Propos préliminaires
« Justice » a signalé dans son précédent numéro la publication récente du roman L'épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure, de Raphaël Confiant, où celui-ci recrée avec humour un pan méconnu de notre histoire coloniale, à savoir la participation de soldats martiniquais à la guerre de conquête menée de 1862 à 1867 par Napoléon III pour installer sur le trône du Mexique, en qualité d'empereur, l'archiduc autrichien Maximilien.
Afin d'aider nos lecteurs à mieux appréhender ce savoureux roman, nous allons le soumettre à une analyse littéraire aussi objective que possible, en commençant par essayer d'expliquer pourquoi l'auteur utilise le terme « épopée » dans l'intitulé. Selon le Petit Robert, une épopée -mot attesté dans la langue française en1675- est un « long poème (et plus tard, parfois, un récit en prose de style élevé) où le merveilleux se mêle au vrai , la légende à l'histoire et dont le but est célébrer un héros ou un grand fait ». En lisant l'oeuvre, on constate que c'est le protagoniste Romulus Bonnaventure, qui de retour du Mexique, utilise le premier le mot épopée, lorsque, interpellant dans le prologue, le 21 janvier 1869, les « bonnes gens » de Saint-Pierre il se présente comme « un héros de l'épopée mexicaine qu'a décidée notre vénéré Napoléon III et qu'a menée à bien notre non moins vénéré Maximilien 1er ». Bien que l'intervention militaire française au Mexique se soit soldée par un échec, Romulus Bonnaventure fanfaronne, parlant de lui-même à la troisième personne, comme s'il se dédoublait : « les médailles que j'arbore témoignent de la bravoure de Romulus Bonnaventure ». Il dit sa fierté d'avoir servi « notre mère la France » et déclare sans ambages : « Ce que nous avons accompli au Mexique relève de l'épopée et c'est pourquoi la fin en fut tragique ».
Pour bien apprécier de tels propos, il faut savoir que notre « héros » est rentré en Martinique avec un œil et une main en moins, et sans droit à une pension car considéré comme « engagé volontaire ». Il faut savoir aussi que ce n'est pas au combat qu'il a perdu son oeil et sa main : ayant été fait prisonnier, il été mutilé par un soldat mexicain aveuglé par la haine. Si Romulus Bonnaventure ne relate aucune action héroïque qu'il aurait réalisée tout seul, il ne manque pas de proclamer qu'il a fait partie « des valeureux soldats qui ont résisté au siège de la ville d'Orizaba » (p.158). Bien qu'il ne se soit jamais comporté comme un lâche, il avoue avoir eu peur face aux Mexicains, qui engageaient la bataille en poussant « des hurlements de hyènes » et en lançant « des appels gutturaux » : « Oui, messieurs dames, j' ai eu peur » (p.167).
Faisons un retour en arrière dans le temps pour signaler qu'après l'abolition de l'esclavage, Romulus Bonnaventure s'était s'installé à Saint-Pierre, d'où il avait gagné Fort-de-France après un certain temps. Là, il était tombé amoureux de Péloponnèse Beauséjour, belle et envoûtante Chabine dotée d'un « bonda » proéminent et vivant du commerce de son corps. Fort-de-France étant le port où était rassemblée la flotte qui devait amener Maximilien au Mexique, Romulus Bonnaventure avait fini par se laisser tenter par l'aventure et avait embarqué comme « engagé volontaire », en principe non combattant. Durant tout son séjour au Mexique, il n'a cessé de penser à sa bien-aimée Péloponnèse Beauséjour, ignorant que celle-ci avait quitté également la Martinique et se trouvait à México, à la cour de l'empereur Maximilien. C'est donc ce Romulus Bonnaventure, ce « héros » couvert de médailles mais souffrant d'un éternel mal d'amour, avec un œil et une main en moins, et sans pension de guerre, qui se retrouve à Saint-Pierre au début de l'année 1869.
Structure du roman, récit et histoire
L'épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure se divise en 4 parties -appelées « cercles »- de 5 « chapitres » chacun, le premier « cercle » étant précédé d'un « prologue » de deux pages. On y entend une multitude de voix narratives : en plus de celle du narrateur « hétérodiégétique » (parlant « à la troisième personne ») derrière lequel se cache l'auteur, il y a celles d'un certain nombre de personnages, dont Romulus Bonnaventure, le Mulâtre Adrien Belfort et le général mexicain Miranda, prisonnier de guerre en route pour la Martinique. Précisons que cette technique, fréquente dans le roman occidental, permet de varier les points de vue.
L'auteur joue aussi sur l'aspect physique de l'oeuvre. Certains segments se distinguent par l'usage systématique de l'italique qui y est fait; d'autres par la taille plus petite des caractères. Par ailleurs, Confiant l fait un usage systématique des « « anachronies narratives », promenant le lecteur dans le temps par le biais d'anticipations (« prolepses ») et de retours en arrière (« analepses »). Ce jeu oblige le lecteur à être plus attentif, à faire un effort pour reconstituer l'histoire du protagoniste et de certains autres personnages ( c'est-à-dire l'ensemble des événements qui jalonnent leurs vies ) à partir du récit, c'est-à -dire de la narration elle-même .
Le fait que dans le prologue, Romulus Bonnaventure se trouve à Saint-Pierre au mois de janvier 1869, constitue une « prolepse », puisque le récit débute par une scène qui se situe à la fin de l'histoire. Et le lecteur, qui à ce moment-là ignore qui est réellement Romulus Bonnaventure, ne sera vraiment informé de cette « épopée mexicaine » que beaucoup plus tard.
La société coloniale martiniquaise
Raphaël Confiant consacre un nombre assez important de pages à la Martinique, dépeignant la société coloniale -rurale et urbaine-, avec sa hiérarchie des « races » et ses préjugés. Il parle des Blancs, des Nègres ou Noirs, des Mulâtres, des Chabins, des Chinois et des Indiens. S'il ne peut éviter de faire référence au sexe (l'un de ses thèmes favoris) et de mettre en scène des prostituées, il se garde de choquer inutilement le lecteur dans L'épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure. Par exemple, il remplace « coucoune » par « foufoune », mot d'un usage moins fréquent en Martinique et perçu comme moins grossier. S'il emploie le terme « prostituée », il dit aussi « péripatéticienne », mot plus raffiné et rappelant la Grèce antique. Et quand il fait dire à Péloponnèse qu'elle est une « manawa », celle-ci il ne manque pas d'expliquer ( page 44) que ce mot créole vient de l'anglais « man -of-war ».
Problème de la fidélité de l'auteur à la vérité historique
Pour finir, nous aborderons la délicate question de la fidélité du romancier Confiant à la vérité historique. Il est évident que l'auteur, pour écrire L'épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure, s'est documenté sur l'histoire et la géographie du Mexique. Mais il arrive qu'à un certain moment, en utilisant ce savoir, il plonge le lecteur dans une certaine incertitude. Ainsi, à la page 237 le narrateur hétérodiégétique fait allusion à un événement tragique censé avoir eu lieu en l'an 1827, dans le palais de Chapultepec, durant « la guerre américano-mexicaine ». Or il se trouve que ladite guerre a eu lieu de 1846 à 1848, se soldant pour le Mexique par la perte d'un million trois cent mille kilomètres carrés, soit la moitié de son territoire. Le lecteur avisé se demande donc si c'est l'auteur qui est mal informé ou si c'est l'informateur mexicain du personnage Romulus Bonnaventure, le mestizo Juan-Bautista qui mélange les dates, semant la confusion dans l'esprit du soldat martiniquais. Une observation similaire peut être faite à propos des liens de sang unissant l'impératrice Joséphine Bonaparte et Napoléon III. A la page 25, tout d'abord, le narrateur, sans qu'on puisse savoir s'il interprète les propos des marins français « campant sous des tentes, place de la Savane, autour de la statue de Joséphine Bonaparte » ou s'il assume son propre discours, déclare que Joséphine était la mère de Napoléon III, l'un des « trois rejetons » qu'elle avait « baillés » à « un certain marquis insulaire appelé de Beauharnais ». Mais à la page 41, il est dit que l'impératrice Joséphine avait eu deux enfants avec son premier époux, le vicomte de Beauharnais, « dont Hortense, mère de l'empereur Napoléon III », ce qui signifie qu'elle est la grand-mère de Napoléon III et non pas sa mère. Ce qui par contre ne fait aucun doute, c'est que les Martiniquais qui portent un nom d'origine polonaise le doivent à Napoléon III, dont le corps expéditionnaire envoyé à la conquête du Mexique était en partie constitué de Polonais, comme le rappelle Confiant dans ce roman passionnant et instructif.