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Littérature : la fièvre picaresque de Raphaël Confiant

Hassina Mechaï
Littérature : la fièvre picaresque de Raphaël Confiant

Dans son nouveau roman, « L'Épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure », Raphaël Confiant narre en entrelacs habiles l'histoire de cet esclave, non pas affranchi mais qui se libère peu à peu.

Romulus Bonnaventure… Avec un tel nom, la destinée ne pouvait être qu'exceptionnelle. Sans atteindre toutefois la démesure du fondateur fratricide d'une ville-empire. C'est pourtant ce nom impérieux que se choisira Roro, esclave martiniquais, réfractaire à tout et révolté à chacun. Après l'abolition du Code noir en 1848, Romulus connaîtra l'ivresse puis la déroute de l'expédition mexicaine initiée par Napoléon III.

L'épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure

Il est un mot qui va parfaitement à l'œuvre entreprise par Raphaël Confiant : sepher, qui signifie, par une jolie polysémie plurielle, en arabe « voyage » et en hébreu « livre ». Voici donc un voyage mis en mots tout comme un livre qui narre une odyssée humaine.

Posons d'abord l'arrière-plan historique, qui ici n'est nullement le prétexte ou le contexte à l'histoire singulière de Romulus Bonnaventure, mais la substance même de son aventure : l'expédition mexicaine. Faut-il plutôt dire la calamiteuse expédition mexicaine, décidée par Louis Napoléon Bonaparte. C'est à partir de cette glaise historique que Raphaël Confiant façonne un récit picaresque. À l'origine de cette guerre qui dura de 1861 à 1867, la volonté de l'empereur français d'installer sur le trône mexicain un empereur autrichien, Maximilien Ier. Empereur falot pour un projet démesuré : imposer aux États-Unis la présence européenne dans ce que la jeune nation considérait comme son arrière-cour du Sud. Dans l'eldorado qui rendit fou plus d'un conquistador, se déploie alors une armée disparate, amas de soldats venus de l'Europe entière, mais aussi des colonies africaines.

Mais juste avant le Mexique, la Martinique apparaît alors comme une escale idéale, bulle de Babel, avant la plongée folle dans le reliquat ombrageux et réfractaire de l'empire aztèque. Sur ce petit morceau de France, débarque le futur empereur, rejeton épuisé des familles régnantes européennes et parti faire souche aux antipodes de tout. L'épopée mexicaine finira par la mort de Maximilien, lâché par Napoléon III puis fusillé.

« Je me suis intéressé à l'expédition du Mexique, qui débute en 1860, parce que l'esclavage a été aboli à la Martinique en 1848 et qu'il est très étonnant que des Noirs à peine sortis de cette terrible situation veuillent aller risquer leur vie pour leurs anciens oppresseurs. Les Martiniquais, à l'époque, étaient tous des volontaires, car la conscription n'existait pas encore dans les colonies. Donc personne ne les a obligés à s'engager dans l'armée de Napoléon III. L'explication tient au fait que si aux États-Unis chaque esclave libéré s'est vu remettre ou en tout cas promettre 22 acres and a mule (22 acres de terre et un mulet), ceux de la Martinique n'ont rien eu ! Pire : les Békés ou Blancs créoles ont été dédommagés par l'État de la perte de leurs esclaves. Ces derniers ont donc continué à couper la canne à sucre sur les mêmes plantations où ils avaient été esclaves, mais pour des salaires de misère. Au moins, pendant l'esclavage, le maître est-il obligé de nourrir, vêtir, loger et soigner ses esclaves. Il y avait intérêt d'ailleurs, car s'ils mouraient trop tôt, il devait débourser pour en acheter de nouveau. Après l'abolition, ces obligations disparaissent et les esclaves libérés devenus ouvriers agricoles doivent se débrouiller avec des salaires de misère. Ce qui explique que n'ayant aucun espoir dans la vie des centaines de Martiniquais se soient engagés dans l'armée de Napoléon III venue conquérir le Mexique », détaille Raphaël Confiant pour Le Point Afrique.

Dans cette histoire impériale naviguent trois personnages. Un esclave libéré depuis le décret Schœlcher du 27 avril 1848, appliqué à l'île le 22 mai suivant. Un décret qui venait couvrir d'un voile légal la révolte des esclaves martiniquais qui guettaient avec impatience son application locale. Roro était de ceux-là, esclave rétif à tête oblongue, « en forme de cercueil ». Il décidera de s'auto-nommer Romulus, acte de nomination et de liberté absolue. Pour Raphaël Confiant, le choix de tels noms dit aussi quelque chose du sort des esclaves, « dépatronymisés » en biens meubles interchangeables selon l'odieux Code noir longtemps en vigueur dans les colonies françaises : « Durant les trois siècles d'esclavage, les Noirs n'avaient que des prénoms. À l'abolition, le 22 mai 1848, des officiers d'état civil ont été chargés de leur attribuer autoritairement des noms. Pour s'amuser, certains leur attribuaient des noms grecs ou latins... » rappelle l'auteur.

Second personnage, l'amour de Romulus Bonnaventure, une chabine aux yeux verts et aux appâts évidents et conséquents : Péloponnèse Beauséjour. Osera-t-on ajouter « la bien-nommée ». Car avant de devenir la chambrière puis la confidente de l'impératrice Charlotte, Péloponnèse fera la joie des marins, généreuse de ses charmes, mais ambitieuse et décidée. Enfin, le troisième personnage du roman de Raphaël Confiant est Adrien Delfort, mulâtre fier et méditatif, qui partage avec Romulus un goût certain pour la belle chabine. Adrien Delfort sera aussi de l'aventure mexicaine, devenu le secrétaire et traducteur de l'empereur Maximilien.

Romulus, Péloponnèse, Adrien, chacun cherche à sa manière cet équilibre dans le grand déséquilibre historique que connaît leur île. Romulus d'abord, révolté à tout, à l'esclavage comme au travail salarié qui l'a remplacé. « À la vérité, je ne savais pas trop quoi faire de ma liberté », dit-il. « Lassé de voir qu'entre la vie d'avant et la vie maintenant, il n'y avait presque rien de changé, que parfois c'était pire puisque (…) l'ancien maître n'avait plus aucune obligation ni de nourrir, ni de vêtir, ni de faire soigner, ni de loger ceux qui se trouvaient être désormais des travailleurs et non plus ses esclaves. » Péloponnèse aussi, lasse de vivre de ses charmes, qui souhaite s'élever autrement que par eux, saisissant vite que le nouveau monde abolit les catégories sociales figées. Puis Adrien Delfort, fier d'être ce mulâtre au sang mêlé, l'homme nouveau que produit la société martiniquaise.

Les quatre cercles narratifs

L'écriture de Raphaël Confiant entrelace avec talent plusieurs niveaux d'écriture. Son roman se compose de quatre cercles qui illustrent parfaitement la ronde de l'histoire et des hommes, pris dans les rets de leur vie et de leur destin. Chacun de ces cercles s'ouvre par un prologue léger qui met en appétit le lecteur et indique le rythme et ton du déroulement de l'histoire. Puis cinq chapitres suivent, qui font avancer le récit en linéarité syncopée, sauts dans le temps, chemins de traverses chronologiques, points de vue narratifs alternatifs, mais cohérents, style précieux et grivoiserie amusée. Raphaël Confiant émaille son style de tournures façon « Grand Siècle », du moins le XIXe, « raconteries » qui viennent joliment se frotter aux phrases en créole. Le « je » de Romulus, ce « je » si fièrement revendiqué par l'ancien esclave, se mêle à des passages de narration objective, en mouvements souples et cohérents.

Il y a du Dante dans cette structure en cercle, même si le maître italien avait détaillé 9 cercles infernaux. Mais il y a surtout du Cervantès, celui de Don Quichotte évidemment, dans cette distance légère, ce ridicule parfois des personnages, leurs petits travers et leurs grands élans, tandis que l'histoire fait entendre sa cavalcade démesurée.

Il y a enfin une dimension picaresque dans ce virevoltant roman : l'autobiographie romancée du héros pauvre, mais décidé ; la succession de tableaux satiriques solidement ancrés dans la réalité sociale ; le pointillisme réaliste dans l'extravagance des aventures narrées. Raphaël Confiant manie le genre avec dextérité, doit-on dire avec doigté tant son roman se saisit du genre pour mieux le modeler à sa guise.

La créolité comme point d'ancrage

Raphaël Confiant excelle à raconter le choc du débarquement de l'empereur Maximilien et de son cortège européen dans un Mexique hostile et rude. Le choc de deux civilisations, deux cultures, l'Europe d'apparat et d'étiquette tentant de se frotter à la rudesse mexicaine. En arrière-plan, Raphaël Confiant fait aussi entendre le bruissement de toute une île et du murmure pluriel de la créolité. Blancs, Noirs, Créoles, mulâtres, métis, Chinois, Indiens d'Asie, polonais, toute une Babel insulaire se déploie en rhizomes qui coexistent et strates s'ignorent tout à la fois.

On se demande parfois, à lire la description tout à la fois minutieuse et distanciée que fait l'auteur de la société martiniquaise de l'époque, si quelque chose de cette « mélano-cratie » subsiste dans l'inconscient martiniquais : « La Martinique est une pigmentocratie comme en Amérique du Sud ou même dans le monde arabe ou en Inde : plus on est clair de peau, mieux on est vu. Comme il y a eu un intense métissage durant 3 siècles entre hommes blancs et esclaves noires, de multiples désignations des différents degrés de métissage sont apparues : mulâtre, chabin, câpre... L'arrivée, après l'abolition, des Indiens, Chinois et Syro-libanais a encore renforcé ce métissage et de nouvelles désignations sont apparues. Le préjugé de couleur continue à exister de nos jours, mais de manière beaucoup plus feutrée à cause de Black is Beautiful, les Blacks Panthers, le Black Power...et aussi de la Négritude d'Aimé Césaire du XXe siècle. Mais en réalité, nous avons adopté le système des États-Unis : une seule goutte de sang noir fait de vous un Noir même si vous avez la peau blanche et les cheveux lisses. »

L'entre-deux est partout dans ce roman abouti. Créolité du style, des personnages, des situations, du temps, du rythme. Un entre-deux précaire pour les personnages, de ceux qui obligent aux équilibrismes continus. Un entre-deux géographique et historique aussi, l' « entre » qui est aussi l'antre d'un nouveau monde. Celui qui lie la Martinique et le Mexique. Celui qui veut naître de la fin officielle de l'esclavage, mais peine à sortir de la société qui en est issue. Le nouveau monde américain aussi qui refuse la tutelle des vieilles familles européennes. L'épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure réussit à saisir et à rendre cet entre-deux qui est, au fond, tout un monde à part.

* Raphaël Confiant, « L'Épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure », éditions Mercure de France, avril 2018, 350 pages, 20 euros.

 

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