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Pour Houria Bouteldja, lettre ouverte à Serge Halimi

Pour Houria Bouteldja, lettre ouverte à Serge Halimi

A propos de votre critique (parue dans le dernier numéro du Diplo, et réservée aux abonnés) du livre de Houria Bouteldja Les blancs, les juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire.

Tout d’abord, parler du « petit monde intellectuel et médiatique » au sujet de Houria Bouteldja et de son livre, paru aux éditions La Fabrique (au passage, merci à Eric Hazan pour son ouverture d’esprit) m’a juste fait sourire.

Parce qu’à mon sens, Houria Bouteldja est loin de faire partie de ce monde-là (Eric Hazan non plus) elle y est même plutôt persona non grata. C’est vade retro satanas pour la plupart des gens, même et surtout pour ceux qui ne se sont pas donné la peine de la lire.

En parlant du petit monde intellectuel et médiatique, peut-être évoquiez-vous, outre Pascal Bruckner, tous les autres éditocrates qui, comme la plupart des intellectuels (« de gauche » ou non) auraient pu avoir une (saine?) réaction à ce livre que comme eux, vous n’envisagez que comme une « provocation » (vous employez d’ailleurs ce mot à plusieurs reprises) ce qui est pour le moins réducteur.

Vous titrez votre article « Ahmadinejad, mon héros », c’est au pire une insinuation malhonnête (rejoignant en cela la plupart des critiques de ce livre, mais passons), au mieux une pure contre-vérité au sujet du contenu du livre.

Vous m’avez habituée à autre chose, et je trouve ça dommage. Je tenais donc à vous faire part de quelques remarques.

 

Mais entrons dans le détail :

Vous écrivez : Sans doute Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes de la République, y a-t-elle pensé avant de féliciter l’écrivain Jean Genet de s’être « réjoui de la débâcle française en 1940 face aux Allemands  ». « Ce que j’aime chez Genet, précise-t-elle, c’est qu’il s’en fout d’Hitler. »

Vous oubliez (opportunément?) de citer la suite de son raisonnement :

Car Houria Bouteldja écrit aussi : L’empressement compulsif des principales formations politiques à faire du dirigeant nazi un accident de l’histoire européenne et à réduire Vichy et toutes les formes de collaboration à de simples parenthèses [dans l’histoire européenne] ne pouvaient pas tromper « l’ange de Reims » (le surnom donné à Jean Genet par Bertrand Poirot-Delpech).

Pouvait-on allègrement se réjouir de la fin du nazisme tout en s’accommodant de sa genèse coloniale et de la poursuite du projet impérialiste sous d’autres formes ?

Vous oubliez qu’à l’appui de son argumentation, Houria Bouteldja donne cette citation très éclairante d’Aimé Césaire (qui lui, et heureusement, est plutôt « accepté », dira-t-on, par « la gauche ») :

Le nazisme est une forme de colonisation de l’homme blanc par l’homme blanc, un choc en retour pour les européens colonisateurs : une civilisation qui justifie la colonisation appelle son Hitler, je veux dire son châtiment. Hitler a appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. 

Pour défendre la « France résistante », vous écrivez : Quant aux résistants, quelques-uns ont aussitôt fustigé les massacres de Sétif et de Guelma en 1945 et combattraient plus tard la torture en Algérie.

Mais Houria Bouteldja la défend aussi. En dédiant son livre, entre autres, à Fernand Iveton :

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la presse réussissant même à écorcher son nom

À Fernand Iveton, dont le sacrifice ne finit pas de m’émouvoir et de me bouleverser. Juste avant d’être guillotiné, il a déclaré : « La vie d’un homme, la mienne, compte peu. Ce qui compte, c’est l’Algérie, son avenir. Et l’Algérie sera libre demain. Je suis persuadé que l’amitié entre Français et Algériens se ressoudera. » Il était loin du compte et ma peine n’en est que plus grande.

Fernand Iveton, qui n’avait pourtant tué personne (et le revendiquait clairement) abandonné à l’époque par « la gauche », y compris communiste, « la ligne » ayant changé, et le PC ayant accordé les pleins pouvoirs à Guy Mollet. Fernand Iveton, toujours aussi oublié aujourd’hui.

A l’appui de votre « démonstration », vous écrivez ensuite : « Je ne suis pas innocente. Je vis en France. Je vis en Occident. Je suis blanche. Rien ne peut m’absoudre. » Irrémédiablement coupable d’être blanche.

Là aussi, vous abrégez. Parce que Houria Bouteldja précise sa pensée, elle écrit aussi : Je suis blanchie. Je suis une indigène de la République. Je suis une bâtarde. Je suis dans la strate la plus basse des profiteurs.

Elle rejoint ainsi Albert Memmi, qui écrit dans son Portrait du colonisé : le petit colonisateur est généralement solidaire des colons, et défenseur acharné des privilèges coloniaux. S’il défend le système colonial avec tant d’âpreté, c’est qu’il en est peu ou prou bénéficiaire.

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Elle rejoint évidemment Genet, et elle le cite : « Tant que la France ne fera pas cette politique qu’on appelle Nord-Sud, tant qu’elle ne se préoccupera pas davantage des travailleurs immigrés ou des anciennes colonies, la politique française ne m’intéressera pas du tout. »

Une vraie pensée de gauche, celle-là. Ni blanche, ni bronzée, ni politicienne, ni électoraliste, ni basée sur un calcul. Internationaliste. Universelle.

Vous écrivez ensuite : Alors, nouvel axe d’attaque. Bouteldja écrit : « “Il n’y a pas d’homosexuels en Iran.” C’est Ahmadinejad qui parle. Cette réplique m’a percé le cerveau. Je l’encadre et je l’admire. (…) Ahmadinejad, mon héros. (…) La Civilisation est indignée. (…) Et moi j’exulte. » Étrange jubilation de sa part, tout de même, à entendre le président d’un pays qui exécute les homosexuels prétendre qu’ils n’existent pas.

Et ça, c’est vraiment la cerise un peu moisie sur le gâteau de votre article.

Parce que pour expliquer cette « petite phrase » (décidément, les journalistes adorent ça les petites phrases, même ceux « de gauche » apparemment) Houria Bouteldja consacre quatre pages, et elle écrit :

Il n’y a pas d’homosexuels en Iran.”Elles font mal au tympans, ces paroles. Mais elles sont foudroyantes et d’une mauvaise foi exquise. Les cyniques blancs comprennent. Les anti-impérialistes encaissent. Cette phrase, prononcée à Bamako ou à Pékin, au mieux serait sans intérêt, au pire, malheureuse. Mais elle est prononcée au cœur de l’empire [à l’université Columbia à New-York, réputée de gauche]. Au royaume des Innocents. C’est un indigène arrogant qui la prononce. A un moment charnière de l’histoire de l’Occident : son déclin.

Et plus loin :

Que dit Ahmadinejad ? Il ne dit rien. Il ment, c’est tout. En mentant, et en assumant son mensonge devant une assemblée qui sait qu’il ment, il est invincible. A l’affirmation « il n’y a pas de torture à Abou-Ghraïb » répond l’écho « il n’y a pas d’homosexuels en Iran ». Un mensonge artisanal face à un mensonge impérial.

Vous avouerez quand même qu’il y a une sacrée différence entre votre « extrait » et la réalité.

Résolument « féministe » – finalement comme l’écrit Houria Bonteldja Voyez, tous ces phallocrates blancs qui se découvrent féministes quand apparaît le banlieusard – comme pour le reste, vous écrivez : l’homme « indigène » qui bat sa sœur ou sa compagne doit en revanche être, sinon encouragé, en tout cas « protégé » par ses victimes, que Bouteldja invite à « deviner dans la virilité testostéronée du mâle indigène la part qui résiste à la domination blanche » afin de canaliser sa violence vers d’autres destinataires 

Et Houria Bouteldja de se moquer : Il paraît que dans les sphères philanthropiques, on s’inquiète de notre sort, à nous, les meufs. Sans déconner ?

Et plus loin, beaucoup plus sérieusement :

Redécouvrons nos mères, nos pères, et nos frères. Eux, des ennemis ? Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Je mentirais si je répondais un non franc et sans appel. Mais je fais le choix conscient de dire non car ma libération ne se fera pas sans la leur. Comme Assata Shakur je dis : « nous ne pouvons pas être libres tant que nos hommes sont opprimés. »

Je sais aujourd’hui que ma place est parmi les miens. Plus qu’un instinct, c’est une démarche politique. Nous reprocher de ne pas être féministes, c’est comme reprocher à un pauvre de ne pas manger de caviar. Car quelle est notre marge de manœuvre entre le patriarcat blanc et dominant, et « le nôtre », indigène et dominé ?

A lire :  Les féministes blanches et l’Empire

Tout cela pour démontrer que le raisonnement de Houria Bouteldja sur le féminisme est loin d’être aussi simpliste que vous le prétendez. Ni aussi simpliste que votre « critique », M. Halimi.

La suite de votre article le démontre :

En bonne logique, ce chapelet de facéties n’appellerait donc aucun commentaire. Seulement, Bouteldja ne s’amuse pas ; elle entend donner des leçons d’émancipation à la gauche. Laquelle est sommée de tout subordonner — la domination sociale, la domination masculine, la persécution des minorités sexuelles — au combat contre l’hégémonie « blanche ».

Or, non seulement « ce chapelet de facéties » a bel et bien appelé une avalanche de commentaires, dont le vôtre, mais là où le bât a visiblement blessé « la gauche », c’est qu’elle a imaginé qu’une « indigène » – mais quel culot – oserait lui « donner des leçons d’émancipation ». Comme si « la gauche » n’en avait pas sacrément besoin, de cette leçon …

Comme si le « féminisme » n’était pas finalement que poudre aux yeux gentillette, quand on sait que DSK et Polanski continuent de parader sans complexes, défendus par leurs pairs, quand on sait que nos élus sifflent leurs collègues femmes qui osent venir en robe à l’assemblée (les femmes, toujours minoritaires évidemment, les partis préférant payer des amendes plutôt que de respecter « la parité ») , quand ont sait qu’ils sont relaxés dans des affaires de harcèlement sexuel (Balkany, et tellement d’autres que j’en oublie). Quand on sait que des policiers violeurs sont également relaxés (ils ont pourtant violé une touriste canadienne). Quand on sait que les salaires et les retraites des femmes sont toujours inférieures à celles des hommes, etc.

Une « indigène » n’aurait donc pas de leçon à donner ? Comme si elle ne savait pas très bien ce que ça voulait dire, l’émancipation.

A niveau social équivalent, il vaut toujours mieux être blanc, écrit Houria Bouteldja.

A notre époque d’état d’urgence, d’assignations à résidence pour « radicalisation » – réelle ou supposée -, à notre époque où ce sont toujours des noirs et des arabes qui meurent dans les commissariats, cette phrase est-elle fausse, M. Halimi ?

Vous avez sans doute le sentiment (mais est-il justifié?) d’avoir le monopole de l’éthique, du progrès, de la Raison. Ce que Houria Bouteldja appelle avec humour le système immunitaire blanc, celui qui prétend – avec quelle hypocrisie – représenter la morale absolue et universelle.

Elle précise :

Les plus antiracistes, c’est vous. N’avez-vous pas maintes fois célébré le combat de Martin Luther King contre la ségrégation ? Les plus révoltés par l’antisémitisme, c’est vous. Les plus anticolonialistes, c’est vous. Les plus sensibles au « sous-développement » de l’Afrique, c’est vous. N’avez-vous pas déversé des tonnes de riz sur le continent de la misère, puis préconisé qu’il fallait non pas donner du poisson à l’Africain, mais lui apprendre à pêcher ? Les plus féministes, c’est vous. N’avez vous pas jeté votre dévolu sur le sort des femmes afghanes et promis de les sauver de la barbe des Talibans ? Les plus anti-homophobes, c’est vous.

Etc.

Et à cet égard, la suite de votre article est révélatrice, car en évoquant les balises historiques du combat multiséculaire pour l’émancipation humaine (le rationalisme, le syndicalisme, le socialisme, le féminisme, l’internationalisme…), qualifiant le livre de Houria Bouteldja d’oraison furieusement anti-Lumières, vous vous révélez pour ce que vous prétendez être  : des deux, c’est vous qui êtes « le plus progressiste », etc.

Comme si les « Lumières » n’étaient pas en train de s’éteindre …

Et vous prétendez que c’est Houria Bouteldja qui voudrait donner des leçons à « la gauche » ?

Et vous prétendez à l’universel ?

Houria Bouteldja, elle, écrit :

Toujours vous passez à côté de nous, et toujours vous nous ratez. […] La véritable rencontre ne peut se faire qu’au croisement de nos intérêts communs – la peur de la guerre civile et du chaos – là où pourraient s’annihiler les races et où pourrait s’envisager notre égale dignité. Je me demande si ce n’est pas là l’espace de l’amour. L’amour révolutionnaire. Pourquoi ne pas réécrire l’Histoire, la dénationaliser, la déracialiser ? Votre patriotisme vous force à vous identifier à votre État. Vous fêtez ses victoires et pleurez ses défaites. Mais comment faire histoire ensemble quand nos victoires sont vos défaites ? Si nous vous invitions à partager l’indépendance algérienne et la victoire de Dien-Bien-Phu avec nous, accepteriez vous de vous désolidariser de vos États guerriers ?

Et de citer C.L.R. James C.L.R. James :

« Ils sont mes ancêtres, ils sont mon peuple. Ils peuvent être les vôtres, si vous voulez bien d’eux. »

Enfin, l’islam. Et le Allahou Akbar, dont le « potentiel égalitaire » vous donne des boutons.

Vous écrivez : Le « potentiel égalitaire » du « cri Allahou akbar !  » tient à ce qu’il « remet les hommes, tous les hommes, à leur place, sans hiérarchie aucune. Une seule entité est autorisée à dominer : Dieu ». L’universalisme, en somme, mais comme le clergé le prêchait au temps de Louis XIV.

Là aussi, Houria Bouteldja est beaucoup plus nuancée. Certes, l’islam – comme toutes les religions – place Dieu au dessus des hommes. Mais du coup, ils les rend aussi tous égaux, aucun n’étant supérieur à l’autre, ni le blanc, ni l’arabe. Tous mortels, dit-elle : ainsi, les blancs rejoignent leur place auprès de leurs frères et sœurs en humanité. On peut appeler cela une utopie, et c’en est une.

Houria Bouteldja fait d’ailleurs le parallèle avec d’autres « barbares », les indiens Hopis, qui eux, ne parlaient pas de Dieu, mais du « Grand Esprit » ou de la « Terre-Mère ». Aujourd’hui dévastée.

Pour croire à l’universalité, point n’est d’ailleurs besoin d’être croyant, juste lucide.

Et Houria Bouteldja l’est :

Les groupes en quête de plénitude et de vérité absolue ont cela en commun qu’ils s’inventent des ennemis imaginaires et rarement des systèmes. C’est le produit marginal mais significatif de la dépolitisation progressive de la jeunesse des quartiers programmée par la social-démocratie. Au bout de cette logique apparaissent les monstres.

Car le gros reste à faire, et toutes les autres utopies de libération seront les bienvenues, d’où qu’elles viennent, spirituelles ou politiques, religieuses, agnostiques ou culturelles, tant qu’elles respectent la Nature et l’humain, qui n’en est fondamentalement qu’un élément parmi d’autres.

Ces lignes de Houria Bouteldja sont-elles révélatrices de quelqu’un qui serait adossé à une réflexion théorique ne comportant en définitive qu’une variable, « Occident » contre « Indigènes », symétriquement conçus en blocs presque toujours homogènes, solidaires, immuables, comme vous l’écrivez ? Non. Son livre a pour sous-titre Pour une politique de l’amour révolutionnaire, c’est à dire exactement le contraire.

En la lisant vraiment, ces « petites phrases » que vous avez sorties de leur contexte prennent un tout autre sens. Et pour le coup, quand vous écrivez Mais ce ne sont là que des broutilles, et nous sommes pressés, n’est-ce pas ?, on a le sentiment que c’est vous qui vous inventez des ennemis imaginaires, que c’est vous qui êtes pressé…

 

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