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LE PHARE FRANKETIENNE

par Michel GENSON (www.republicain-lorrain.fr)
LE PHARE FRANKETIENNE

La carrure est impressionnante, l’œil acéré, la parole enjouée. Frankétienne, figure majeure de la littérature haïtienne, pourrait bien un jour se voir décerner le prix Nobel.

« Ma naissance a été exceptionnelle. Elle est liée à la rencontre insolite d’un Blanc d’origine juive, âgé de plus de soixante ans, avec une petite paysanne de quatorze ans qui vivait dans le bas-Artibonite, dans une section rurale, dénommée Ravine Sèche. Elle a été adoptée par le Blanc, qui était P.D-G d’une société de chemins de fer. Il s’appelait Benjamin Lyles et le nom de ma mère, c’est Annette. Le couple Lyles ne pouvait pas avoir d’enfant. Ma mère s’est trouvée enceinte, on me dit que c’est un viol, je ne sais pas, je ne veux pas fictionner. C’est tellement complexe, la rencontre des hommes et des femmes… » Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d’Argent redit l’histoire de ses origines, et ajoute, le regard soudain plus intense : « Ça a été une violence, bien sûr, au début, mais je l’ai dépassée. Maintenant c’est une jubilation (rire). Après tout, c’est l’acte fondateur de l’homme Frankétienne, du citoyen Frankétienne, de l’artiste Frankétienne. Je n’avais pas le choix, c’était surmonter ou crever. »

Formidable personnage que celui qui peut s’enorgueillir d’avoir été désigné "Trésor national vivant" dans son pays d’origine (la tradition japonaise a été adoptée en Haïti) ; d’être, à soixante-dix-sept ans, régulièrement cité parmi les possibles nobélisables. Et, peut-être surtout, d’être regardé par les siens comme une sorte de phare, de totem incontournable. On a beaucoup rapporté l’anecdote née dans le terrifiant tumulte qui a secoué Port-au-Prince, en janvier 2010. Les amis de Frankétienne vont à sa maison, inquiets, ils voient de loin des murs effondrés. Mais les habitants du quartier les rassurent par des cris, « Le poète est là ! Le poète est vivant ! » Figure tutélaire donc, Frankétienne, grand lecteur de Rimbaud et de Lautréamont, charrie depuis toujours dans ses toiles et ses écrits une force torrentielle, de mots et de couleurs, de beauté rageuse et de révolte. Poète, romancier, dramaturge, professeur, conférencier, mais aussi comédien, musicien, conteur, il tonne, déborde, éclabousse la création caribéenne de ses talents multiples. Pour avoir survécu à la misère, à la dictature – il est le seul parmi les grands intellectuels haïtiens à être resté en Haïti tout au long de l’ère Duvalier –, aux fracas meurtriers de la nature, il reste un immuable symbole de résistance. Son tout premier roman, Mûr à crever , écrit en 1968, vient de trouver un éditeur français.

L’homme se présente un peu comme un ogre barbu. A première approche fermé, bourru. Dix minutes de conversation le montrent complice, amical. Le parcours de Frankétienne n’a pas été sans heurts. L’enfance pauvre, moquée, une peau blanche difficile à vivre dans le quartier populaire de Bel Air. Des études dans une école religieuse. Et très vite une immense capacité à l’éruption, à la transgression, dans ce qu’il dit et écrit. « La place de l’écrivain est très spéciale en Haïti, commente-t-il. Comme s’il était investi d’un devoir d’urgence vis-à-vis de la société. Sa parole est attendue dans les moments de crise et de grave danger. »

Tout au long de sa route, il mêlera son destin à celui de son peuple, un peuple qu’il ressent intimement, jusque dans ses fibres et ses croyances. Ainsi – lui qui se dit grand mystique, mais sans appartenance à aucune religion – à propos du vaudou : « Tout Haïtien porte au fond de lui la sensibilité vaudoue. Le vaudou, ça n’est pas seulement une religion. C’est une cosmogonie, une manière de penser, un mode de vie. C’est l’échange, le partage, le coumbite , quand les paysans vont travailler une semaine chez l’un, une semaine chez l’autre ». Sur le même thème, il s’enthousiasme devant la faculté de résistance de ses concitoyens confrontés à l’intolérable misère : « Que l’on prenne les États-Unis ou n’importe quel pays d’Europe, jamais les gens ne pourraient y supporter une seule journée de ce que vivent les Haïtiens, sans eau ni électricité. Ce n’est pas de la résignation, c’est une attitude philosophique, faite d’autodérision, de sagesse face à la vie, sans avoir lu ni Nietzsche, ni Heidegger […] Chez ceux qui n’ont pas été touchés par l’occidentalité, il y a un dialogue permanent avec les dieux et avec les morts. Les morts qui ne sont pas morts. Il n’y a aucune différence entre le réel et l’imaginaire. Ils n’ont pas attendu la théorie quantique, ils sont d’emblée dans une modernité de pensée ». Et le rire de Frankétienne roule, communicatif : « Le XXe siècle et Breton ont parlé d’un Manifeste du surréalisme, eux sont surréalistes avant la lettre, et surtout ils le vivent ».

Vers la fin des années soixante, Frankétienne lançait dans son premier roman cette adresse vigoureuse, « Citoyens du tiers-monde, toutes les fois que vous passez par l’Europe ou l’Amérique du Nord, quand vous visitez les hauts lieux de la culture occidentale, parlez à voix haute et marchez fièrement, parce que vous êtes encore chez vous, là où la substance de vos muscles et le sang de votre corps ont contribué à faire fleurir la vie. » Près d’un semi-siècle plus tard, le même signe et assume, sans changer un mot ou presque : « Je vais même plus loin. Depuis j’ai voyagé, j’ai vérifié. Maintenant je vois. Ma terre érodée, exploitée. Je crois que toute la machine occidentale est responsable, non seulement des malheurs d’Haïti, mais de ceux de la planète entière. Tout avait commencé dans une pensée généreuse avec la Grèce. Avec Rome, c’est déjà moins généreux. Et après, c’est la rage (…) La mondialisation, c’est toujours la même machine esclavagiste déguisée. Mais la crise actuelle va entraîner l’effondrement de l’Occident ».

Avant le séisme de 2010, la maison de Frankétienne à Port-au-Prince, débordante de livres et de couleurs, était déjà lieu de curiosité pour les visiteurs, de fierté pour les Haïtiens. La terre a tremblé, le vieux lion a décidé de relever le défi, de faire de la partie ruinée un musée : « J’ai peint les piliers qui soutiennent l’étage intermédiaire, où il n’y a plus rien, plus de cloisons. Et c’est devenu un musée. Seul le malheur a pu donner une architecture pareille. J’espère que ma maison servira de lieu de visite pour les étudiants, les étrangers. Quand je ne serai plus là, (large sourire) , ils passeront leur temps à parler de cette maison, et de Frankétienne ».

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