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L'INCONNUE DU TAXI-PAYS *

Par Thierry Caille
L'INCONNUE DU TAXI-PAYS *


 

 

Ô lassitude ! Je reposai ma joue sur le ventre d'une jeune fille qui s'enveloppa de fraîcheur avec ma chevelure humide. L 'odeur de sa peau safranée enivrait ma bouche ouverte. Elle ferma sa cuisse sur ma nuque.

P. Louÿs







Un matin d'hivernage, le jour venait d'éclore et portait

sur son front délassé les copeaux de la nuit.

Les vapeurs marines emplissaient l'air, poivrées d'iode.

Au loin s'en allaient sur leurs yoles fragiles les pêcheurs de bonite,

frêles gommiers entraînés vers les miquelons poissonneux.

A l'étal d'une plantureuse créole, s'offrait la cueillette potagère,

gombos, ignames charnus, chou caraïbe, tolomans, oignons-pays et bananes plantain,

piments, gingembre et girofles, un brasier chamarré de couleurs vives.

Le village des Anses d'Arlet s'animait comme une ruche, bourdonnait des enfants propres et soignés.

Devant l'église, près du ponton vermoulu, j'attendais le taxi-pays, endormi, indifférent

aux indigènes affairés, l'un balayait las la promenade du bord de mer,

l'autre appuyé sur un canot sous le mancenillier regardait voler les frégates superbes,

celui-ci se jetait hâtif au caboulot un ti-punch matinal et un grand verre d'eau,

celui-là réparait assis sur une gabare un filet déchiré, d'un geste précis,

et lavandières et cuisinières, tôt au travail, butinaient dans les cases.

Je me rendais comme chaque matin, à la zone industrielle Lézarde,

gangrène de hangars, de tôles et de bureaux, industrieuse fourmilière

aux portes de Fort-de-France, parmi les mangles de la mangrove,

près de l'aéroport du Lamentin, je m'en allais lire France-Antilles,

éplucher des heures le glorieux quotidien qui regorge de truculentes futilités,

puis boire quelques Lorraine, saluer mes collègues fonctionnaires, échoués,

fatigués dès l'aube de fièvres lénifiantes, occupés, concentrés

à penser qu'il faudrait préparer le rapport annuel d'activité,

boire encore quelques Lorraine, et somnoler le reste de l'inutile journée.



Poussif, fumant, accusant un ponctuel retard, enfin sur la grand-rue, le long de l'anse,

brinquebalant, apparut le taxi-pays. Il était à cette heure matinale déjà bondé,

gorgé comme une barrique à rhum

de femmes créoles en sueur, résignées à la touffeur de cette étuve.

Il me fallait, moi qu'une douce journée de flânerie appelait sur le sable arlésien,

un sens aigu de la France, un respect profond de ma fonction au Ministère de l'Agriculture,

pour me jeter chaque matin dans cette saumure, dans ce cloaque nauséeux,

dans cette pestilence d'aisselles ruisselantes,

dans cette floraison d'essences animales, pimentée de vanille et d'eaux de toilette

à envaser les fosses nasales, effluves d'écurie, remugle.

Je hélais le chauffeur et téméraire montai dans la pétoire.

Ce qui déclencha une houle de fesses mafflues pour me ménager une place étique,

au milieu des colis, des brassées de légumes, des volailles

et des seins massifs et meurtriers des marchandes antillaises.



Le taxi-pays prit son train de vieille locomotive, attaquait les mornes après Grande Anse,

haletait, dévalait périlleusement vers l'Anse à l'âne, dansant sur les ornières,

cahotait ballottant, dans l'air soufré, les mamelles hostiles flottant sous les madras.

Doublant la Pointe du bout et l'Anse Mitan, il se traînait avec hâte vers les Trois-Îlets.



Pensive, absorbée par le défilement hypnotique des anses et des mornes,

collée contre la vitre, abîmée dans une douce rêverie,

timide, sage, jetant par moment des coups d'œil pudiques sur les passagers,

un ténébreux sourire esquissé sur les pétales charnus de sa bouche de corail,

rêvait une jeune fille discrète.

Assis en face d'elle je laissais flotter mon regard de loup

sur cette paysanne réservée, descendue du Morne Larcher à Petite Anse,

sauvageonne farouche qui portait peut-être vers les étals du Grand Marché de Fort-de-France,

un panier de balaous queue jaune, de chatrous, de lambis,

et des simples rares cueillis la veille vers l'Habitation Dizac, herboristerie de quimboiseur.

Elle avait tiré les persiennes sur ses yeux à longs cils de jais.

Je pouvais à loisir fixer sa taille, mince évasure des hanches fertiles.

Les longues ramures de ses nattes d'andésite coulaient jusqu'à ses reins.

Son visage, finement ciselé, long, creusé des pommettes au menton,

était travaillé par une ineffable langueur, atrophie endémique de la volonté.

Elle portait, une chaste robe de toile colorée, ample, dont les plis en vagues moelleuses

masquaient les lignes provocantes de son galbe parfait.

Cuticule douce de mangue, imaginée pour la caresse,

sa peau luisante, sombre noir, flambait dans ce pâle matin.

Mes yeux cabotaient sur les criques sauvages de son corps, courbes délicates.

Elle pouvait avoir quinze ans, peut-être moins. La fleur néanmoins était femme.



Ainsi, ce matin d'hivernage, je sentis entre Trois-Ilets et Rivière-Salée,

tiédir l'ardeur modérée de ma conscience professionnelle. Des pensées coupables, je l'avoue,

montaient en moi, dans la promiscuité accablante du taxi-pays.

A Ducos, elle rassembla ses pensées éparses, son panier lourd, son fichu et demanda à descendre.

J'hésitai un instant, mesurant l'étendue de mes principes moraux

à l'aune d'une telle beauté, farouche, secrète, inexplorée.

Mais je sortis moi aussi de la marmite pestilentielle et je humai un peu d'air frais de la mangrove voisine.

Puis, je me mis à la suivre avec l'air détaché d'un chasseur désinvolte.

C'est près d'un champ de canne, touffu, que je l'abordai.

Elle n'entendait que le créole, sauvage et rare gentiane des falaises.

Elle s'en allait au marché de Ducos vendre ses quelques vivres.

Dans son patois, maladroit, je lui proposai de cueillir

des fruits plus capiteux que les goyaves de son jardin créole.

Et sans prendre la peine de l'écouter,

insensible au regard mi-apeuré, mi-fataliste de ses grands yeux languides,

je la renversai dans les cannes,

jetai mes oripeaux au-dessus des amarres,

relevai sans ménagement sa prude robe de chanvre.



O Dieu, pardonnez-moi, misérable, j'ai possédé sans égard ce corps nubile,

j'ai frotté mes couennes de saurien sur cette virginale nudité,

j'ai troué de mon étrave tumescente, l'isthme étroit de sa beauté pubère, sanguinolent.

J'ai mordu rageur mille fois ce fruit porté par la rosée.

Elle souffrait, criait, se débattait, plantait ses ongles, ses crocs d'ivoire de jeune levrette

dans mon cuir indifférent. Elle se tordait, gémissait, gagnée par des sensations inconnues,

volupté, oui volupté jeune biche tropicale,

se souvient-elle de cette étreinte animale, du feu né de nos peaux contrastées,

union insolite du marbre et de l'ébène, de mon âme noire et de sa blanche conscience,

de sa pâle aurore et de mon sombre crépuscule ?

O ses yeux révulsés, ses veinules éclatées,

sa peau liquéfiée, ses lèvres rabotées de longs copeaux de baisers,

sa peau balsamique tannée sous les morsures,

ses jambes écartelées sur les chaumes coupants des cannes.

ses seins durcis, l'incendie à son sexe crucifié, rongé, équarri, s'en souvient-elle ?

Ce râle de manicou, cette plainte exhalée de sa douce poitrine, ce long gémissement,

dans les plantations de canne à Ducos, un matin d'hivernage ?

Je l'ai laissé inerte, déchirée, à sa nudité offerte aux dards du soleil déjà haut.



Sans dire un mot, j'ai assemblé mes hardes éparpillées.

Sans me retourner je l'ai laissée inconsciente, ruisselante du lait de mes vasières.

J'ai quitté ce champ de cannes hautes, baldaquin improvisé.

J'ai pris hagard le chemin du Lamentin, j'ai longé la cohue des routes,

vers la zone Lézarde où j'arrivai certes un peu en retard pour lire France-Antilles,

apaisé, l'esprit calme, puis siffler quelques Lorraine,

et saluer satisfait, le cœur léger, mes collègues coloniaux.







Misérable, misérable, sais-tu que quelque part près du Morne Bigot, dans une case hypothétique,

parmi les taillis de ti-baume, les hautes herbes de Guinée, les soumakés et les campêches,

sous l'œil attendri de la jeune négresse dont tu ravageas le corps,

sous ses doigts caressants et maternels,

dans la poussière et la sainte misère,

balbutie en créole

ton fils, métis

sans père.

Mais

sois

sûr,

tes

gènes

tavelés

de vomissures,

de la lente dégénérescence

de ta mélancolie atavique, de ta pensée morbide,

ont été lavés aux pures sources antillaises, blanchis sous les battoirs du sang créole.

Tu peux mourir en paix, triste fonctionnaire alcoolique, stérile et dépravé, ta race consanguine,

aux allèles crépusculaires a gagné un riche affluent, de vigueurs, d'eaux vives charriant de fertiles argiles.

Adieu, épave pourrissante,

je t'abandonne

à jamais.

Nuit.





* fiction







Thierry CAILLE



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