Accueil
Aimé CESAIRE
Frantz FANON
Paulette NARDAL
René MENIL
Edouard GLISSANT
Suzanne CESAIRE
Jean BERNABE
Guy CABORT MASSON
Vincent PLACOLY
Derek WALCOTT
Price MARS
Jacques ROUMAIN
Guy TIROLIEN
Jacques-Stephen ALEXIS
Sonny RUPAIRE
Georges GRATIANT
Marie VIEUX-CHAUVET
Léon-Gontran DAMAS
Firmin ANTENOR
Edouard Jacques MAUNICK
Saint-John PERSE
Maximilien LAROCHE
Aude-Emmanuelle HOAREAU
Georges MAUVOIS
Marcel MANVILLE
Daniel HONORE
Alain ANSELIN
Jacques COURSIL

PATRICK CHAMOISEAU : « AUX GRANDS VENTS DE LA RELATION »

Entretien réalisé par Muriel Steinmetz http://www.humanite.fr/
PATRICK CHAMOISEAU : « AUX GRANDS VENTS DE LA RELATION »

Il publie la Matière de l’absence, un livre puissant qui part d’un deuil personnel pour se hisser à l’universel humain en passant par la Martinique, qui brasse tant de cultures payées au prix fort, depuis la traite négrière jusqu’à la colonisation.

À l’occasion de la sortie de la Matière de l’absence, Patrick Chamoiseau (né en 1953 à Fort-de-France en Martinique), qui obtenait en 1992 le prix Goncourt pour son roman Texaco, nous a accordé un entretien. Il y est question, entre autres, de la mère, de la terre mère, de la créolité et du « tout-monde », prôné par son maître et ami Édouard Glissant.

Tout roman n’est-il pas autobiographique ?

Patrick Chamoiseau La création romanesque mobilise toutes les ressources, y compris celles de la propre vie de l’auteur. C’est toujours une expérience subjective singulière, qui se transmet dans le langage et le thème donnés. La Matière de l’absence peut donc être considérée comme autobiographique au sens d’un exercice d’exploration et de connaissance poétique sur le cheminement d’une conscience. La disparition de ma mère, il y a une dizaine d’années, m’a obligé à mobiliser tout ce que j’étais et à définir ce que j’allais devenir. Dans les communautés anciennes, on nommait cela « l’initiation ». Une partie de vous-même disparaît. Ce qui reste permet de continuer sur un élan nouveau.

J’explore le « je », soit la construction singulière d’une personne, la manière dont moi, individu, j’ai été confronté aux réalités des Antilles et du monde. Cela me permet aussi d’élucider une expérience collective. Il s’agit d’un « je » étroitement lié à « nous ». C’est une sorte d’épique nouveau, celui de la relation d’un individu, dans l’intime de son expérience, qui éclaire à la fois celle de sa communauté et l’expérience humaine en son entier. La mort, la perte d’un être aimé, cela existe depuis les débuts, déterminant les splendeurs des rituels, du sacré, des symboles, des cultures et des civilisations. Aux Antilles, c’est dans la « déshumanité » de l’esclavage que les esclaves ont eu ce jaillissement de créativité qui a donné toutes les cultures des Caraïbes et des Amériques.

La mort de la mère vous a conduit à parler de la terre mère, la Martinique…

Patrick Chamoiseau Oui, bien sûr. Edgar Morin le dit justement : « Nous sommes des individus mais nous sommes aussi déterminés par notre espèce et par la société dans laquelle nous vivons. » J’appartiens à la culture antillaise née de la traite, de la colonisation et des exploitations coloniales. J’appartiens enfin à l’époque du « tout-monde », comme l’a dit Édouard Glissant. Pour lui, nous ne sommes plus enfermés dans un absolu linguistique, territorial, historique, mais chahutés par les grands vents de la relation. Les cultures se touchent, les dieux aussi, les langues s’emmêlent.

Vous remontez très loin…

Patrick Chamoiseau J’ai eu ma période anticolonialiste lors de l’adolescence, puis j’ai voulu comprendre qui j’étais, car il y a en nous, Antillais, un mélange d’Afrique, d’Europe et des Amériques. Nous sommes dans une situation inédite, difficile à cerner. Devant un tel maelström de diversités, on a eu tendance à simplifier. C’est pourquoi la notion de négritude a eu un tel impact. Nous nous sommes dit : nous sommes des descendants d’Africains, nous sommes des Noirs. Des gens comme Glissant et Franz Fanon ont précisé que nous venons des Amériques et des Antilles. L’Afrique est certes déterminante, mais le jazz n’est pas une musique africaine. Il est créole. Quand on creuse le phénomène de créolisation et de mélange, on tombe sur la totalité du monde. Et l’Europe est en nous, puisque nous sommes nés dans la colonisation. Et il y a eu les immigrations venant d’Asie et, bien entendu, le substrat des cultures amérindiennes. La créolisation constitue une expérience de relation qui mobilise la diversité du monde, jusque dans la cuisine, la musique, les habits… La mort de ma mère ne pouvait être une mort exclusivement personnelle et familiale.

Il y va d’une histoire de l’humanité dans son ensemble, retracée non par un historien ou un anthropologue, mais par un écrivain…

Patrick Chamoiseau Dans la créolisation, il s’est passé un phénomène relationnel de taille : la mise en contact des cultures, des peuples, des imaginaires. Le problème est que tout cela a été raconté par le colon vainqueur qui ne parle que de lui-même, ne s’intéresse pas aux Amérindiens génocidés, aux esclaves résistant dans les plantations et qui ont inventé la biguine, la salsa, le tambour, le jazz… Donc, nous n’avons pas de récit. Il y a un grand silence, non seulement du discours historique, mais aussi de la recherche en sciences humaines, en psychologie, en psychanalyse. Dès lors, nous sommes passés du cri poétique de Césaire à la parole analytique et au mode de connaissance poétique de Glissant.

Il était votre ami, votre maître…

Patrick Chamoiseau Il est pour moi déterminant. Pour lui, le mot « poétique » signifiait une connaissance plus sensible, plus ouverte, plus vaste, qui suscite des dynamiques, dégage des possibles, ménage la complexité et l’obscurité des choses, mais qui, dans le même mouvement, permet de réfléchir, d’agir, de comprendre. Dès les années cinquante, Glissant est très actif dans le travail de décolonisation. Il est aux côtés du FLN algérien mais, dans son ouvrage Soleil de la conscience, il signale que ce n’est pas simplement le monde des colonisés contre celui des colonisateurs, car ce qui s’est produit avec la colonisation va marquer les temps à venir. Désormais relié, le monde est devenu « tout-monde ». La colonisation, fût-ce jusque dans la violence, le crime, l’exploitation, a d’une certaine manière relié les cultures et les civilisations. Glissant a porté un regard lucide sur les dynamiques essentielles du monde contemporain. Pour lui, sous la mondialisation économique dominante, il y a la « mondialité ». Les individus doivent se construire à l’échelle de la « totalité-monde ». Nos sociétés sont multitransculturelles. En France, plusieurs histoires galopent entre elles. Il est absurde d’aborder les grandes migrations en se réclamant d’une patrie, d’une nation devant demeurer étanche pour mieux se préserver. Le monde réel est fait de fluidités, de changements. Nous ne pourrons pas, dans les années à venir, faire l’épargne d’une grande charte internationale concernant les migrants.

Vous ajoutez à la langue française un chapitre verbal important…

Patrick Chamoiseau L’Afrique nous a donné la polyrythmie. C’est une colonne vertébrale anthropologique. Dans le choc des langues (colonialistes, africaines, amérindiennes), a eu lieu le surgissement du créole, avant tout oral. Il vient vers moi avec des contes, des proverbes, des chants et un génie narratif qui tient à l’oralité. Quand j’ai commencé à écrire, je ne voulais pas me laisser avaler par la langue française, d’où un gros travail de distanciation. J’ai dû récupérer la langue créole, sa richesse si minorée, dévalorisée, insultée, foulée aux pieds. La Matière de l’absence, je ne sais pas ce que c’est, ni un récit, ni un roman, ni un essai. C’est un organisme narratif. Un ovni. Pour décrire ma conscience en train de réagir à une mort terrible, pas question d’organiser un petit récit littéral avec de petits effets. On est face à un clapotement océanique qu’il faut vivre, quitte à se laisser ballotter par les sensations, les odeurs, les gouffres, les opacités.

Que pensez-vous de ce qui se passe en France actuellement ?

Patrick Chamoiseau C’est lamentable. Que madame Le Pen clame qu’il faut fermer portes et fenêtres pour rester entre soi, ce n’est pas étonnant. Que toute la droite bascule là-dedans est plus qu’inquiétant. M. Fillon considère la colonisation comme un simple échange de cultures ! On assiste au triomphe du capitalisme financier, lequel a entraîné la dislocation et presque l’anéantissement du Parti socialiste. Il y a une régression totale de toutes les valeurs républicaines. Le triomphe du capitalisme nous oblige à aller voter et à envisager ce que nous devons faire dans un champ de décombres, mais, au-dessus des décombres, il y a l’imaginaire relationnel, toute la générosité que déploient des individus. Là où les systèmes échouent et se rigidifient, des centaines d’individus viennent en aide aux migrants, leur restituent leur dignité, les incitent à survivre. Ce n’est pas rien.

Dans la Matière de l’absence, vous établissez un bouleversant parallèle entre les navires de la traite négrière et les embarcations de l’exil forcé, qui peuplent d’abondance les cimetières marins en Méditerranée.

Patrick Chamoiseau En plein siècle des Lumières, des millions d’Africains ont été basculés dans les gouffres de l’Atlantique. Et voilà qu’au XXIe siècle, à la porte de l’Europe, continent de grande civilisation doté d’une lucidité collective qui n’a jamais été aussi puissante et d’un système médiatique qui n’a jamais été aussi performant, ça recommence dans une indifférence quasi totale devant la mort d’enfants, de femmes et d’hommes qui sombrent par milliers dans la mer. Que de souffrances, d’indignités, de catastrophes humaines ! L’ombre est toujours là. Chaque fois qu’on obtient un progrès technique ou scientifique, une amélioration économique, on se heurte toujours à la barbarie qui est en nous. Si nous ne sommes pas vigilants, si nous ne nous transformons pas en guerriers de l’Imaginaire, nous risquons d’être submergés par cette barbarie intérieure. Edgar Morin l’a affirmé à plusieurs reprises : la barbarie n’est pas en dehors de nous. La pire, la plus récurrente, est celle qui gît en nous. Au sein même de l’Europe, dans sa culture, dans son fonctionnement déterminé par le capitalisme financier, il est une barbarie majeure. La question des migrants en constitue un effrayant symptôme.

La solidarité ne peut suffire à enrayer cette épouvante. Que faire alors ?

Patrick Chamoiseau Je posais la question à Édouard Glissant lorsqu’il me parlait de sa poétique. Que faire concrètement ? Il m’incitait alors à pousser mon esprit et mon imaginaire le plus loin possible. Fréquenter cette poétique permet de dénouer des impossibilités, d’exprimer de l’indicible, d’affronter des inconvenables. De nouveaux comportements apparaîtront. L’imaginaire relationnel va nous ouvrir à des solidarités inédites, à d’autres façons d’être ensemble, de vivre le sol, de fréquenter les langues, les dieux… Lorsque les premiers chanteurs de blues, de jazz ou ceux qui frappaient sur des tambours se sont opposés à l’esclavage, ils n’avaient pas de système. Ils ont simplement créé. Ils ont produit une vibration que rien n’a pu stopper et qui est valable pour tous aujourd’hui.

Dans l’essai Écrire en pays dominé (1997), Patrick Chamoiseau voit dans l’esclavage le moment fondateur de la réalité antillaise.

Post-scriptum: 
Portrait of Patrick Chamoiseau 16/09/2016 ©Hannah ASSOULINE/Opale/Leemage

Connexion utilisateur

CAPTCHA
Cette question sert à vérifier si vous êtes un visiteur humain afin d'éviter les soumissions automatisées spam.