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LES CONTINUA CREOLES, LINGUISTIQUES, ET LANGAGIERS

Par Salikoko S. Mufwene
LES CONTINUA CREOLES, LINGUISTIQUES, ET LANGAGIERS

Depuis que DeCamp (1971) nous a sensibilisés à la variation linguistique dans les communautés créoles, en l’occurrence celle de la Jamaïque, la notion de ‘continuum’ est généralement associée à celle de changement structurel. Ce dernier concerne plus particulièrement celui qui se produirait graduellement dans le basilecte et ceci au profit de l’acrolecte que de plus en plus de locuteurs tenteraient de parler. Le continuum serait ainsi le corollaire du mesolecte, qui représenterait la zone intermédiaire dans la migration massive des locuteurs à partir des structures basilectales aux structures acrolectales. Il représenterait aussi un mélange, dans des proportions variables, des structures basilectales et acrolectales, selon qu’un locuteur maîtrise assez, ou moins bien, la variété standard qu’il cible. Beaucoup de créolistes maintiennent cette position bien que selon Rickford (1990) la majorité des locuteurs dans les communautés créoles parlent des variétés mesolectales.

Le continuum serait ainsi symptomatique de la mort des créoles, dont la forme idéalisée serait basilectale, car il serait le produit de la « décréolisation » (identifiée comme « débasilectalisation » dans Mufwene 2001), processus par lequel le basilecte mourrait par l’érosion structurelle (ce que Bernabé 1989 et 1999 appelle « décréolisation qualitative ». Mais depuis (Rickford 1983) certains créolistes conçoivent aussi une « décréolisation quantitative » marquée par l’abandon du créole au profit de l’acrolecte au cours d’un processus social où, comme l’explique Bernabé (sous presse), de moins en moins d’enfants apprennent le vernaculaire de leurs parents, bien que le résultat finit par produire plus de locuteurs mesolectaux qu’acrolectaux.

Ces deux conceptions de la « décréolisation » sont censées produire la mort du créole soit par transformation soit par remplacement. C’est ainsi que DeCamp (1971) a aussi caractérisé le continuum de « post-créole », en supposant qu’il ferait partie de l’évolution sociolinguistique dont l’aboutissement serait une situation future dans laquelle les locuteurs ne parleraient plus que l’acrolecte et rien d’autre. Toujours selon lui, les mécanismes sociaux conduisant à ce résultat seraient, entre autres, la scolarisation et la mobilité socioéconomique devenue possible depuis l’abolition de l’esclavage. Cela permettrait aux anciens esclaves non seulement de parler comme leurs anciens maîtres, grâce à leurs interactions avec des locuteurs acrolectaux, mais aussi d’accéder à de meilleurs positions sociales, et donc d’améliorer leurs conditions de vie.

Peu de chercheurs ont remarqué que DeCamp n’a produit aucune preuve historique soutenant sa thèse évolutive ; il a en effet tout simplement mis ensemble plusieurs variantes structurelles synchroniques qu’il a organisées selon un schéma implicationnel. Il a même oublié de prendre en compte le fait que la plupart des colons et engagés européens des colonies étaient des locuteurs de variétés langagières populaires, non acrolectales . Comme le souligne Chaudenson (1979, 1992, 2001, 2003), c’est à ces variétés que les populations serviles qui ont développé les créoles ont été exposées. Les conditions de vie coloniales et post-coloniales ne les avaient pas éliminées. Beaucoup de de colons européens pauvres et appartenant à la classe populaire n’avaient que ces variétés comme vernaculaires. Leurs descendants ont d’ailleurs continué à s’en servir dans leurs formes plus modernes.

Nous savons aussi maintenant que la position de DeCamp (1971) était liée à l’idéologie de la pureté langagière, semblable à celle de pureté raciale, qui depuis le XIXè siècle traitait comme anormal ou non naturel tout ce qui était considéré mixte ou hybride (Mufwene 2004). Tout ceci a conduit à ce que DeGraff (2003) appelle le mythe de l’exceptionnalisme des créoles, selon lequel les créoles seraient des aberrations, produits d’évolutions linguistiques anormales associées au contact de populations et produisant des impuretés.

Bien que les créolistes aient toujours voulu valoriser les parlers créoles, ils restent malheureusement encore tributaires de l’idéologie linguistique du XIXè siècle en supposant que les langues auraient un état pur, que le ‘vrai créole’ ne serait que basilectal, et séparé de l’acrolecte, et que le mesolecte ne ne serait que le reflet d’une transition associée à la « décréolisation ». Le « continuum créole » ou « post-créole » serait ainsi une spécificité créole, voire même une anomalie évolutive, car il représenterait une transition vers un autre état pur. Etant donné que les vernaculaires créoles sont encore considérés comme des évolutions encore moins ‘normales’, on a ainsi rarement cherché à identifier des continua linguistiques dans des communautés non créoles. En effet, on a même supposé pendant des années que le continum était une spécificité des communautés créolophones anglophones, car Ferguson (1959) avait identifié l’Haïti comme étant diglossique, donc apparemment sans continuum.

C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre les travaux de Bernabé (1999, sous presse), qui, dans son approche « écolinguistique », continue à associer le continuum à la théorie du « cycle de vie des créoles » proposée par Robert Hall (1962) et à l’inégalité des forces parmi les locuteurs. Cette dernière favoriserait cette évolution décréolisante ou « acrolectalisante » (si je peux me permettre ce néologisme), les créoles étant minorés, comme l’observe Hazaël-Massieux (1999). Ainsi donc, Bernabé va jusqu’à prétendre qu’ « Aujourd’hui, pour un jeune écolier martiniquais ou guadeloupéen la langue française occupe le statut de langue maternelle tout comme le créole » (1999 : 182). Cette phase serait alors intermédiaire et transitionnelle, présageant d‘une autre à venir où le créole ne sera plus parlé comme vernaculaire. Contrairement à ses observations dans Bernabé (1989), notre collègue prévoit ainsi une « monoglossie créole [qui] ne touche[rait] guère que la catégorie des locuteurs de plus de 65 ans ». La Martinique (et apparemment aussi la Guadeloupe) serait ainsi engagée dans un processus de « francisation linguistique ». {{(...)}}

{{Salikoko S. Mufwene}}

_ Université de Chicago

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