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MES ADIEUX À AIMÉ CÉSAIRE : PARTIE 2

MES ADIEUX À AIMÉ CÉSAIRE : PARTIE 2

 

IN MEMORIAM

 

Dans l'opacité lourde des steppes sidérales,
immuable géhenne des mépris innommables,
Tu as allumé des millions de feux grégeois
qui ont empli les cieux de myriades de lampyres

utiles aux pas, peu sûrs, des chameliers
utiles au sextants des capitaines hauturiers
utiles aux aèdes rêveurs et mélancoliques,
utiles aux réfractaires souillures de l'homme.

Ces millions de falotes clartés, ont rendu l'homme nyctalope
ont rendu l'homme à l'homme

et la bête inquiète de sa noire chrysalide
de sombre et bestiale nature est devenue
nègre autant qu'homme, hissée sur les charniers des civilisations
comme un étendard claquant au vent de l'histoire,
en lambeaux, déchiquetaillé, mais flottant sur les miasmes,
les puanteurs méphitiques des  œuvres basses de l'humanité.

Torturant le néant, il te fallait bien plus
Car tes vigies, te montraient de lointains siècles prospères
Et tes paroles claquaient comme des fouets
Sur l'échine toujours courbée de tes frères de sang
des Zambèze et des Congo, des Missouri et du Haut-Nil.

Tu arpégeais des mots de ta lyre magique
comme un volcan en rut
comme une barcarole
comme une sarabande infinie.

Mais tes frères de sang et de flétrissures,
de pestilences et d'accroupissements
soudés à jamais en nymphose
Sont restés sourds à recréer le monde
tant le monde était vaste et l'entreprise folle.

Tu es seul aujourd'hui, seul parle ton silence
dans le ressac des grèves tranquilles
dans le bruissement des grands mahoganys
dans le clapotis du cymbalum d'étoiles.

Leur mémoire d'agouti, leur fierté d'anoli,
leurs ambitions grotesques d'amibes ou de siluriens,
avoir, avoir toujours un peu, mais ne jamais être,
ont étouffé ta voix de leurs cris hystériques,
ta voix qui se répand toujours au-delà des galaxies
sans que le moindre écho, à jamais, ne te parvienne.

Ta voix qui murmure sans fin dans les houles sidérales
comme une corne de brume, d'un vaisseau qui se brise, craque et se délite
dans les abyssales noirceurs des univers infinis .

Une voix, onde et corpuscule, qui jamais ne finira sa route, ni son dessein, ni son destin.
Sauf dans les probables agrégats de particules, ces trous noirs
préambules à d'autres déchirements d'atomes, éclats parme d'hélium,
vers un monde neuf qui sera, dans des milliards d'années,
un nouveau monde, ton monde,
sans cicatrices, sans la morsure infâme de l'humanité disparue à jamais.

Ga sa, gran-nonm, di mwen adan ki kalté lang pou palé ba yo.
Si ou vwè i ka ekzisté, di mwen sé mo-a, sé pawol-la pou sa konvenk yo
Ek si ou wè pa ni pies lang, pies pawol, pies mo,
Di mwen, gangan, ki manniè péla-a, péla-a,
adan bidim nwèsè sé rev foudok nou an, kiles moun ki ké pé sa mennen yo, gidonnen yo
... pabò rev yo poko jen fè.

 

                                                                  Thierry Caille

 

Puedo escribir los versos mas tristes esta noche.

 

Puedo escribir los versos mas tristes esta noche.
Escribir, por ejemplo: "La noche esta estrellada, y
tiritan, azules, los astros, a lo lejos".
El viento de la noche gira en el cielo y canta.
En las noches como esta la tuve entre mis brazos.
La bese tantas veces bajo el cielo infinito.
Ella me quiso, a veces yo también la quería.
Como no haber amado sus grandes ojos fijos.
Puedo escribir los versos mas tristes esta noche.
Pensar que no la tengo. Sentir que la he perdido.
Oír la noche inmensa, mas inmensa sin ella.
Puedo escribir los versos mas tristes esta noche.

Yo la quise, y a veces ella también me quiso.
En las noches como esta la tuve entre mis brazos.
La bese tantas veces bajo el cielo infinito.
Ella me quiso, a veces yo también la quería.
Como no haber amado sus grandes ojos fijos.
Puedo escribir los versos mas tristes esta noche.
Pensar que no la tengo. Sentir que la he perdido.
Oír la noche inmensa, mas inmensa sin ella.
Puedo escribir los versos mas tristes esta noche.

Y el verso cae al alma como al pasto el rocío.
Y el verso cae al alma como al pasto el rocío.
Que importa que mi amor no pudiera guardarla.
La noche esta estrellada y ella no esta conmigo.
Eso es todo. A lo lejos alguien canta. A lo lejos.
Mi alma no se contenta con haberla perdido.
Como para acercarla mi mirada la busca.
Mi corazón la busca, y ella no esta conmigo.
La misma noche que hace blanquear los mismos arboles.
Nosotros, los de entonces, ya no somos los mismos.
Ya no la quiero, es cierto, pero cuanto la quise.
Mi voz buscaba el viento para tocar su oído.
De otro. Será de otro. Como antes de mis besos.
Su voz, su cuerpo claro. Sus ojos infinitos.
Ya no la quiero, es cierto, pero tal vez la quiero.
Es tan corto el amor, y es tan largo el olvido.
Porque en noches como esta la tuve entre mis brazos,
mi alma no se contenta con haberla perdido.
Aunque este sea el ultimo dolor que ella me causa,
y estos sean los últimos versos que yo le escribo.

Pablo Neruda

Poème 53
«Se d'arder e d'amar io non mi stanco,
anzi crescermi ognor questo e quel sento,
e di questo e di quello io non mi pento,
come Amor sa, che mi sta sempre al fianco,

onde avien che la speme ognor vien manco,
da me sparendo come nebbia al vento,
la speme che 'l mio cor può far contento,
senza cui non si vive, e non vissi anco?

Nel mezzo del mio cor spesso mi dice
un'incognita téma: - O miserella,
non fia 'l tuo stato gran tempo felice;

ché fra non molto poria sparir quella
luce degli occhi tuoi vera beatrice,
ed ogni gioia tua sparir con ella. 
»

                                                          
Gaspara Stampa

The dream ... it is good we are dreaming

We dream ...it is good we are dreaming
It would hurt us  were we awake
But since it is playing  kill us,
And we are playing  shriek ...

What harm? Men die ...externally
It is a truth of Blood
But we  are dying in Drama
And Drama  is never dead

Cautious  We jar each other
And either  open the eyes
Lest the Phantasm  prove the Mistake
And the livid Surprise

Cool us to Shafts of Granite
With just an Age  and Name
And perhaps a phrase in Egyptian
It's prudenter to dream


Emily Dickinson

 

Freude, schöner Götterfunken

Tochter aus Elysium,
Wir betreten feuertrunken,
Himmlische, dein Heiligtum!
Deine Zauber binden wieder
Was die Mode streng geteilt;
Alle Menschen werden Brüder,
Wo dein sanfter Flügel weilt.
Wem der große Wurf gelungen,
Eines Freundes Freund zu sein;
Wer ein holdes Weib errungen,
Mische seinen Jubel ein!
Ja, wer auch nur eine Seele
Sein nennt auf dem Erdenrund!
Und wer's nie gekonnt, der stehle
Weinend sich aus diesem Bund!
Freude trinken alle Wesen
An den Brüsten der Natur;
Alle Guten, alle Bösen
Folgen ihrer Rosenspur.
Küsse gab sie uns und Reben,
Einen Freund, geprüft im Tod;
Wollust ward dem Wurm gegeben,
und der Cherub steht vor Gott.
Froh,wie seine Sonnen fliegen
Durch des Himmels prächt'gen
Plan,Laufet, Brüder, eure Bahn,
Freudig, wie ein Held zum Siegen.
Seid umschlungen, Millionen!
Diesen Kuß der ganzen Welt!
Brüder, über'm Sternenzelt
Muß ein lieber Vater wohnen.
Ihr stürzt nieder, Millionen?
Ahnest du den Schöpfer, Welt?
Such' ihn über'm Sternenzelt!
Über Sternen muß er wohnen.

 

 

Friedrich von Schiller

 

 

Night

 

SWIFTLY walk o'er the western wave,
Spirit of Night!
Out of the misty eastern cave,--
Where, all the long and lone daylight,
Thou wovest dreams of joy and fear
Which make thee terrible and dear,--
Swift be thy flight!

Wrap thy form in a mantle grey,
Star-inwrought!
Blind with thine hair the eyes of Day;
Kiss her until she be wearied out.
Then wander o'er city and sea and land,
Touching all with thine opiate wand--
Come, long-sought!

When I arose and saw the dawn,
I sigh'd for thee;
When light rode high, and the dew was gone,
And noon lay heavy on flower and tree,
And the weary Day turn'd to his rest,
Lingering like an unloved guest,
I sigh'd for thee.

Thy brother Death came, and cried,
'Wouldst thou me?'
Thy sweet child Sleep, the filmy-eyed,
Murmur'd like a noontide bee,
'Shall I nestle near thy side?
Wouldst thou me?'--And I replied,
'No, not thee!'

Death will come when thou art dead,
Soon, too soon--
Sleep will come when thou art fled.
Of neither would I ask the boon
I ask of thee, beloved Night--
Swift be thine approaching flight,
Come soon, soon!

Percy Bysshe Shelley

 

Les poètes de sept ans

Et la Mère, fermant le livre du devoir,
S'en allait satisfaite et très fière sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences,
L'âme de son enfant livrée aux répugnances.

Tout le jour, il suait d'obéissance ; très
Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits
Semblaient prouver en lui d'âcres hypocrisies.
Dans l'ombre des couloirs aux tentures moisies,
En passant il tirait la langue, les deux poings
À l'aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.
Une porte s'ouvrait sur le soir : à la lampe
On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe,
Sous un golfe de jour pendant du toit. L'été
Surtout, vaincu, stupide, il était entêté
À se renfermer dans la fraîcheur des latrines :
Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.
Quand, lavé des odeurs du jour, le jardinet
Derrière la maison, en hiver, s'illunait,
Gisant au pied d'un mur, enterré dans la marne
Et pour des visions écrasant son oeil darne,
Il écoutait grouiller les galeux espaliers.
Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers
Qui, chétifs, fronts nus, oeil déteignant sur la joue,
Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue
Sous des habits puant la foire et tout vieillots,
Conversaient avec la douceur des idiots !
Et si, l'ayant surpris à des pitiés immondes,
Sa mère s'effrayait ; les tendresses, profondes,
De l'enfant se jetaient sur cet étonnement.
C'était bon. Elle avait le bleu regard, - qui ment !

À sept ans, il faisait des romans, sur la vie
Du grand désert, où luit la Liberté ravie,
Forêts, soleils, rios, savanes ! - Il s'aidait
De journaux illustrés où, rouge, il regardait
Des Espagnoles rire et des Italiennes.
Quand venait, l'œil brun, folle, en robes d'indiennes,
- Huit ans, - la fille des ouvriers d'à côté,
La petite brutale, et qu'elle avait sauté,
Dans un coin, sur son dos, en secouant ses tresses,
Et qu'il était sous elle, il lui mordait les fesses,
Car elle ne portait jamais de pantalons ;
- Et, par elle meurtri des poings et des talons,
Remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre.

Il craignait les blafards dimanches de décembre,
Où, pommadé, sur un guéridon d'acajou,
Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ;
Des rêves l'oppressaient, chaque nuit, dans l'alcôve.
Il n'aimait pas Dieu ; mais les hommes, qu'au soir fauve,
Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg
Où les crieurs, en trois roulements de tambour,
Font autour des édits rire et gronder les foules.
- Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles
Lumineuses, parfums sains, pubescences d'or,
Font leur remuement calme et prennent leur essor !

Et comme il savourait surtout les sombres choses,
Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes,
Haute et bleue, âcrement prise d'humidité,
Il lisait son roman sans cesse médité,
Plein de lourds ciels ocreux et de forêts noyées,
De fleurs de chair aux bois sidérals déployées,
Vertige, écroulement, déroutes et pitié !
- Tandis que se faisait la rumeur du quartier,
En bas, - seul et couché sur des pièces de toile
Écrue, et pressentant violemment la voile !

 

                                                                  Arthur Rimbaud

 

 

« Élégie pour une langue qui se meurt … »

 

Je t’entends, ma langue, chaque nuit, qui arpente mes rêves. Tu parles dans la bouche des miens qui s’en sont allés. Il y a le grand-père, hiératique sur le pas de sa porte, qui guette l’au-fond du chemin de pierre où de temps à autre passent des muletiers. Il y a la servante, câpresse si belle que son seul tourner-virer est un enchantement et à la case-à-rhum, les tafiateurs fessent leurs dominos en la couvant de regards en-bas z’yeux. Dans leur bouche roule un créole âcre et fier qui résonne dans ma calebasse de tête et m’abasourdit. Il y a ma mère surtout qui, entre deux admonestations bien françaises, me rassure d’un énigmatique « Ti bolonm, hon ! ».
Tu étais tout-partout, ma langue. Tu descendais avec un balan vertigineux des pieds de cocos où des mouscouillons cherchaient l’eau intouchée. Tu montais à l’assaut des flancs de morne lorsqu’au beau mitan de l’avril sans fin, des hordes de coutelasseurs s’époumonaient en bel-airs puissants pour se bailler du cœur. Tu gigotais sous les masques-mokozonbi, les mariannes-la-peau-figue, les carolines, les diablesses du mercredi des Cendres, charroyant une qualité de joie non pareille. Tu scandais les mots qu’interprétaient les prêtres-coulis juchés sur le tranchant féroce du coutelas dans l’attente que tige le sang des animaux voués au sacrifice. Tu étais le causer d’après-midi, à l’ombre d’un pan de mur, le secret partagé, la confidence dévoilée, la colère ou le chagrin si-tellement rentrés qu’ils ne peuvent s’exprimer qu’à voix feutrée.
Tu étais tout-partout, ma langue, ma belle langue à la saveur plus rare que le letchi, ce fruit fantasque qui ne s’offre que tous les six ans (murmurent ceux qui connaissent, car ce que l’on ignore est plus grand que soi). Ma langue qu’on ne m’a jamais dite mienne, que l’on ne m’a jamais appris à aimer ni même à respecter. Ma langue orpheline de naissance, rejetée dès les premiers temps par ceux-là mêmes qui avaient contribué à la faire advenir. « Jargon de nègres ! » éructèrent les Békés au tournant du XVIIe siècle quand le sucre se mit à les enrichir au-delà du raisonnable. « Patois d’esclaves » ronchonnèrent mulâtres et gens de couleur libres lorsqu’à la fin du XVIIIe siècle ils s’imaginèrent voir enfin la lumière. « Dialecte du fin fond des campagnes et des bois » maugréèrent, au sortir de l’abomination esclavagiste, les nègres parvenus. Et après eux Indiens, Chinois, Syriens, tout ce beau monde qui trouva accueil dans le créole, grâce au créole, qui ce faisant, devint pareil à nous autres, même-pareils, et qui, à mesure-à mesure se mit, à son tour, à le délaisser.
Ma langue, belle orpheline au goût de mangue-Julie. Je ne t’entends plus dans mes nuits d’aujourd’hui. Pourtant, ce n’est pas à dire que je ne guette pas tes rafales de mots, ce n’est pas à dire que le saccadé des contes, dans les veillées où la mort n’est pas triste, ne me fasse plus tressaillir, mais il s’agit désormais d’une rumeur lointaine. Parfois, bien pire : un simple bruit de fond. Alors, je me réveille en sursaut, de rage, d’amertume, de désarroi. Je te hèle ma langue perdue : « Kréyol, koté ou yé ? Man bizwen’w, ou tann ! »
Mais je n’obtiens nulle réponse. Ma vieille langue a sombré dans le mutisme. Dans un paix-là inquiétant. Pourtant, par ma fenêtre, la nuit n’a pas changé : des bêtes-à-feu sertissent toujours le manteau noir de la nuit, des comètes affolées zigzaguent aux confins du ciel et dans l’air un peu tiède, j’entends les conciliabules des zombies, des chevaux-à-trois-pattes, des Ti Sapotille, des soukougnans et des antéchrists. Non, la nuit n’a pas changé, mais elle aussi semble interloquée de ton absence.
Où es-tu désormais, ma langue ?
Sais-tu qu’au jour venu, chaque jour, oui, chaque jour, je porte le poids de ton absence ? Je feins d’avancer, serein, je fais mine de parler, tranquille, je fais semblant d’écouter, nofwap, mais tout cela n’est que pure feintise. S’ils savaient ? Si autour de moi, on pouvait mesurer toute l’étendue de ce fracas intime. Car il s’agit de cela et de rien d’autre. À cause de ton absence, je me suis écroulé de l’intérieur. Ma carcasse a l’air de se tenir debout, mais elle est devenue plus vide qu’un coco sec. Pourtant, j’avais cru en toi ! J’avais saisi au vol tes émois fantastiques, ta hargne héritée du temps du fouet et ta doucereuseté aussi quand, au faîte du carême, les jours se faisaient immobiles. Je t’avais pliée alors à la froide logique de l’écriture. J’avais lutté, bataillé, contre ton irrédentisme, ton refus farouche d’être allongée, inerte, sur une page blanche. Des années durant, je me suis gourmé avec toi, entre joie débornée et déception inexprimable. D’autres que moi, dans le secret de leur désarroi, empruntèrent le même chemin. Et c’est alors qu’on vit surgir les poètes du cri créole (« Chien varé mwen ! Chien foré mwen ! »), fabulistes inspirés par La Fontaine, dramaturges et nouvellistes, parfois aussi de trop rares romanciers. Tu investis dès lors les murs de tes revendications politiques et syndicales. Tu pénétras à la hussarde à l’école, à l’université, à la télévision, sur l’Internet. Toi la mal-aimée, toi qu’on qualifiait de mal éduquée, de mal élevée, oui, toi, ma belle langue entrée en crépuscule.
D’aucuns crièrent victoire. Ils se mirent à chanter des triomphes à ton endroit, te célébrèrent plusieurs fois l’an, te décrétèrent âme du peuple, poteau-mitan de notre identité et nous te crûmes sauvée. J’ai moi aussi, partagé, un temps, cette illusion magnifique. J’ai espéré qu’un jour, dans ma tête, de nuit comme de jour, tu occuperais la place de l’autre langue, non point que tu la chasserais ni ne l’effacerais, mais que tu lui assignerais la place qui lui revient de droit. Celle d’une langue invitée, d’une langue adoptée. Hélas ! Toi qui savais si bien exprimer l’univers de l’Habitation, les cannes qui flèchent en décembre, la roulaison insoucieuse des brusques avalasses de février, le roulis des machines dans la pénombre de la petite distillerie de mon grand-père, au quartier Macédoine, dans la commune du Lorrain, sur la côte Nord-Atlantique de la Martinique, toi qui as réussi le formidable exploit d’émigrer vers l’En-Ville et t’ensoucher dans ses quartiers plébéiens, accompagnant les « ahan ! » des infatigables djobeurs, les « Oooh ! » des dockers, les rigoladeries des marchandes de légumes, les sollicitations des commerçants levantins et tant d’autres activités du jour le jour, tu n’as pas su, tu n’as pas pu investir le monde des pensées abstraites. Devant philosophie, tu as « kayé », ce qui veut dire « mettre genou à terre ». Devant sociologie, anthropologie, psychologie, économie, mathématiques, etc., itou. Ou plutôt, ceux qui, insoucieux et insouciants, criminels de toutes façons, s’imaginaient pouvoir t’utiliser en ces domaines sans te préparer, sans t’habiller, sans te forger une armure lexicale, sans t’ériger des remparts rhétoriques, nous donnaient à entendre un grouillis charabiesque, un pidgin carnavalesque auxquels, impudiques à souhait, ils continuaient à donner ton nom.
Non, ce que j’entends aujourd’hui sur les radios, parfois à la télévision, sur les lèvres des politiciens ou des syndicalistes, ce n’est pas toi. Ce n’est pas, ce ne sera jamais du créole. Jour après jour, ils creusent ta tombe, ma belle langue de lune chabine. Nuit après nuit, ils t’évanouissent dans la clameur de leurs bamboches de « jet set ». Mais sont-ils vraiment les responsables de ce crime linguistique ? Non, ils ne le sont point. Les responsables ne sont autres que les écrivains, les enseignants, les universitaires, les intellectuels littéraires, les journalistes, etc., en bref tous ceux qui ont la charge historique de faire évoluer la langue, de la construire pour qu’elle soit en mesure d’exprimer les réalités abstraites. Ceux-là t’ont abdiquée ! Zélateurs de l’autre langue, ils se rient même de tes faiblesses et espèrent au plus profond d’eux-mêmes que le spectre que désormais tu représentes aujourd’hui cessera définitivement de hanter leur horizon.
Car il ne s’agit pas d’un crime en fait, mais d’un suicide. Qui s’apparente à celui de l’esclave, qu’évoque Césaire dans le Cahier, qui réussit le tour de force d’avaler sa propre langue afin de s’étouffer. Nous n’avons pas d’excuse ! Nous n’avons aucune excuse : nous avons tué notre langue.
Alors, j’élève cette élégie funèbre en ton nom, ma langue, ma belle vieille langue, ma canne créole épluchée jadis à grandes dents, je l’élève dans l’autre langue, pour que précisément toute illusion soit bannie : seul un sursaut collectif et immédiat peut te sauver. Seule une mobilisation sans précédent, une volonté déterminée pourrait t’arracher à ta déliquescence annoncée. Ce qui veut dire en clair : assez de gestes symboliques ! assez de belles paroles qui n’engagent à rien ! assez de déclarations de respect ou d’amour à l’emporte-pièce ! Du travail ! Oui, du travail ! Retroussons nos manches et ceignons-nous les reins pour relever notre langue créole !
Et pour finir, qu’on se le dise : élégie n’est point épitaphe…

 

           Raphaël  Confiant

 

 

Elegie (de : Elegie von Marienbad)

Und wenn der Mensch in seiner Qual verstummt,
Gab mir ein Gott zu sagen, was ich leide.

Was soll ich nun vom Wiedersehen hoffen,
Von dieses Tages noch geschlossner Blüte?
Das Paradies, die Hölle steht dir offen;
Wie wankelsinnig regt sich's im Gemüte! —
Kein Zweifeln mehr! Sie tritt ans Himmelstor,
Zu ihren Armen hebt sie dich empor.

So warst du denn im Paradies empfangen,
Als wärst du wert des ewig schönen Lebens;
Dir blieb kein Wunsch, kein Hoffen, kein Verlangen,
Hier war das Ziel des innigsten Bestrebens,
Und in dem Anschaun dieses einzig Schönen
Versiegte gleich der Quell sehnsüchtiger Tränen.

Wie regte nicht der Tag die raschen Flügel,
Schien die Minuten vor sich her zu treiben!
Der Abendkuss, ein treu verbindlich Siegel:
So wird es auch der nächsten Sonne bleiben.
Die Stunden glichen sich in zartem Wandern
Wie Schwestern zwar, doch keine ganz den andern.

Der Kuss, der letzte, grausam süß, zerschneidend
Ein herrliches Geflecht verschlungner Minnen —
Nun eilt, nun stockt der Fuß, die Schwelle meidend,
Als trieb' ein Cherub flammend ihn von hinnen;
Das Auge starrt auf düstrem Pfad verdrossen,
Es blickt zurück, die Pforte steht verschlossen.

Und nun verschlossen in sich selbst, als hätte
Dies Herz sich nie geöffnet, selige Stunden
Mit jedem Stern des Himmels um die Wette
An ihrer Seite leuchtend nicht empfunden;
Und Missmut, Reue, Vorwurf, Sorgenschwere
Belasten's nun in schwüler Atmosphäre.

Ist denn die Welt nicht übrig? Felsenwände,
Sind sie nicht mehr gekrönt von heiligen Schatten?
Die Ernte, reift sie nicht? Ein grün Gelände,
Zieht sich's nicht hin am Fluss durch Busch und Matten?
Und wölbt sich nicht das überweltlich Große,
Gestaltenreiche, bald Gestaltenlose?

Wie leicht und zierlich, klar und zart gewoben
Schwebt seraphgleich aus ernster Wolken Chor,
Als glich' es ihr, am blauen Äther droben
Ein schlank Gebild aus lichtem Duft empor;
So sahst du sie in frohem Tanze walten,
Die lieblichste der lieblichsten Gestalten.

Doch nur Momente darfst dich unterwinden,
Ein Luftgebild statt ihrer festzuhalten;
Ins Herz zurück! dort wirst du's besser finden,
Dort regt sie sich in wechselnden Gestalten;
Zu vielen bildet eine sich hinüber,
So tausendfach, und immer, immer lieber.

Wie zum Empfang sie an den Pforten weilte
Und mich von dannauf stufenweis beglückte,
Selbst nach dem letzten Kuss mich noch ereilte,
Den letztesten mir auf die Lippen drückte:
So klar beweglich bleibt das Bild der Lieben
Mit Flammenschrift ins treue Herz geschrieben.

Ins Herz, das fest wie zinnenhohe Mauer
Sich ihr bewahrt und sie in sich bewahret,
Für sie sich freut an seiner eignen Dauer,
Nur weiß von sich, wenn sie sich offenbaret,
Sich freier fühlt in so geliebten Schranken
Und nur noch schlägt, für alles ihr zu danken.

War Fähigkeit zu lieben, war Bedürfen
Von Gegenliebe weggelöscht, verschwunden,
Ist Hoffnungslust zu freudigen Entwürfen,
Entschlüssen, rascher Tat sogleich gefunden!
Wenn Liebe je den Liebenden begeistet,
Ward es an mir aufs lieblichste geleistet;

Und zwar durch sie! — Wie lag ein innres Bangen
Auf Geist und Körper, unwillkommner Schwere:
Von Schauerbildern rings der Blick umfangen
Im wüsten Raum beklommner Herzensleere;
Nun dämmert Hoffnung von bekannter Schwelle,
Sie selbst erscheint in milder Sonnenhelle.

Dem Frieden Gottes, welcher euch hienieden
Mehr als Vernunft beseliget — wir lesen's —,
Vergleich ich wohl der Liebe heitern Frieden
In Gegenwart des allgeliebten Wesens;
Da ruht das Herz, und nichts vermag zu stören
Den tiefsten Sinn, den Sinn, ihr zu gehören.

In unsers Busens Reine wogt ein Streben,
Sich einem Höhern, Reinern, Unbekannten
Aus Dankbarkeit freiwillig hinzugeben,
Enträtselnd sich den ewig Ungenannten;
Wir heißen's: fromm sein! — Solcher seligen Höhe
Fühl ich mich teilhaft, wenn ich vor ihr stehe.

Vor ihrem Blick, wie vor der Sonne Walten,
Vor ihrem Atem, wie vor Frühlingslüften,
Zerschmilzt, so längst sich eisig starr gehalten,
Der Selbstsinn tief in winterlichen Grüften;
Kein Eigennutz, kein Eigenwille dauert,
Vor ihrem Kommen sind sie weggeschauert.

Es ist, als wenn sie sagte: "Stund um Stunde
Wird uns das Leben freundlich dargeboten,
Das Gestrige ließ uns geringe Kunde,
Das Morgende, zu wissen ist's verboten;
Und wenn ich je mich vor dem Abend scheute,
Die Sonne sank und sah noch, was mich freute.

Drum tu wie ich und schaue, froh verständig,
Dem Augenblick ins Auge! Kein Verschieben!
Begegn' ihm schnell, wohlwollend wie lebendig,
Im Handeln sei's, zur Freude, sei's dem Lieben!
Nur wo du bist, sei alles, immer kindlich,
So bist du alles, bist unüberwindlich."

Du hast gut reden, dacht ich: zum Geleite
Gab dir ein Gott die Gunst des Augenblickes,
Und jeder fühlt an deiner holden Seite
Sich augenblicks den Günstling des Geschickes;
Mich schreckt der Wink, von dir mich zu entfernen —
Was hilft es mir, so hohe Weisheit lernen!

Nun bin ich fern! Der jetzigen Minute,
Was ziemt denn der? Ich wüsst es nicht zu sagen;
Sie bietet mir zum Schönen manches Gute,
Das lastet nur, ich muss mich ihm entschlagen.
Mich treibt umher ein unbezwinglich Sehnen,
Da bleibt kein Rat als grenzenlose Tränen.

So quellt denn fort und fließet unaufhaltsam,
Doch nie geläng's, die inn're Glut zu dämpfen!
Schon rast's und reißt in meiner Brust gewaltsam,
Wo Tod und Leben grausend sich bekämpfen.
Wohl Kräuter gäb's, des Körpers Qual zu stillen;
Allein dem Geist fehlt's am Entschluss und Willen,

Fehlt's am Begriff: wie sollt' er sie vermissen?
Er wiederholt ihr Bild zu tausend Malen.
Das zaudert bald, bald wird es weggerissen,
Undeutlich jetzt und jetzt im reinsten Strahlen;
Wie könnte dies geringstem Troste frommen,
Die Ebb' und Flut, das Gehen wie das Kommen?

Verlasst mich hier, getreue Weggenossen!
Lasst mich allein am Fels, in Moor und Moos;
Nur immer zu! euch ist die Welt erschlossen,
Die Erde weit, der Himmel hehr und groß;
Betrachtet, forscht, die Einzelheiten sammelt,
Naturgeheimnis werde nachgestammelt.

Mir ist das All, ich bin mir selbst verloren,
Der ich noch erst den Göttern Liebling war;
Sie prüften mich, verliehen mir Pandoren,
So reich an Gütern, reicher an Gefahr;
Sie drängten mich zum gabeseligen Munde,
Sie trennen mich — und richten mich zugrunde.

 

                                                           Johann Wolfgang von Goethe

I Come From There

I come from there and I have memories
Born as mortals are, I have a mother
And a house with many windows,
I have brothers, friends,
And a prison cell with a cold window.
Mine is the wave, snatched by sea-gulls,
I have my own view,
And an extra blade of grass.
Mine is the moon at the far edge of the words,
And the bounty of birds,
And the immortal olive tree.
I walked this land before the swords
Turned its living body into a laden table.

I come from there. I render the sky unto her mother
When the sky weeps for her mother.
And I weep to make myself known
To a returning cloud.
I learnt all the words worthy of the court of blood
So that I could break the rule.
I learnt all the words and broke them up
To make a single word: Homeland.....

                                              
                                      Mahmoud Darwish (poète palestinien)

 

 

 

Discours de réception du prix Nobel (1960)

J’ai accepté pour la poésie l’hommage qui lui est ici rendu, et que j’ai hâte de lui restituer.
La poésie, sans vous, ne serait pas souvent à l’honneur. C’est que la dissociation semble s’accroître entre l’œuvre poétique et l’activité d’une société soumise aux servitudes matérielles. Écart accepté, non recherché par le poète, et qui serait le même pour le savant sans les applications pratiques de la science.
Mais du savant comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer ici. Qu’ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis. Car l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d’investigation diffèrent.
Quand on mesure le drame de la science moderne découvrant jusque dans l’absolu mathématique ses limites rationnelles ; quand on voit, en physique, deux grandes doctrines maîtresses poser, l’une un principe général de relativité, l’autre un principe quantique d’incertitude et d’indéterminisme qui limiterait à jamais l’exactitude même des mesures physique ; quand on a entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste synthèse intellectuelle en termes d’équations, in­voquer l’intuition au secours de la raison et proclamer que « l’immagination est le vrai terrain de germination scientifique », allant même jusqu’à réclamer pour le savant le bénéfice d’une véritable « vision artistique » - n’est on pas en droit de tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique ?
Au vrai, toute création de l’esprit est d’abord « poétique » au sens propre du mot ; et dans l’équivalence des formes sensibles et spirituelles, une même fonction s’exerce, initialement, pour l’entreprise du savant et pour celle du poète. De la pensée discursive ou de l’ellipse poétique, qui va plus loin et de plus loin ? Et de cette nuit originelle où tâtonnent deux aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre assisté des seules fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte, et plus chargé de brève phosphorescence. La réponse n’importe. Le mystère est commun. Et la grande aventure de l’esprit poétique ne le cède en rien aux ouvertures dramatiques de la science moderne. Des astronomes ont pu s’affoler d’une théorie de l’univers en expansion ; il n’est pas moins d’expansion dans l’infini moral de l’homme - cet univers. Aussi loin que la science recule ses frontières, et sur tout l’arc étendu de ces frontières, on entendra courir encore la meute chasseresse du poète. Car si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, « le réel absolu », elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même. Par la pensée analogique et symbolique, par l’illumination lointaine de l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille chaînes de réactions et d’associations étrangères, par la grâce enfin d’un langage où se transmet le mouvement même de l’Etre, le poète s’investit d’une surréalité qui ne peut être celle de la science. Est-il chez l’homme plus saisissante dialectique et qui de l’homme engage plus ? Lorsque les philosophes eux-mêmes désertent le seuil métaphysique, il advient au poète de relever là le métaphysicien ; et c’est la poésie, alors, non la philosophie, qui se révèle la vraie « fille de l’étonnement », selon l’expression du philosophe antique à qui elle fut le plus suspecte.
Mais plus que mode de connaissance, la poésie est d’abord mode de vie - et de vie intégrale. Le poète existait dans l’homme des cavernes, il existera dans l’homme des âges atomiques parce qu’il est part irréductible de l’homme. De l’exigence poétique, exigence spirituelle, sont nées les religions elles-mêmes, et par la grâce poétique, l’étincelle du divin vit à jamais dans le silex humain. Quand les mythologies s’effondrent, c’est dans la poésie que trouve refuge le divin ; peut-être même son relais. Et jusque dans l’ordre social et l’immédiat humain, quand les Porteuses de pain de l’antique cortège cèdent le pas aux Porteuses de flambeaux, c’est à l’imagination poétique que s’allume encore la haute passion des peuples en quête de clarté.
Fierté de l’homme en marche sous sa charge d’éternité ! Fierté de l’homme en marche sous son fardeau d’humanité, quand pour lui s’ouvre un humanisme nouveau, d’universalité réelle et d’intégralité psychique ... Fidèle à son office, qui est l’approfondissement même du mystère de l’homme, la poésie moderne s’engage dans une entreprise dont la poursuite intéresse la pleine intégration de l’homme. Il n’est rien de pythique dans une telle poésie. Rien non plus de purement esthétique. Elle n’est point art d’embaumeur ni de décorateur. Elle n’élève point des perles de culture, ne trafique point de simulacres ni d’emblèmes, et d’aucune fête musicale elle ne saurait se contenter. Elle s’allie, dans ses voies, la Beauté, suprême alliance, mais n’en fait point sa fin ni sa seule pâture. Se refusant à dissocier l’art de la vie, ni de l’amour la connaissance, elle est action, elle est passion, elle est puissance, et novation toujours qui déplace les bornes. L’amour est son foyer, l’insoumission sa loi, et son lieu est partout, dans l’anticipation. Elle ne se veut jamais absence ni refus. Elle n’attend rien pourtant des avantages du siècle. Attachée à son propre destin, et libre de toute idéologie, elle se connaît égale à la vie même, qui n’a d’elle-même à justifier. Et c’est d’une même étreinte, comme une seule grande strophe vivante, qu’elle embrasse au présent tout le passé et l’avenir, l’humain avec le surhumain, et tout l’espace planétaire avec l’espace universel. L’obscurité qu’on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d’éclairer, mais à la nuit même qu’elle explore ; celle de l’âme elle-même et du mystère où baigne l’être humain. Son expression toujours s’est interdit l’obscur, et cette expression n’est pas moins exigeante que celle de la science.
Ainsi, par son adhésion totale à ce qui est, le poète tient pour nous liaison avec la permanence et l’unité de l’Être. Et sa leçon est d’optimisme. Une même loi d’harmonie régit pour lui le monde entier des choses. Rien n’y peut advenir qui par nature excède la mesure de l’homme. Les pires bouleversements de l’histoire ne sont que rythmes saisonniers dans un plus vaste cycle d’enchaînements et de renouvellements. Et les Furies qui traversent la scène, torche haute, n’éclairent qu’un instant du très long thème en cours. Les civilisations mûrissantes ne meurent point des affres d’un automne, elles ne font que muer. L’inertie seule est menaçante. Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance. Et c’est ainsi que le poète se trouve aussi lié, malgré lui, à l’événement historique. Et rien du drame de son temps ne lui est étranger. Qu’ à tous il dise clairement le goût de vivre ce temps fort ! Car l’heure est grande et neuve, où se saisir à neuf. Et à qui donc céderions-nous l’honneur de notre temps ? ...
« Ne crains pas », dit l’Histoire, levant un jour son masque de violence - et de sa main levée elle fait ce geste conciliant de la Divinité asiatique au plus fort de sa danse destructrice. « Ne crains pas, ni ne doute - car le doute est stérile et la crainte est servile. Écoute plutôt ce battement rythmique que ma main haute imprime, novatrice, à la grande phrase humaine en voie toujours de création. Il n’est pas vrai que la vie puisse se renier elle-même. Il n’est rien de vivant qui de néant procède, ni de néant s’éprenne. Mais rien non plus ne garde forme ni mesure, sous l’incessant afflux de l’Etre. La tragédie n’est pas dans la métamorphose elle-même. Le vrai drame du siècle est dans l’écart qu’on laisse croître entre l’homme temporel et l’homme intemporel. L’homme éclairé sur un versant va-t-il s’obscurcir sur l’autre. Et sa maturation forcée, dans une communauté sans communion, ne sera-t-elle que fausse maturité ? ... »
Au poète indivis d’attester parmi nous la double vocation de l’homme. Et c’est hausser devant l’esprit un miroir plus sensible à ses chances spirituelles. C’est évoquer dans le siècle même une condition humaine plus digne de l’homme originel. C’est associer enfin plus largement l’âme collective à la circulation de l’énergie spirituelle dans le monde ... Face à l’énergie nucléaire, la lampe d’argile du poète suffira-t-elle à son propos ? Oui, si d’argile se souvient l’homme.
Et c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps.

                                                        Saint-John Perse

 

El-Awila Fi Al-Gharam  : الأولة في الغرام للشاعر محمود بيرم التونسي

Mahmoud Bayram Al-Tunisi avec la voix d'Oum Kulthoum                                             (بصوت أُم كلثوم )

Blues

 

Those five or six young guys
lunched on the stoop
that oven-hot summer night
whistled me over. Nice
and friendly. So, I stop.
MacDougal or Christopher
Street in chains of light.

A summer festival. Or some
saint's. I wasn't too far from
home, but not too bright
for a nigger, and not too dark.
I figured we were all
one, wop, nigger, jew,
besides, this wasn't Central Park.
I'm coming on too strong? You figure
right! They beat this yellow nigger
black and blue.

Yeah. During all this, scared
on case one used a knife,
I hung my olive-green, just-bought
sports coat on a fire plug.
I did nothing. They fought
each other, really. Life
gives them a few kcks,
that's all. The spades, the spicks.

My face smashed in, my bloddy mug
pouring, my olive-branch jacket saved
from cuts and tears,
I crawled four flights upstairs.
Sprawled in the gutter, I
remember a few watchers waved
loudly, and one kid's mother shouting
like "Jackie" or "Terry,"
"now that's enough!"
It's nothing really.
They don't get enough love.

You know they wouldn't kill
you. Just playing rough,
like young Americans will.
Still it taught me somthing
about love. If it's so tough,
forget it.

Derek Walcott

 

Discours d'ouverture du festival de Fort-de-France, juillet 2008

Je remercie les organisateurs du Festival de Fort-de-France de m’avoir invité à prononcer le discours d’ouverture de cette importante manifestation dédiée au très regretté Aimé Césaire. Inestimable honneur et lourde responsabilité car il s’agit, par delà les exigences protocolaires, de dialoguer avec la plus haute des consciences. Ce qu’en d’autre mot, Baudelaire appelait un « phare ». Et c’est bien d’un phare que je voudrais vous parler pour dire d’abord qu’il des lumières qui ne s’éteignent jamais. Venues des profondeurs de l’univers, elles tracent sur leur passage des sillons sublimes en nous imposant de féconder leur beauté, leur vérité, leur justice et ce je ne sais quoi de proche et d’inaccessible où fermente la condition humaine. Venues des profondeurs de l’univers, elles bousculent les imaginaires, enflamment les mots, essorent les pensées, et dessinent en chacun la fleur incandescente d’un soleil accordé à son propre génie. Aimé Césaire demeure ce génie là ! C’est-à-dire ce poète inclassable qui prend le relais des mains d’une lignée de créateurs non seulement inspirés mais surtout inspirant. A ce génie, il fallait une terre. Une terre convulsionnaire, habillée de laves, boutonnée de pitons, enlianée dans une végétation crépue, bouillonnante, insurgée contre le couteau de l’île, hantée par des phosphorescences protéiformes, par des cadences de rivières et des lamentos de mer hérissée de remords. Et ce fut la Martinique ! La Martinique que l’on voyait exotique, que l’on voulait doudouiste, et que berçaient avec des vers invertébrés des poètes aveugles au limon de l’histoire. La Martinique que l’on croyait aliénée à tout jamais alors même qu’elle tissait à grands ahans de misère les fils d’une culture créole. La Martinique dont Schoelcher, Gauguin, Lafcadio Hearn, voyants fascinés, avaient sondé les plis les plus secrets et révélé les fastes les plus intimes. Et au-delà de la Martinique, la couvaison inédite des îles de la Caraïbe méditant d’impossibles libertés ou de sanglantes libérations. Et au-delà encore, un monde colonial enrobé de mensonges, accroché à ses impostures, miné par le racisme, la montée du nazisme et gangréné par les pustules d’un humanisme de mauvais aloi. Voilà la terre où poussa le cri de la négritude, bel épi flambé par des foudres inconsolées. A ce génie là, il fallait un peuple à extraire de la gangue des blessures de la traite, de la déportation, des habitations, des dominations humiliantes, des dépendances névrotiques et des économies truquées. Le peuple martiniquais, tapi dans les mangroves hystériques d’une société antisociale, embusqué dans des marronnages inconscients, tourmenté tout de même par l’idée d’une justice et par le décours des mémoires inapaisées, vague après vague, frappait des rivages rêvés et rêvait d’une possible investiture des vents de la liberté. Grèves, révoltes, martyrs, revendications, migrations faisaient tourner l’histoire, certes chaotiques, en toupie folle d’une espérance brouillonne. Mais au-delà, d’autres peuples battaient la sanglante monnaie des émancipations. Depuis longtemps l’histoire avait crépité de leurs tambours. Haïti avec Toussaint-Louverture et Dessalines. La Guadeloupe avec Louis Delgrès, Ignace et Solitude, la Jamaïque avec les nègres marrons, Marcus Garvey, Claude Mac Kay, Cuba avec José Marti pour ne citer que les plus connus. Mais au-delà, l’Afrique encagée et saccagée grondait, l’Amérique noire creusait la route des émancipations parmi d’étranges fruits suspendus aux arbres du lynchage. L’Europe, elle-même tanguait sur les eaux du communisme, du fascisme et des féodalités poussiéreuses. La 2ème guerre mondiale amassait la défaite des pensées occidentales avant de mettre à nu les leurres d’une civilisation prédatrice. Dans ce contexte, la Revue du Monde Noir de Paulette Nardal, l’Etudiant Noir animé par Aimé Césaire, la Négritude fondée par Damas, Césaire et Senghor signifiaient que l’avant-garde n’entendait pas garder les bras croisés devant « l’omni-niant crachat ». A ce génie, il fallait une pensée. Et ce fut la négritude ! Un brûlot ! Un tournoiement vertigineux ! Une insolence ! Une position verticale ! Une proposition radicale ! Un procès ! Un retournement du retourné ! Un blason orgueilleux ! Une trouée inédite ! Je ne reprendrai pas ici les multiples débats qui ont parfois corrompu le mot « négritude ». Je dirai simplement que c’était une avancée considérable dans le monde des idées et surtout une avancée universelle. Il était bel et bon, de réintégrer « les damnés de la terre » dans le cercle brisé de la famille humaine. C’était non seulement une réponse digne à des siècles égarés mais encore un plaidoyer pour un autre du monde. Un monde sans colonialisme, sans racisme, sans cruautés déshonorantes, sans pensées obscurcissantes, où les mots et les idées peuvent enfin sonner vrai. Utopie me direz-vous ! Je dis oui, assurément ! Qu’avons-nous comme mission sur cette terre sinon d’enfanter des utopies. L’homme est un animal utopique ! La vie elle-même est une utopie sans cesse bricolée entre hasard et nécessité. L’univers est une utopie ! Mais il est des utopies qui rabaissent et des utopies qui élèvent haut la conscience de la conscience. Rendons à Césaire ce qui appartient à Césaire ! La négritude a voulu domicilier tous les humains écrasés par les maltraitances de l’histoire – et singulièrement de l’histoire coloniale – dans le courant de la liberté pour tous, de l’égalité entre tous, de la fraternité entre tous ! C’était un idéal républicain mais étendu à tous ! Le nègre dans l’affaire n’est que le symbole des offensés, depuis les lectures douteuses de la Bible, les errements de Hegel à propos de l’Afrique, les faussetés scientifiques, les élucubrations des racistes de tout bord, les légitimations idéologiques des colons etc. Il fallait donc changer la perspective, remettre en question les héritages, exercer un droit d’inventaire, reformuler l’informulé, exhiber le non-dit et dire l’inconcevable. A ce génie là, il fallait une œuvre ! On a tout dit de l’œuvre d’Aimé Césaire et on n’en a rien dit. Le propre des œuvres géniales c’est précisément d’offrir des horizons infinis. J’ajoute que pour ma part lire Césaire uniquement à travers le prisme contingent de la négritude c’est rétrécir et son discours et son talent. Césaire transcende la négritude comme Breton transcende le surréalisme, comme Picasso transcende le cubisme. Il la transcende en ce que, poète, il a rendez-vous avec les impasses, les dévoiements, les poisons du monde pour tenter d’ouvrir les salutaires brèches où le destin se convertit en mots volés au soleil de la conscience. Il la transcende parce que la poésie n’est pas un porte-parole mais « La » parole sortie nue et crue du laboratoire imprévisible de l’imaginaire. Il la transcende parce qu’il s’est donné pour mission d’exploser le tombeau des surdités et de révéler (ou de réveiller) les vertus des braises au cœur même du vivre. Et c’est pourquoi sa poésie loin d’être une combinatoire compassée et corsetée est, au sens rimbaldien, un dérèglement où des voyances hoquetées déchirent le placenta des mémoires du monde et roulent les somptueux tonnerres d’une vérité intime et collective. Elle nous ramène à la fidélité des origines, à l’éventail ouvert des différences, au mât de l’identité, à la vibration des cultures, à la porosité de la trame humaine. Et c’est densité comme un matériau où se condensent les éclats et les opacités d’un levain de croissance libre. Celui de la réconciliation postulée et de l’équilibre retrouvé. Qu’est-ce qui fait la beauté de la poésie de Césaire ? D’abord, elle ne se soucie pas de beauté mais de puissance. Ensuite, elle s’amarre au langage secret du paysage. Enfin, elle chevauche l’hippocampe des rêves et les cratères de l’inconscient collectif. Aux mots de se plier à cette chevauchée et d’aller boire à la source des blessures sacrées. Copeaux d’images, voletant en tout sens. Ruminations débridées. Ruptures incessantes. Jointures insolites. Cadences rageuses, frémissantes de tendresse, amies de l’introspection, généreuses et tourbillonnantes. Voilà l’arsenal des armes miraculeuses et la fête des accordailles avec l’énergie des lucidités foudroyantes. Ce à quoi, il faut ajouter son immense culture. La Bible, les mythologies, les soubassements gréco-latins, Claudel, Rimbaud, René Char, André Breton, les remontées africaines, les collages créoles et surtout les monstruosités des bateaux négriers que charroie le sang glacé de notre mémoire. Il s’agit d’une écriture profondément lyrique déployée en vagues hurleuses fouettant les durs récifs d’une raison truquée et d’un humanisme par trop étriqué. Et chaque frappe déchiquetaille la phrase, l’oblige à des contorsions rusées, à des esquives inattendues, à des éclaboussures scintillantes, à des mobilités surprenantes. Vous l’aurez compris, l’effet est de déséquilibrer les édifices prétendument cartésiens par une sorte de surenchère de la raison, par une sorte de démesure à la fois baroque et ciselée. Il s’agit d’une écriture qui sait aussi se concentrer en des dits lapidaires, s’ouvrir au tranchant des blessures historiques ou intimes, se concasser en semis rêche ou en hoquets lancinants. Cette écriture là, remonte d’abord de la cale du bateau négrier pour ensuite épouser les pulsions et les impulsions d’un tournoiement qui, entre vertige et mémoire, tente de retrouver la trace d’un ciel à jamais perdu. Toutes les pesanteurs tragiques de la plantation, toutes les folies de la domination, toutes les norias d’une histoire aveuglée par la douleur existentielle, toutes les impasses de la soumission, toutes les malédictions du racisme sont dynamitées par cette écriture accorée à un refus majeur : celui de la déshumanisation. Et c’est cela le défi relevé en des phrases convulsives brandies comme un bouclier, levées comme des lances enflammées pour, précisément préserver la possibilité d’une réconciliation avec soi-même et avec tous les monstres infâmes qui déshonorent la dignité humaine. D’où une posture biblique, tour à tour implorante, tour à tour insolente, tourmentée par la sainte colère d’un Moïse armé des tables de la loi. D’où cette écriture d’un missionné de la damnation et de la rédemption tout uniment voué au salut.
« Embrassez-moi sans crainte…Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai. »
Parole palimpseste où grouille, en dessous, un savoir encyclopédique donnant à entendre, en dessus, le précipité chimique des transmutations, des combustions, des explosions, d’une matière verbale instable que le poète se doit de dompter pour « conjurer l’informe ». Parole donc de plaidoirie (Le discours sur le colonialisme/ La lettre à Maurice Thorez) traquant en procureur exalté la faute de la faute, le frauduleux, l’illégitime, « la lèpre hideuses des contrefaçons ». pour obtenir quitus d’un péché illusoire : celui d’être nègre ! J’ai entendu dans un film le dialogue suivant : De quel droit avez-vous bousculé cette femme ? Où avez-vous vu une femme ? Je ne vois que des négresses ici ! Cette réplique en dit long sur ce qu’il fallait combattre non pas seulement en s’y opposant mais en démantibulant, pièce par pièce, les soubassements intellectuels, idéologiques, esthétiques de ce devoir de violence que s’arrogeait la civilisation occidentale. La violence suprême étant le droit à la violence impunie ! Un droit dont le code se nourrissait de toutes les hypocrisies, de toutes les négations, de tous les mensonges qui articulent les rouages d’une idéologie travestie en vérité universelle. Il suffit de relire le discours sur le colonialisme pour comprendre que face au discours DU colonialisme, il fallait un contre-discours, une contradiction ayant pour objectif d’invalider la méthode du discours et le discours de la méthode coloniale. Au cœur de ce discours, l’Autre, prisonnier d’une tératologie imaginaire, l’Autre disqualifié en raison même de son altérité, l’Autre comme masque hideux de la part refusée de soi-même. L’autre, infrahumain, extra-terrestre, « fumier des champs de cannes », l’autre non pas échu mais déchu à cause du primat de l’Occident. Et c’est ce discours sur l’Autre que Césaire fait remonter des caves du Vatican, des souterrains de la philosophie, des égouts (pensons à Victor Hugo !) de tout le système où s’élaborent l’exclusion et la domination d’une grande partie du genre humain. Discours inévitablement subversif par son origine, par son projet, par sa formulation clarifiante. Il ne s’agit pas, en effet, de se plaindre ! Il ne s’agit pas de gémir sur soi en un indépassable ressassement ! Il s’agit de sauver la victime ET le bourreau en les entraînant dans le seul espace où leur relation peut devenir humaine : celui de l’humanisme ! Les mots de la victime charroient des squelettes, des requins, du sang, des rêves effondrés, des cauchemars tenaces, des impossibles de l’existence, des sanglots noirs. Cependant loin de se stériliser dans le crachat des douleurs, les mots de la victime reconfigurent la pensée, postent une espérance car ils saisissent la totalité de l’humain. Il est place alors pour des trouées de tendresses, des chevelures déployées, des rousseurs splendides, des ailes de menfenils, des pollens. Autant le vocabulaire des douleurs est biologique, autant celui de l’espérance s’amarre souvent au paysage (extérieur et intérieur) comme la barque à une terre promise. Les mots du bourreau sont inscrits en creux dans cet inventaire poétique de l’inacceptable. Ils sont présents dans les traces, les cicatrices, les sillons telle une écriture dans l’écriture qui vient épaissir le sens et le sang. Le passage de la terre damnée à la terre promise, de la barbarie à l’humanisme, s’opère par tous les supports de la migration, du voyage, du mouvement (cheval), du flux et même de la germination. Toute une prolifération énergétique est alors convoquée. Il n’échappera à aucun lecteur que nous nous trouvons devant une poésie-paysage. Je veux dire que le paysage est, dans l’œuvre d’Aimé Césaire la matrice d’une poétique constamment animée par les valeurs symboliques du désastre ou du salut. Une vision animiste, vitaliste du paysage s’impose au poète. Son action, dès lors, relève du déchiffrement d’un autre langage dispersé dans les mares, les mangroves, les plantes, les volcans, la mer, les mornes etc. Le paysage se lit et, se lisant, engendre les images, les symboles, les raccourcis d’une conscience toujours en état d’alerte. Elle détecte comme un sourcier, les fractures, les blessures, afin de tenter le miracle d’une possible guérison par le surgissement total de l’être au monde. Souvenons-nous ! «  Les cent pur-sang hennissant du soleil » « Essentiel paysage » « La paupière des brisants » « la mer humant la paix sacrificielle » (in Poèmes : Les pur-sang » «  Bananier pathétique » (in Survie) « Le lait des mancenilliers » (in La forêt vierge) « Les ignames dans le sol marchent à grands pas de Trouées d’étoiles » (in tam-tam II) « Le grand sabre noir des flamboyants » (in Elégie) Il y a tant et tant dans un double processus de déconstruction rageuse et de reconstruction espérante. Comme si le mot, la phrase, le vers, le dit devaient emporter sur leurs semelles la renaturation des concepts les plus abstraits, la domiciliation d’un imaginaire vibrant de tous les dons du paysage et du pays. Il y a dans Aimé Césaire un vieux paysan qui scrute les mystères des fourmis folles, l’invisible poussée de la plante, les formes étranges et contagieuses qui enflamment la beauté barbare d’un réel où les racines se confondent avec les lignes de la main, où le va-et-vient des ordres du vivant, en brisant les frontières, projette l’immense liberté d’une esthétique du désordre et de la communion. Toute sa vie durant, il a tiré du paysage la force d’une revitalisation et la formulation sublime d’un univers où la pensée accepte les métamorphoses qui charroient les cauchemars et les rêves. Alors on a parlé de surréalisme ! On a même parlé de surréalisme noir ! « Je n’ai jamais été surréaliste ! » m’a confié Aimé Césaire d’une voix presqu’irritée. Lorsque le regard transforme le regardé en mémoire des origines, en insoutenable défilé de monstres, en coalescence des diversités et pour finir, en principe même des forges de la vérité, le surréel apparaît. Parce que rien n’est plus onirique que le réel. Il suffit d’un microscope, d’une loupe, ou d’une longue vue pour s’en rendre compte. En ce sens, Aimé Césaire est peut-être d’un réalisme minutieux : celui qui restitue au réel toute la lucidité d’un regard fertilisé par la somme des savoirs. Et nous sommes pris avec lui, grâce à lui, dans le « sacré tourbillonnant ruissellement primordial au recommencement de tout. ». Oui ! « Le bananier lustre son sexe violet » Oui ! « La mort hoquette comme l’eau sous les cayes » Oui ! « Les herbes balanceront pour le bétail-vaisseau doux de l’espoir le long geste de la houle. » Cahier d’un retour au pays natal !
Oui ! « nous voulons transformer la rouille et la poussière des rêves en avalanche d’aube. » Paroles d’îles. Et qu’il me soit permis d’ajouter que c’est dans cette lecture du paysage que Césaire est totalement créole. Il faut être créole, intensément créole, farouchement créole pour écrire : «  la paupière des brisants se referme »
« feu juste du manguier de nuit couvert d’abeilles »
« lézards avaleurs de soleil »
« le jet du grand mapou »
« la race royale des amandiers de l’espérance »
« le palmier à travers ses doigts s’évade comme un remords »
« les cécropies cachent leur visage Et leurs songes dans le squelette de leurs mains phosphorescentes »
« quand les carêmes pourchassaient par les mornes L’étrange troupeau des rousseurs splendides »
Quand je dis que Césaire est aussi créole, je veux dire que ces images là sont montées sur un imaginaire créole comme le diamant au sommet de sa bague. Il faut pour écrire cela non seulement une intimité avec le paysage mais encore cette limaille créole qui vient s’aimanter au pur métal des visions. Par contre, il n’est pas que créole. Ouvert à tous les souffles du monde, dès lors qu’ils élargissent, enrichissent, embellissent le monde, il plonge allègrement dans les pensées du monde. L’Europe, l’Afrique, l’Inde, les Amériques, la Chine tendent leurs mots pour démailler le langage et l’installer dans l’éloge de l’universel. Qu’on y prenne garde ! Il ne s’agit pas du vieil universel jaloux, étroit, excluant, fermant ses frontières. Je parle d’un universel accueillant tous les peuples, toutes les cultures dans l’insolite bouquet d’une fraternelle conciliation. Je parle d’un universel qui oblige l’occident, grand chef d’orchestre des cacophonies coloniales, à se repenser en simple composante du grand concert du monde. D’où chez Césaire le primat de l’identité, d’où le respect des cultures, d’où les grands refus d’un nazisme antérieur à Hitler et commué en racisme d’état par lui. Pas mort encore le racisme ! Il pousse ses tentacules empoisonnés dans les coins des intégrismes. Il rampe dans les greniers. Il pourrit des bibliothèques. Il pue dans les temples mêmes de ceux qui traînent l’impossible fardeau de la beauté unique, de la bonté unique, de la morale unique. En un mot de la civilisation unique ! Et tant pis pour nous qui ne voyons pas que ladite mondialisation n’est que la forme ultime d’une colonisation encore plus meurtrière car elle tue l’âme des peuples. Quand le monde entier se vêtira de jean ; quand le monde entier aura des perruques blondes ; quand le monde entier fêtera Halloween ; alors sera venu le temps d’une glaciation terrible et inhumaine : celle des cultures mortes et des diversités assassinées ! Autrement dit, le combat de Césaire n’est jamais fini ! Il fera nuit sombre sans les épis de lumière de cette poésie là. Aujourd’hui, la révolte gronde dans le slam des jeunes, Césaire était d’un autre slam et d’un autre rugissement ! Il y a tout de même cette continuité : celle des dénonciations, des insolences jaillies des chutes de mots, des confettis d’étincelles, des braises sonores. Et ce sont paroles délinquantes inouïes de nos peuples captifs se passant quotidiennement la corde au cou. A l’école, dans les supermarchés, dans les publicités, dans toutes les images dégradantes de nous-mêmes. Il est temps à la Guadeloupe, en Guyane, à la Martinique que l’on achète plus de livres que de bouteilles de champagne ! Il est grand temps que l’on se condamne soi-même à faire émerger le génie contrarié de nos peuples. Il y avait cette parole. Il lui fallait un moteur et il est dans son rythme de free-jazz, de tambour convulsé, de syncopes drues. On a beaucoup parlé du cri césairien. Il faut tordre le coup à cette surdité. Césaire n’est pas dans le cri, il est dans la profération, dans la rumination dévoilante, dans l’urgence d’une tornade et le chaos d’un cyclone. Sa parole est un cérémonial, non pas à la manière assurée de Saint-John Perse, mais à l’exacerbé d’une transe, mais au désarticulé d’un possédé. De là procède le tout-dire, j’oserai presque ajouter, le dire n’importe comment. Autrement compris, le dire né d’un surgissement où les phrases éclatent comme des gousses de lumière, se retiennent au bord du silence, se rallongent en de surprenantes reptations avant d’atteindre leur proie. Il se dégage une énergie constamment relancée par cette poétique du bouillonnement où le rythme joue le jeu des métamorphoses et des spirales. Bouquets de lucioles, disait-il ! Comment mieux dire ? En des apaisements soudain, tout se calme comme un sommeil de mare. Le mot s’égoutte en petites graines d’une douceur suffocante. Le dire plane, un instant sauvé du désastre. Il faudra un jour étudier le monde intérieur de cette nudité à la exhibée et camouflée. On y trouverait des éclats de visions personnelles, des bribes d’un film secret, des tableaux effondrés, des brulures de l’histoire, des coups de grisou : ce tout condensé et rescapé des fureurs d’un combat ouvert entre le ça, le moi et le surmoi. Tension et surtension d’un poète-accoucheur de sa propre mythologie. En fait une christologie ! La poésie de Césaire, si tellement triste parfois, ne trahit jamais l’espoir. « Espérance à flanc d’abime ». L’espoir est là, maculé par des songeries amères, entouré de sa coque de colère, meurtri par les vagues où s’endorment les victimes, mais toujours là ! Comme s’il s’agissait de préserver sa pépite pour l’offrir aux générations futures. Césaire ne croit ni en l’inertie, ni à la fin du monde. Il habite ce trébuchement épique d’un homme et d’un peuple qui, malgré des pauses douloureuses, des égarements pathétiques, des virages dangereux, se redressent et finissent par avancer sur la crête de leur destin. « construis chaque pas déconcertant La pierraille sommeilleuse
Ne dépare pas le pur visage de l’avenir Bâtisseur d’un insolite demain
Que ton fil ne se noue Que ta voix ne s’éraille Que ne confinent tes voies
Avance » (Parole due) Alors, par-delà l’œuvre soufferte et offerte vit le grand balan des héritages. Et au nombre de ceux-ci, la citadelle de la Trénelle et des autres quartiers, le torse bombé de la mairie, le grand coup-de-main qu’est le PPM, le vivier lumineux du SERMAC, les fils rebelles de la créolité, tant et tant de feux de camp allumés dans la culture martiniquaise, guadeloupéenne, guyanaise, tout ce donné que symbolise le Festival. Vous l’avez, chers amis, intitulé « La force de regarder demain » et c’est bien de cela qu’il s’agit. Au bout du petit matin, les étoiles se retirent sur la pointe des pieds. Elles déposent dans nos yeux la trace de leur lumière pour nous aider à regarder le jour en face. Au bout du petit matin les étoiles passent le relais à nos yeux. Ce soir, le festival porte le deuil et l’ombre d’une absence froisse une tristesse que nous partageons tous. Ce soir aussi le Festival retisse l’allégresse parce que nous avons le devoir de regarder demain. Aimé Césaire voudrait qu’il en soit ainsi. Derrière ses lunettes, ses yeux pétillants chantaient la vie, halaient des îles et des continents, éclairaient des fraternités, diluaient toute haine, refusaient tout répit. Ils sont toujours là, sous le Grand Carbet, soutenant l’aller de l’hippocampe, déroulant la belle parole des laminaires, tisonnant les soleils de la création, fécondant ce festival historique. Ce soir le Festival sait que la ville est bien gardée, que la relève est assurée, que Serge Letchimy veille, travaille, réappareille l’abeille du pays natal, construit. Il tient droit le flambeau et il bâtit la ville comme un poème. Il sait, lui aussi, comme le Docteur Aliker, que « les meilleurs spécialistes des affaires martiniquaises sont les martiniquais ». Je voudrais, avant d’en terminer rendre hommage à une sœur de la Guyane, elle s’appelle Christiane Taubira. Elle est fille d’Aimé Césaire et de Léon Gontran Damas. Elle est mère de la loi qui a reconnu l’esclavage comme crime contre l’humanité. Elle est d’une certaine manière celle qui a montré le chemin à Obama. Sa présence parmi nous ravive aussi la force de regarder demain. Qu’il me soit permis d’avoir une pensée solidaire pour Annick Thébia, fille à jamais d’Aimé Césaire, pour Roger Toumson fils inconsolé. Pour Raphael Confiant, fils rebelle. Pour Patrick Chamoiseau, fils révélé. Qu’il me soit permis d’avoir une pensée émue pour Camille Darsières, pour Bib Monville, pour Eugène Mona, Henri Guédon et pour toutes celles et tous ceux qui ne sont pas là aujourd’hui pour regarder demain. Qu’il me soit permis enfin de dire, un brin revanchard, à mes anciens élèves de la Martinique : vous comprenez maintenant pourquoi je m’obstinais à vous enseigner l’œuvre d’Aimé Césaire. Je sais que 37 ans après, le Festival de Fort-de-France demeure fidèle à son vouloir initial. Il se voulait fédérateur de talents, soutenu par une pédagogie de la liberté et de l’identité, brasseur d’énergies créatrices et carrefour des imaginaires. Il a tenu bon et le voilà de nouveau fils de nos nostalgies et de nos rêves. Le voilà debout et vivant, haut palmier de nos défis, ouvrant ses yeux entre passé et avenir, avec la force de regarder demain. J’ai écrit dans un poème : « Le mot c’est l’homme habillé de lumière » Je me suis peut-être trompé. Je rectifie et je vous dis : « Demain c’est l’homme habillé de lumière » Avec ce vœu, je vous souhaite un bon festival, un beau festival, un grand festival !

                                                                  Ernest Pépin

Le cimetière marin

 

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée
O récompense après une pensée
Qu'un long regard sur le calme des dieux!

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d'imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir!
Quand sur l'abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d'une éternelle cause,
Le temps scintille et le songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous une voile de flamme,
O mon silence! . . . Édifice dans l'âme,
Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit!

Temple du Temps, qu'un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m'accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l'altitude un dédain souverain.

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l'âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change!
Après tant d'orgueil, après tant d'étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m'abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir.

L'âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié!
Je te tends pure à ta place première,
Regarde-toi! . . . Mais rendre la lumière
Suppose d'ombre une morne moitié.

O pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d'un coeur, aux sources du poème,
Entre le vide et l'événement pur,
J'attends l'écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l'âme un creux toujours futur!

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l'attire à cette terre osseuse?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux!

Chienne splendide, écarte l'idolâtre!
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux!

Ici venu, l'avenir est paresse.
L'insecte net gratte la sécheresse;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l'air
A je ne sais quelle sévère essence . . .
La vie est vaste, étant ivre d'absence,
Et l'amertume est douce, et l'esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n'as que moi pour contenir tes craintes!
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant! . . .
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L'art personnel, les âmes singulières?
La larve file où se formaient les pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu!

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n'aura plus ces couleurs de mensonge
Qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse?
Allez! Tout fuit! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi!

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse!
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel!

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N'est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas!

Amour, peut-être, ou de moi-même haine?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir!
Qu'importe! Il voit, il veut, il songe, il touche!
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d'appartenir!

Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée!
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m'enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil . . . Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas!

Non, non! . . . Debout! Dans l'ère successive!
Brisez, mon corps, cette forme pensive!
Buvez, mon sein, la naissance du vent!
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme . . . O puissance salée!
Courons à l'onde en rejaillir vivant.

Oui! grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l'étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil

Le vent se lève! . . . il faut tenter de vivre!
L'air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs!
Envolez-vous, pages tout éblouies!
Rompez, vagues! Rompez d'eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs!

                                                                  Paul Valéry

 

Écoutez le monde blanc
Écoutez le monde blanc
horriblement las de son effort immense
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d'acier bleu transperçant la chair mystique
écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement
Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !

Aimé Césaire

Prophétie

où l'aventure garde les yeux clairs
là où les femmes rayonnent de langage
là où la mort est belle dans la main comme un oiseau
saison de lait
là où le souterrain cueille de sa propre génuflexion un luxe
de prunelles plus violent que des chenilles
là où la merveille agile fait flèche et feu de tout bois

là où la nuit vigoureuse saigne une vitesse de purs végétaux

là où les abeilles des étoiles piquent le ciel d'une ruche
plus ardente que la nuit
là où le bruit de mes talons remplit l'espace et lève
à rebours la face du temps
là où l'arc-en-ciel de ma parole est chargé d'unir demain
à l'espoir et l'infant à la reine,

d'avoir injurié mes maîtres mordu les soldats du sultan
d'avoir gémi dans le désert
d'avoir crié vers mes gardiens
d'avoir supplié les chacals et les hyènes pasteurs de caravanes

je regarde
la fumée se précipite en cheval sauvage sur le devant
de la scène ourle un instant la lave
de sa fragile queue de paon puis se déchirant
la chemise s'ouvre d'un coup la poitrine et
je la regarde en îles britanniques en îlots
en rochers déchiquetés se fondre
peu à peu dans la mer lucide de l'air
où baignent prophétiques
ma gueule
ma révolte
mon nom.

                                                         Aimé Césaire

 

Photo du logo: la poignée de main impossible

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