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L'évocation d'un trauma intime archétypal

Serghe KECLARD
L'évocation d'un trauma intime archétypal

  On n'accorde pas suffisamment d'importance aux  romans. Alors, quand ils  analysent le présent et le passé à l'aune de l'intimité, certain-e-s n'hésitent pas à les présenter comme des histoires singulières (au sens, d'uniques, à part), avec, quelquefois, les connotations péjoratives accolées à de telles appellations (insolites, bizarres).

  Or, sous les apparences d'une fiction intimiste, nous ne sommes pas seulement plongé-e-s, avec D'autres vies sous la tienne de Mérine Céco, roman paru chez Ecriture, en 2019, au cœur vibrant de la transmission de l'histoire douloureuse d'une mère à sa fille. Mais, dans les problématiques ontologiques des sociétés caribéennes - martiniquaise, en l'occurrence - percutées qu'elles furent par la Traite, l'Esclavage et la Colonisation. Puisqu'à travers un parti-pris d'écriture épistolaire, dont un complexe jeu de miroirs, cette œuvre romanesque permet d'éclairer de manière plus humaine, donc plus puissante, leurs conséquences délétères.

  Voulant fuir ses vieux démons et convaincue d'avoir été ensorcelée, Céline, l'héroïne, quitte son île natale pour «la grande métropole» où elle crée une famille. Quelques années plus tard, sa propre fille, Anita, dans une quête d'identité, cherche à renouer avec ses véritables origines. Occasion pour Céline d'adresser à Anita, sa fille désormais majeure, une lettre dans laquelle elle évoque, sans faux-fuyants, son pénible secret.

  D'une part, le titre, D'autres vies sous la tienne, dont la fonction programmatique est explicite, organise déjà la structure énonciative du récit ( un «Je» et un «Tu» impliqués dans une relation de proximité voire d'intimité) et des thématiques relevant de strates généalogiques constitutives d'une vie humaine.

  D'autre part, le choix de la lettre, (pas uniquement ; la narratrice s'adresse aussi au lecteur, à la lectrice, par le biais d'un récit) comme stratégie, n'est pas innocent.

- Ecrire une lettre, c'est établir un dialogue avec un(e) destinataire dans une intention, soit affective : «Ma chère Anita, mon amour», soit informative : «[..] toute l'histoire de ma vie se résume à un seul mot : la peur. Je crois  que j'ai toujours eu peur, que je viens d'un lieu où la peur  règne en maître, nous colle à la peau, nous dévore. [...] C'est notre peur intestine.»  soit, tout simplement, narrative : «Peut-être que le plus simple, c'est de t'écrire cette lettre comme une histoire [...] Tu la liras comme un roman ...» Visiblement, dans la lettre de la mère à sa fille, les trois intentions cohabitent.

- Ecrire une lettre à quelqu'un, c'est anticiper ses réactions et construire une image de lui. Céline, la mère d'Anita, en est consciente et dessine de sa fille le portrait d'un personnage incrédule et sarcastique (mais, en creux, le sien aussi) : «C'est pourquoi te l'écrire plutôt que te le dire de vive voix reste pour moi une solution de repli préférable. Pour  ne pas avoir à t'affronter, ni à subir tes grands éclats de rire moqueurs, et encore moins tes questions implacables.»

- Si écrire une lettre est un acte solitaire qui mime une communication réciproque, on écrit, néanmoins, - et on le perçoit, nettement, ici - avant tout, à soi et pour soi. Par exemple, pour s'analyser ou se confesser, l'épistolière, Céline, révèle tout de go son intention : «Je souhaite que cette lettre reste fidèle à l'esprit  dans lequel je l'ai écrite : une sorte de confession, maladroite certes, mais qui  s'inscrit dans une démarche de vérité et de mise à nu.». Se libérer du poids d'un secret, tel le cas de l'héroïne, tout au long du roman. Ainsi  que celui de sa fille, Anita, qui, dans la lettre à sa mère, deuxième volet d'une œuvre en trois parties, a décidé, depuis le pays où elle fait de l'humanitaire, (Haïti, jamais nommée autrement que sous ce vocable, en italique, «ce pays-là») de briser le silence, de s'insurger contre le mensonge du conformisme bourgeois dans lequel elle fut élevée : «Oui, maman, je me révolte ! Je me révolte contre toi ! Je me révolte contre papa ! Tu m'as laissé croire que tout était simple.»  

  De plus, ce choix du roman épistolaire par l'auteur, de préférence à un essai, (même si, de temps à autre, des accents de ce dernier s'y trouvent peut-être, un peu trop) se justifie, non seulement par le projet d'écriture, mais dans l'économie même de l'œuvre. Œuvre où nous est présentée une typologie tellement riche de personnages incarnés, - et non des artéfacts - qu'on dirait qu'ils sont sortis directement du microcosme martiniquais. Personnages dans lesquels  nous pouvons, lectrice, lecteur, nous  projeter ou contre lesquels, nous rebeller, tant ils sont criants de vérité. De Mam Nanette, Mam Georgina à Mam Gertrude, en passant par Edgar, Edmée, Albert ou Sylvia, Céline et Anita, c'est une galerie de portraits réalistes qui animent une tragédie familiale, et plus largement, qui sont la transfiguration symbolique d'univers marqués encore par la Traite transatlantique, par l'Esclavage. Alors que du propre aveu de Céline à Anita, elle a, un temps, donné raison, à son grand regret, d'ailleurs, à «ceux qui croient que notre histoire familiale, notre généalogie ne sont  que des épiphénomènes, des détails insignifiants.»     

  Enfin, tout l'intérêt de D'autres vies sous la tienne  réside :

-  dans le fait que l'espace romanesque que Mérine Céco privilégie, devient le territoire où se déploie, en définitive, la question de l'être d'une communauté spécifique, celle de la Martinique.

- Dans la relation de cette dernière avec la langue créole, dont Céline, professeure de lettres classiques, n'hésite pas à faire l'éloge, parce qu'elle sait qu'elle irrigue, à bien des égards, sa personnalité profonde, celle de sa fille également, et celle, a fortiori, de ses compatriotes : «La force  de cette langue était de revenir hanter tous ceux qui essayaient  de se constituer une boîte  de faux souvenirs pour fabriquer  de l'oubli.» A quoi réplique Anita, sans le savoir, en créole : Manman doudou, [...] man sav  ou pa kay konpwann koumanniè sé adan lang-tala mwen ka ékri mé sé kon sa. Man apwan li.»; «Mwen ka santi an bagay andidan boudin mwen.»

  L'auteure n'hésite pas, non plus, à mettre l'accent sur «l'effet encore dévastateur sur [elle] de la machine triangulaire à fabriquer du malheur». Mieux, sur son corps : «[...] nos corps sont de plus en plus vulnérables.» Autant d'interrogations qu'elle perçoit chez sa fille, à travers sa lettre : «Tu sais, maman, ici, j'ai appris que nous avons chacun une histoire singulière  avec notre corps. Une histoire qui l'affecte. Un lieu de notre corps où cette histoire  s'est tatouée. Je veux savoir où se situe ce lieu pour toi. Cela m'aidera à localiser le mien.» Elle illustre, par cette formule qui revient, sous la plume de sa mère, comme un leitmotiv tout au long  du roman, -  relevant souvent de variations autour d'un même thème -  le point nodal de la quête de celle-ci : «Je sentais palpiter parfois d'autres vies sous la mienne.»  en parallèle à cette autre phrase : «Tout ça pour te dire , ma chère Anita, que nous ne pouvons envisager notre vie  sans d'autres vies au dessous de la nôtre».

  On retrouve, ainsi, les préoccupations d'une mère et d'une fille qui transcendent leurs personnes pour rejoindre celles de femmes et d'hommes originaires de sociétés aux prises avec les blessures si présentes du passé.  

  Quel meilleur exemple que cette question rhétorique de Céline à sa fille, Anita : «Veux-tu que je te dise que ces maladies chroniques, si répandues dans le pays d'enfance, que l'hypertension, le diabète [...] viennent de la peur  intestine qui nous taraude, parce qu'on sent quelque part, au fond de nous, qu'on pourrait nous effacer de la surface du monde sans que le monde ne s'arrête de tourner ?» Et cette réponse pleine de bon sens, de maturité d'Anita, comme manière de résistance : «Tu vois, maman, comme nos corps de femmes sont vulnérables, si nous n'expulsons pas à temps ce qui les encombre. Si nous laissons à d'autres que nous le soin de les manipuler, de les sonder, de les posséder.» On croit entendre en écho, les conclusions des travaux du colloque : L'esclavage : quel impact sur la psychologie des populations ? sous la direction de Aimé Charles-Nicolas et Benjamin Bowser (Idem, Campus, 2018) et l'essai, sous forme de lettre à son fils, de T.N. Coates, Une colère noire Lettre à mon fils, (Autrement, 2016).

  Mais à la différence des auteurs de ces deux ouvrages, l'appréhension des problèmes par Mérine Céco se veut évocation littéraire d'un trauma intime archétypal. Dans le premier exemple, en effet, la réflexion demeure, malgré tout théorique et ne nous met jamais en présence de l'intimité tremblante d'humanités incarnées. Dans le second exemple, l'écrivain-journaliste s'adresse à son fils, à l'instar de la narratrice de D'autres vies sous la tienne, lorsqu'elle se confie à sa fille. En revanche, le fils est continûment muet. Aussi, la lettre que reçoit Céline de sa fille, par-devers elle, véhicule-t-elle des interrogations et une vision du monde opposée à celle de ses parents. Auxquels, elle tente d'inculquer de nouvelles valeurs : «Je veux que tu voies comment les gens vivent. Sans rien ou avec si peu. Quand je pense à tous ces produits de luxe dans notre salle de bain ! On ne peut pas continuer comme ça, maman. On ne peut pas se boucher les yeux et les oreilles. Il y a des enfants qui meurent tous les jours ici. [...] Il y a de l'espérance aussi et beaucoup d'amour

  Et c'est là, qu'on s'aperçoit qu'il ne s'agit, nullement, pour Mérine Céco, d'un jeu, d'un exercice de style dans un quelconque roman à thèse qu'elle proposerait au lecteur, à la lectrice, mais, bien, d'une entreprise littéraire d'envergure, au rythme soutenu, qui engage, aussi, toute sa personne d'écrivaine martiniquaise. Comme une urgence dérangeante.

 

  Ne cédant jamais totalement au fatalisme et au pessimisme, malgré un registre pathétique dominant, cette dernière production littéraire de Mérine Céco, D'autres vies sous la tienne, est malgré tout,  résolument optimiste puisqu'elle parie sur la solidarité intergénérationnelle (davantage féminine que masculine, d'ailleurs), «Piti kouté gran, gran kouté piti». Et ce n'est pas une des moindres qualités de ce livre, à l'écriture ciselée, qui nous étreint jusqu'à la dernière page, voire au-delà ...

 

D'autres vies sous la tienne, de M. Céco, une entreprise littéraire d'une urgence dérangeante.

                                                                       Serghe Kéclard, mars 2019.

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