d’une crête que nous franchissions gaillardement. Nous apercevions aussi les jeux de miroir qu’offraient ces fameux arbres dont les feuilles blanches réfléchissaient la lumière céleste. C’en était trop pour que les choses en restent lâ et le cri presque dément de Claude ne nous terrifia point comme il se dut. 

«Zot pa ouey, zot pa ouey! An quimboi men di zot an quimboi».

J’immobilisai la voiture doucement sur le bas-côté et remarquai ce gros nuage qui avait masqué le soleil; une pluie infime maculait le pare-brise.

«Continue Pierre, continue, tu es fou ! Ne t’arrête pas, foutons le camp».

Ce n’était pas une suggestion mais un ordre et, si impérieux, que je me surpris à reprendre notre route sans broncher. Paul, dans tous ses états bombardait Claude de questions et moi, tout en conduisant m’efforçai aussi d’en savoir plus. Claude nous dit qu’il nous expliquerait tout une fois arrivé à Grand-Rivière et, c’est dans un silence presque religieux que nous parcourions donc les derniers kilomètres avant de nous retrouver enfin perchés sur le front de mer. Le temps était si clair, que l’île sœur, la Dominique, scintillait en marquant fièrement tous ses contours sur l’horizon. Assis tous les trois sur le muret en pierre surplombant le minuscule port, nous discutions passionnément tout en devisant une dizaine de yoles armées jusqu’aux dents brinquebalant face à la houle.

Claude avait vu sur la basse côte trois poupées piquées sur des bâtons dépassant des fougères. Il nous affirmait avoir clairement identifié un quimbois et nous expliqua l’effroi que lui procuraient ces pratiques bien que courantes dans l’île. Il était terrorisé à l’idée de devoir les croiser de nouveau sur le chemin du retour. Paul et moi, beaucoup moins superstitieux, finiront par éluder la conversation et réussirons malgré tout à distraire Claude par une visite des lieux; c’était pourtant lui qui connaissait le mieux cette partie de l’île car son grand-père possédait une grande propriété au Lorrain où ils vécurent tous avant d’émigrer à l’habitation case navire de Schœlcher. Nous en profiterons pour l’interroger sur cette époque et fûmes rassurés de le trouver loquace et très éloquent sur le sujet.

Nous avions repris la route et, sans rien dire, je m’efforçai de me souvenir de l’endroit où apparurent ces fameuses poupées. En fait je n’étais pas le seul à y prêter attention puisque c’est Claude lui-même qui m’avertit que nous nous en approchions. Je stationnai la voiture sur une petite butte et nous dûmes traverser la route pour rejoindre ces trois tâches de couleur qui se devinaient à une vingtaine de mètres. En effet c’était bel et bien trois poupées grossièrement élaborées de chiffons de couleur qui étaient empalées sur des pieux cachés par les fougères; elles paraissaient comme suspendues par magie au-dessus de la végétation.

«En nou alle !! En nou alle !! Nou ja oue trop» dit Claude.

J’insistai pour m'en approcher encore plus et dis:

«Ce ne sont que des morceaux de chiffon, regarde ce que j’en fais de ton quimbois».

Dans un geste de défi, je me saisi de l’une des poupées et la jetai dans le sous-bois en éclatant de rire.

Il était quatre heures de l’après-midi et il nous restait au moins deux heures de trajet pour regagner Fort-de-France. Paul me dit qu’il ne croyait pas en ces choses-là mais qu’il n’aurait jamais osé toucher à ces objets. Claude resta sans voix et se refusa à commenter quoi que ce soit, conservant un mutisme total pendant tout le trajet.

Une fois passé le Macouba, je commençai à me sentir bizarre; j’avais la bouche sèche et les mains moites collées au volant. J’essayai d’ordonner mes pensées mais éprouvai plutôt des difficultés à me concentrer sur ma conduite. Je cherchai néanmoins à sauver les apparences mais riait jaune et tenait des propos incohérents. Claude et Paul tentèrent de me réconforter s’apercevant de l’évidente panique qui me gagnait mais leurs propos ne faisaient qu’exacerber ma détresse et, c’est en pleurant comme un enfant que je stoppai le véhicule; ma nuque se raidissaitet une sensation de chaleur et de picotement gagnait tous mes membres. Aucun doute possible! J’étais envouté et je suppliai mes amis de m’aider.

La décision fut vite prise et à l’unanimité; il fallait revenir sur nos pas et remettre tout en place. Je me repentais de mon geste et implorai le pardon durant tout le trajet qui nous rapprochait de Grand-Rivière mais la forêt avait bien changé d’aspect et le ciel chargé de nuages en cet après-midi maudit ne laissait plus distinguer que les troncs des grands arbres. La voiture zigzaguait comme un petit cortège funèbre dans cette pénombre effrayante et la voûte que formait la végétation au-dessus de cette route étroite, semblait vouloir se refermer sur nous comme une main qui ne tarderait pas à nous engloutir. Je mesurai aussi la difficulté grandissante à retrouver cet objet projeté dans ce bois qui ne devait plus être qu’un gouffre noir béant.

Arrivés enfin sur les lieux, nous dûmes nous aider des phares de la voiture pour apercevoir finalement les deux poupées intactes au-dessus des fougères, entre elles, un espace accusait la disparition de leur consœur. Pour réparer l’outrage nous dûmes nous hasarder tous les trois dans cet enfer vert qui avait presque viré au noir maintenant. La poupée profanée fut retrouvée à la branche basse d’un petit arbuste salvateur; je m’en saisi amoureusement et la cajolai tout en remontant la pente vers son promontoire. Il serait difficile de qualifier mon état tant mon corps était meurtri et mon esprit limité à la seule conscience du repentir. Je replaçai méticuleusement la poupée sur son support tout en baragouinant une supplique métaphysique aux propos inintelligibles.

Après m’être assuré que les trois objets colorés étaient bien alignés et que rien n’altérait plus leur présence magique, nous nous engouffrâmes silencieusement dans la voiture pour nous éloigner doucement dans la nuit naissante. Il ne fallut que quelques kilomètres pour voir mon état s’améliorer et je recouvrai enfin tout mon bien-être en traversant le bourg du Macouba.

Je m’en sortais bien finalement mais un bruit de fond m’accompagna jusqu’aux portes de la capitale; c’était celui des cigales de la forêt qui célébrraient en moi leur symphonie ténébreuse dont le decrescendo macabre annonçait heureusement la fin de la punition.

 

Photo F.Palli

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