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Les impasses de l’après abolition de l’esclavage.

Marcel LUCCIN
Les impasses de l’après abolition de l’esclavage.

J’habite une blessure sacrée

J’habite des ancêtres imaginaires

J’habite un  vouloir obscur

J’habite un  long silence

J’habite une soif irrémédiable

J’habite  un voyage de  mille ans

J’habite  une guerre de trois cents ans… (Aimé Césaire).

Au début c’était l’entassement dans les cales des bateaux négriers pour des  voyages du « non-retour ». C’était les préliminaires d’une vie de privations qui faisaient la part belle aux violences, à la terreur dans le sang et les pleurs pour des millions d’hommes, de femmes et d’enfants. C’était aussi le début d’une guerre de plusieurs siècles, envisagée sous l’angle économique, mettant en scène des guerriers armés de flèches végétales pour les uns et  de poudre à canon pour les autres. Évidemment,  les esclaves, les vaincus ne devaient avoir ni la possibilité de penser, ni de se gouverner eux-mêmes. Curieusement, les barbaries  de cette guerre d’un genre particulier sont peu connues des citoyens communs et relativement débattues au sein des institutions de la République. Incontestablement, la combinaison de ces désagréments nous projette dans de multiples impasses. Si « habiter » est synonyme de sécurité, cette notion prend  néanmoins des dimensions singulières dans l’imaginaire des afro descendants.  

 

Voilà qu’en ce 21ème siècle,  des traumatismes  encore  à vif dans les mémoires et la covid-19 qui bouleverse les perceptions se cumulent, provoquent  l’émergence de comportements et de déclarations inattendues. La concordance de certains éléments montre que l’on n’est pas sorti  des violences ancestrales,  encore moins des discours et automatismes qui les alimentent. Comme chez Aimé Césaire, l’incertitude récurrente  donne naissance à des « vouloirs obscurs », à des « soifs irrémédiables ». Alors, des audaces surprenantes se libèrent comme par exemple les déboulonnages qui forcément n’apparaissent pas comme les plus convaincants des réflexes. Néanmoins, ces expressions interpellent, redisent que la République entretient simultanément des enfants légitimes et illégitimes. Les plus désavantagés d’entre eux rêvent d'émancipation, fantasment sur des symboles authentiques, conçoivent des ancêtres qui ne soient pas  imaginaires.

 

L’important à présent, n’est pas de citer Aimé Césaire mais  de mesurer le poids des mots, de saisir l’occasion de revenir sur sa contribution pionnière, d’apprécier la clairvoyance de l’auteur du « cahier d’un retour au pays natal ». S’il y a un challenge à relever c’est bien celui de rompre les  silences imposés qui ne sont pas nécessairement pétris de bonnes intentions. A la lumière de  nos préoccupations du moment, nous pouvons trouver dans ses écrits les bases d’une réflexion renouvelée.  Car, véritablement, Aimé Césaire ne fait que convoquer l’esprit critique, avec un amour particulier pour ses congénères dont il décrit les horreurs subies. A l’évidence, le réveil de la mémoire  est aujourd’hui au centre des préoccupations individuelles et collectives, s’impose à la fois dans l’espace public hexagonal et des « outre-mer ».

 

A tort ou à raison, on cherche à contourner les sujets embarrassants sous prétexte d’éviter les amalgames ou les comparaisons supposées inopportunes. Quoi qu’il en soit, d’un côté comme de l’autre, il est salutaire de ne pas se laisser submerger par les émotions et de se préserver des propos  équivoques comme : « négationnistes » ou « révisionnistes » etc. termes peu usités « outre-mer ». Par contre, la mémoire de la période esclavagiste est incontestablement un dilemme édifiant qu’il faut  plus que jamais partager. Chicaner au sujet de cette page d’histoire signifie laisser le champ libre aux idéologies subversives qui ne peinent pas à faire des adeptes, même chez les asservis ou les défenseurs des droits. Sans pudeur, sont qualifiés de « communautarisme »,  de « séparatisme » etc. toutes les tentatives d’affirmation de soi. Evoquer la traite négrière comme étant la plus abjecte des pratiques dans l’histoire de l’humanité, c’est dans l’esprit de certains, faire du « racisme à l’envers », comme pour justifier l’existence d’un racisme légal, humainement acceptable. Conjointement, il y a inversion du sens des responsabilités et  volonté de réhabiliter la mémoire des asservisseurs. Dans cet entendement, un philosophe disait,  « puisque le racisme change de sens, il faut trouver une nouvelle signification au mot racisme ».

 

Habiter, vivre ensemble est assurément une forme de démocratie, une opportunité fraternelle. N’empêche, la reconnaissance réciproque aujourd’hui, souffre de son absence dans nos sociétés, dans nos assemblées  et le sens des mots s’égare dans des imprécisions inquiétantes. Ainsi, on peut être parlementaire, garde des sceaux de la République etc. et  voir son humanité contestée sans que cela provoque  des émotions particulières. On peut aussi entendre des cris de singes dans les milieux sportifs et considérer qu’il s’agit de banalités sans conséquence. Incontestablement, la cohésion sociale s’apparente à un chantier pharaonique qui exige connaissances et outils appropriés pour tous les humains. « Mal nommer les choses,  c’est ajouter au malheur du monde » écrivait Albert Camus.

 

Face à l’ambivalence de la notion de citoyenneté, il n’est pas superflu de s’intéresser à la perception de la République dans l’imaginaire des afro descendants  qui sont encore au rang de ceux qui convoitent l’égalité réelle.  En célébrant les 150ème anniversaire de la IIIème République, (24 septembre 2020), le Président de la République semble prendre en compte l’éveil des consciences, tandis que l’opinion de son côté s’interroge sur la signification  du principe  qui veut que la République soit « Une et indivisible » mais entretient une spécificité « ultramarine ». Par comparaison, il y a 150 ans, en septembre 1870, des martiniquais, au nom de la République réclamaient plus de dignité humaine. Naturellement, ils sont sévèrement réprimés dans le sang. « L’histoire nous rattrape » dit l’historien Patrick Boucheron et le modèle républicain est clairement mis à l’index. Quoi qu’il en soit, le Président de la République dans ses différents discours rappelle : « La République, parce qu’elle est indivisible n’admet aucune aventure séparatiste ». Il ajoute, « On choisit la France, pas une part de son histoire », tout en   authentifiant son attachement à l’universalisme républicain.

 

Compte tenu de notre retard historique, notre compréhension de la logique républicaine  se révèle communément insuffisante. Pourtant, nous avons une vision progressiste de la République qu’il faut néanmoins entretenir. Toutefois, en visitant les différents évènements qui ont marqué la République, on note une première abolition de l’esclavage en 1792, un  rétablissement, puis l’abolition de 1848,  proclamée sur la base d’une philosophie universaliste et la volonté de lutter contre les exclusions sous toutes ses formes. Depuis, des récits standards façonnent les imaginaires mais n’empêchent pas les interrogations relatives à la pertinence des vertus de notre République : indivisible, laïque, démocratique et sociale, valeurs copieusement relayées par nombre d’institutions. Si tant de sollicitations remontent à la surface, c’est bien parce que  des citoyens sont de plus en plus nombreux à être désorientés.

 

Du point de  vue historique, l’abolition de l’esclavage, apparaît d’abord comme un élan charitable, motivé par un besoin d’assainissement de la  conscience occidentale. Trop longtemps, les puissances coloniales sont restées éloignées de la morale chrétienne qu’elle prêche et impose comme passage incontournable. Malgré l’injonction biblique « Aime ton prochain comme toi-même », cette générosité qualifiée « civilisatrice » montre clairement ses limites.  Somme toute, rien ne sert de se lamenter, ni de désigner des boucs émissaires. Le plus raisonnable des comportements consiste à développer le sens de l’autocritique, le respect mutuel et de se demander si l’on est prêt à résister autant que nos aïeux. L’enjeu est de taille, car  tout changement dépend de la connaissance de soi-même, de sa propre histoire et du degré d’implication individuelle ou collective.

 

Dès qu’il s’agit de penser la condition humaine, la société martiniquaise, multiethnique s’impose comme le terrain d’étude par excellence. Et pour cause, les allures, les symboles ne prêchent pas nécessairement pour l’universel. La manière de dire, d’écrire l’histoire, les méthodes d’enseignement à l’école semblent pour le moins légitimer le droit à l’oubli. Le cumul de ces déboires produit inopportunément un élitisme  aristocratique non héréditaire qui peine à comprendre la misère de l’autre. Autant de réflexions pour appréhender l’idée que les intérêts sont malgré tout communs. Forcément, la rupture avec le passé ne peut pas se contenter de déboulonnages dans une région française où l’on cultive encore le mythe de la « race pure » où la généalogie est  plutôt désordonnée pour la multitude.

 

Aimé Césaire est un échappé du coffrage colonial. Prophète malgré lui, il parle inlassablement pour ceux qui ont perdu la parole  et ceux pour qui  l’estime de soi est mise à rude épreuve depuis des siècles. Des experts ne manquent pas de nous rappeler combien la parole est source de liberté pour l’humain. Empêchée, inévitablement elle se métamorphose en violences ou en emportements extravagants. Allusion singulière, pour rappeler que la Martinique est née dans la violence la plus traditionnelle. Intégrée dans le package de l’héritage commun, elle est aujourd’hui vulgarisée, banalisée. C’est bien dans ces turbulences préhistoriques, que nos ancêtres, ces recalés du genre humain, étaient considérés  comme des biens meubles. A ce propos, Aimé Césaire écrit : « Ils ne valaient pas plus cher que la viande salée d’Irlande ».

Manifestement, cette terre martiniquaise tant vantée pour ses atouts paradisiaques,  n’a pas laissé beaucoup de place aux grandes utopies : « Liberté, Egalité, Fraternité » qui ont gouverné l’esprit des lumières. Loin de là, le code noir a opportunément légalisé un désordre atypique, forcément en contradiction. 

 

A l’occasion du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage, (1998) un document officiel titrait : « Tous nés en 1848 », sous-entendu, avant c’était effectivement le vide, le chaos. En effet, l’esclave naît, s’use, meurt et ne doit  laisser aucune trace de son existence. Enterré à l’endroit même où il rend son dernier souffle, il n’y a ni fleur, ni couronne, ni sépulture. Les miraculés sont endimanchés  d’ancêtres imaginaires : « Gaulois ». Certains historiens affirment : « les Gaulois ne sont pas les plus recommandables des  ancêtres ».

 

La manière intime d’Aimé Césaire de décrire les « habitations » met en exergue les caractères spécifiques d’une  entreprise hors normes.  Déterminée, bien structurée, peu de place est laissée au hasard. L’ordre, la loi, la force,  l’innovation, la jouissance des biens, tous  les privilèges sont exclusivement réservés aux « communautés » occidentales. L’esclave par définition est misérable, hors du temps, en haillon, sent fortement la sueur. Seul, le salut de son âme est laissé à l’appréciation religieuse. Méthodiquement, l’allégeance est justifiée et le travail dans la souffrance présenté comme possibilité de rédemption des péchés. D’ailleurs, dans le domaine de la conception des inégalités, la bible dans la genèse mentionne la différence entre  Caïn et Abel, fait référence à la prétendue malédiction de Cham. Effectivement, on s’est aussi demandé si le corps d’un indigène pouvait contenir une âme.

 

Aujourd’hui, les confidences sont désormais à la portée de tous ceux qui ambitionnent le  progrès de l’humanité et admettent que les inégalités ont des attributs franchement insupportables. D’ailleurs, ses répercussions sont des points d’appuis en politique sociale, alimentent les débats au sein d’associations qui tendent la main. Le Premier Ministre (Jean Castex) déclare vouloir redynamiser les régions et demande que l’on se « réinvestisse, que l’on réanime les territoires de la République, que l’on restaure la confiance entre le peuple et ses élites ». Avant lui, le Président de la République, s’adressant à des personnalités ultramarines disait « Je veux replacer les  outre-mer  au centre de la République ». Des décideurs en surfant  disent : « La France ne serait pas la France, sans les « outre-mer ». Dans l’intervalle, l’incertitude plane, même si l’État providence ambitionne de garantir l’égalité pour tous  et veille à ce que les valeurs ne se transforment pas en instruments d’exclusion.   

 

Aimé Césaire est un de ces grands penseurs qui contribuent à faire prendre conscience  que c’est précisément la multitude  qui fait l’universel, que c’est au contact de l’autre que l’on se construit. En 1941, André Breton ne s’est pas trompé sur son compte en le désignant comme « un  frère surréaliste ». Pour le plaisir, écoutons Jean Ferrat qui chante : « Le poète a toujours raison, il voit plus loin que horizon et le futur est son royaume… ».

 

Chaque saison produit ses fruits, dit l’adage. Seulement, on s’aperçoit que les préjugés  ont des racines profondes. Même la mondialisation, même la démocratisation des connaissances, pas plus que les  promoteurs des droits  de l’homme et du citoyen ne parviennent pas à  produire un peu plus d’humanité dans ce monde agonisant. Question de génération pourrait-on dire. La majorité des décideurs actuels, de ceux qui font l’’opinion n’ont pas vécu les moments pathétiques de la décolonisation, de la départementalisation ultramrine, les péripéties de l’occupation Nazie dans l’hexagone  et dans les « outre-mer ». N’empêche, nous savons tous que les symboles sont porteurs d’informations, qu’ils se situent au carrefour de la réflexion et servent de stimulant à notre imaginaire. Il se trouve que dans l’univers martiniquais, rares sont les signes, les symboles pédagogiques qui rappellent les évènements qui aujourd’hui conditionnent le présent. Malgré cela, il faut rappeler que poitrines ouvertes, des hommes et des femmes ont combattu pour la réhabilitation de leur dignité humaine et pour que la « mère patrie » recouvre sa liberté lors de toutes les  guerres.

 

Par anticipation Aimé Césaire dépeint les fractures sociales sur sa terre natale, notamment et nous renvoie aux côtés tragiques d’un nouveau déracinement. « Génocide par substitution » disait-il, en pensant sincèrement à ses congénères qui eux aussi doivent enfin avoir des racines authentiques, plongées dans la dignité. Ironie de l’histoire,  en France hexagonale actuellement, nombreux sont ceux qui manifestent leurs inquiétudes face à un prétendu « grand remplacement ».

 

Aimé Césaire, homme politique et poète, nous rappelle qu’entre les ghettos misérables et les habitations huppées il y a les inégalités qui se reproduisent de génération en génération. Du plus loin que l’on puisse penser, des anecdotes se déchaînent, mettent en évidence les multiples promesses non tenues. Le moment est opportun pour se construire un savoir collectif et  critique qui redonne vie aux débats d’idées au sein des institutions  privées ou   publiques. C’est gagnant-gagnant pour la démocratie participative et pour les relations interpersonnelles dans l’ensemble, plutôt confuses et violentes. Quant aux stigmatisations devenues monnaies courantes, elles ne servent ni l’intérêt général, ni la cohésion sociale mais alimentent les  angoisses.

 

Finalement, « L’Habitation » selon la conception d’Aimé Césaire  comporte des « cases » reliées entre elles par la liberté, l’intelligence humaine et la fraternité.  Il s’agit de lieux où l’on peut se recentrer sur soi-même et sur les autres. Cette introspection nécessaire est  exigeante si l’on admet qu’il faut aller à la racine des problèmes pour tenter de les  résoudre.  

 

Quant à  moi, je termine un peu à  la manière d’Edmond Rostand qui dit « Je chante pour mon vallon en souhaitant que dans chaque vallon  un coq en fasse autant ».

 

Marcel Luccin

22 novembre 2020.

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