Accueil
Aimé CESAIRE
Frantz FANON
Paulette NARDAL
René MENIL
Edouard GLISSANT
Suzanne CESAIRE
Jean BERNABE
Guy CABORT MASSON
Vincent PLACOLY
Derek WALCOTT
Price MARS
Jacques ROUMAIN
Guy TIROLIEN
Jacques-Stephen ALEXIS
Sonny RUPAIRE
Georges GRATIANT
Marie VIEUX-CHAUVET
Léon-Gontran DAMAS
Firmin ANTENOR
Edouard Jacques MAUNICK
Saint-John PERSE
Maximilien LAROCHE
Aude-Emmanuelle HOAREAU
Georges MAUVOIS
Marcel MANVILLE
Daniel HONORE
Alain ANSELIN
Jacques COURSIL

PATRICK CHAMOISEAU : MEMOIRE DE L'OUBLIÉE

In le Monde.fr
PATRICK CHAMOISEAU : MEMOIRE DE L'OUBLIÉE

Une journée de désoeuvrement pour court-circuiter le temps et penser l'impensable qu'est l'esclavage, le "déshumain" dans l'humain. Voilà la tâche que s'est impartie Patrick Chamoiseau dans son dernier livre. Non, ce n'est pas un roman, ni un essai, ni un journal. C'est une fiction en train de s'écrire et de se détruire en même temps, c'est surtout un poème.

Patrick Chamoiseau a toujours eu des difficultés à contenir dans les limites du roman l'expansion de son imaginaire. Plus sensuel que son maître Edouard Glissant, plus rigoureux que son complice créole Raphaël Confiant, il se réclame de Faulkner, auquel il rend ici un hommage appuyé, subtil, justifié. Et notamment du Bruit et la fureur et de ses "touchers de conscience", pour reprendre l'expression de Glissant. "Il abordait l'emmêlement des consciences dans cette damnation du Sud esclavagiste qui échappait aux perceptions. Il abordait aussi cet incertain identitaire qui surgit chaque fois qu'un vivant se voit forcé de faire face au tragique."

Avec Un dimanche au cachot, Patrick Chamoiseau esquisse un dialogue intérieur entre plusieurs instances : l'écrivain, l'historien, le visiteur, le marqueur de paroles, l'éducateur... autant de figures qui font partie de son identité et qu'il n'accepte pas isolément. Educateur, l'auteur de Texaco n'a jamais cessé de l'être. Il continue à s'occuper de la réinsertion sociale des délinquants. Mais son statut d'écrivain renommé brouille ses rôles et même la conscience qu'il en a lui-même. C'est donc en éducateur qu'il apparaît au début du livre, quand son ami Sylvain lui apprend qu'une jeune fille, Caroline, a été découverte dans une caverne artificielle, qui aurait pu être le cachot de la dernière esclave, finalement délivrée par Victor Schoelcher.

Entre Caroline, la jeune chabine en dérive, réduite à une sorte d'autisme, et l'Oubliée, son ancêtre symbolique, s'institue à travers l'auteur et son ami Sylvain, qui le harcèle de Texto, une conversation au ton noble, lyrique, qui est aussi le point de départ d'une réflexion sur la littérature et le prétexte d'un bilan de l'écrivain sur son travail, sur sa place dans la fiction, sur les limites de son pouvoir imaginatif.

Bien entendu, le livre tout entier est un chant de mémoire sur l'esclavage. En cela Patrick Chamoiseau n'abandonne pas ses objectifs habituels, quels que soient les moyens (poèmes, récits, scénarios, essais) dont il a usé jusqu'ici. Sollicité par un ami pour venir en aide à une jeune fille qui a subi toutes sortes de mauvais traitements de la part de son père alcoolique qui finit par se suicider, puis de la part d'une famille d'accueil, il se tourne vers un passé plus lointain. Une autre victime paraît annoncer ce destin et d'une certaine manière le résoudra peut-être. "En projetant l'Oubliée sur Caroline, l'écrivain entêté lui offrait du présent : il élevait cette mémoire impossible au rang de témoignage. (...) L'enfant souffrante témoignait pour l'Oubliée qui avait, elle aussi, enduré. Par le cri de son corps, Caroline s'érigeait en témoin, libérait l'écrivain, l'autorisait à s'emparer de ma parole : d'aller avec elle à sa propre fiction où l'Oubliée, à son tour, témoignait pour l'enfant."

"NOMBREUSE SOLITUDE"

Cette curieuse construction en miroir, qui permet à deux phases du temps de s'éclairer mutuellement, donne un livre qui constituerait une "pause" dans une carrière traditionnelle d'écrivain. Mais Patrick Chamoiseau n'a jamais écrit aucun livre conventionnel : ni ses essais (Ecrire en pays dominé ou Lettres créoles), ni sa trilogie de souvenirs d'enfance (Une enfance créole), ni ses romans (dès Chronique des sept misères) n'obéissent à des règles connues de narration ou d'analyse. Ce livre-ci n'est ni plus ni moins singulier. L'imagination y est, comme dans les autres, foisonnante, mais le récit s'y interrompt sans doute plus souvent.

Le lecteur intervient, interpelle l'écrivain, qui lui cède volontiers la parole : "Ce parasite vivote en moi comme l'éducateur ou l'écrivain. Il a tout lu ou presque, tout et n'importe quoi, et ce qu'il n'a pas lu, il l'a sans doute humé. Quand je bâille à l'Ecrire, il se ramène en ricanant avec des peuples d'auteurs et des cabrouets de livres. Avec lui, l'Ecrire est la solitude la plus nombreuse qui soit."

Cette "nombreuse solitude" de l'écrivain, qui entend autour de lui bruire mille identités, mille modèles, mille appels du réel, de l'impossible, de l'obscur, est donc habitée de présences. En mêlant le témoignage moderne sur un cas social désespéré pour lequel "ces dossiers d'imbécillité pénale que les juges utilisent pour trancher" demeurent muets et inefficaces et la célébration du mythe de la dernière esclave, l'écrivain sait quels reproches il encourt : "L'éducateur soupire :... Pfff... elle n'y comprend rien. Essaie d'être plus clair. - Il ne faut jamais être clair, lui dis-je."

La revendication d'"obscurité", au sens du respect des "contrées obscures" de la conscience, pourra choquer ceux qui attendent du roman une voix plus claironnante, une vision du monde plus carrée. Mais Chamoiseau ne cherche pas à simplifier le monde ni à réduire ses contradictions à des thèses simplistes. Les pages sur la mort sont sans doute les plus inspirées que Chamoiseau ait écrites depuis qu'il publie et les plus franches sur sa conception de son métier. "La vie de la littérature est le principe même de la vie. Alors elle peut deviner la mort en son principe. Deviner ce secret sans le dénaturer. Elle peut s'y rendre avec cette vie autre, cette vie haute, que seule la vie en son principe peut imaginer. Saisir ce secret sans le prendre. C'est une sorte d'impossible."

_ René de Ceccatty
_ Article paru dans l'édition du 07.12.07

([Source->http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3260,36-986383,0.html])

{{UN DIMANCHE AU CACHOT de Patrick Chamoiseau. Gallimard, 326 p.,
17,90 €.}}

Connexion utilisateur

CAPTCHA
Cette question sert à vérifier si vous êtes un visiteur humain afin d'éviter les soumissions automatisées spam.

Pages