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Pourquoi la Martinique et la Guadeloupe ont failli être cédées aux Etats-Unis

Pourquoi la Martinique et la Guadeloupe ont failli être cédées aux Etats-Unis

A la fin de la Grande Guerre, la France a envisagé de céder les Antilles aux Etats-Unis contre l’effacement partiel de ses dettes contractées durant le conflit. Un épisode resté tabou.

Ce dimanche 9 février 1919, le théâtre municipal de Fort-de-France est bondé. Ils sont plusieurs centaines à assister à la réunion publique organisée par le Comité de défense de la population française de la Martinique. L’heure est grave. Depuis l’ouverture, le 18 janvier à Paris, de la conférence de la Paix au Quai d’Orsay, la plus ancienne des colonies françaises vit au rythme de l’arrivée de rumeurs insistantes selon lesquelles la France serait prête à vendre les Antilles aux Etats-Unis. Une transaction qui permettrait d’éponger une partie des énormes dettes contractées durant le conflit mondial et de venir en aide aux régions dévastées du nord et de l’est de la métropole.

Rumeur ou simple hypothèse ?

Le scénario d’une vente a bel et bien été étudié au plus haut niveau même si très peu de documents en font état. Seule, ou presque, la presse de l’époque a conservé la trace de ce qui fait figure de tabou de l’Histoire. Le secret est de mise car la question est extrêmement sensible : l’impôt du sang versé par les Antillais durant la Grande Guerre a considérablement renforcé l’attachement à la «mère patrie». Abandonner des anciens combattants serait aussi très mal vu en France…

En 1919, sur l’estrade du théâtre de Fort-de-France, les propos que tient Victor Sévère à la foule ulcérée ne sont guère rassurants. Le maire radical-socialiste de Fort-de-France énumère «les justes raisons que les Martiniquais peuvent avoir de craindre la cession aux Etats-Unis de leur île de cœur, de langue et de mœurs» (cité par Jacques Adélaïde-Merlande, Bulletin de la société d’histoire de la Guadeloupe, mai 2014).

A la tribune, un ancien combattant bardé de décorations rapportées des champs de bataille promet de renvoyer toutes ses médailles à Paris si le projet devenait un jour réalité. Très vite, le meeting tourne à la manifestation anti-américaine. Dans la salle, certains se souviennent qu’en mars 1916, les Etats-Unis n’avaient pas caché leur désir de profiter du contexte pour rafler leurs îles aux Français et aux Anglais. «A bas les Etats-Unis !» hurlent des participants, indignés par la perspective d’être un jour vendus comme du bétail.

Les protestations et les défilés de rues se multiplient

Le gouverneur de la Martinique, Camille Guy, tout comme le président du Conseil général, Gabriel Hayot, ont bien senti la panique s’emparer de la population et monter au fur et à mesure de la multiplication des articles de presse faisant état du possible abandon de l’île. Le 20 janvier 1919, le gouverneur a même alerté Paris, réclamant une déclaration officielle propre à calmer les esprits. En vain. Cette absence de réponse n’a fait que renforcer l’inquiétude… Des semaines durant – malgré le démenti gouvernemental qui finit par tomber sur le bureau de Camille Guy –, les protestations et les défilés de rues se multiplient. Une Ligue de défense de la nationalité française de la Martinique est constituée à la hâte. Elle adresse une lettre au président des Etats-Unis. La Ligue réclame que Woodrow Wilson, qui porte si haut le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, repousse «tout débat tendant à modifier l’état national de la Martinique en vertu du nouveau droit international» (cité par Léo Elisabeth, dans La Caraïbe et son histoire, éd. Ibis rouge, 2001).

Dans la foulée, une association patriotique voit le jour et se fixe pour mission de «montrer à la métropole notre degré de civilisation et d’assimilation avec la mère patrie». En coulisse, les francs-maçons, si puissants en Martinique, s’activent aussi. La loge Droit et Justice, qui milite pour l’assimilation (c’est-à-dire l’égalité totale entre colonisés et colonisateurs), alerte le très influent Grand Orient de France, dont les frères peuplent à Paris les allées du pouvoir tout autant que le gouvernement.

Une excellente affaire commerciale

Aux Etats-Unis, la presse soutient bec et ongles l’idée d’un achat. Elle s’inscrit parfaitement dans la fameuse doctrine Monroe qui, depuis 1823, entend assurer la sécurité militaire tout autant que commerciale du pays. Washington, qui a déjà fait main basse sur Porto Rico et occupe Haïti, lorgne sur Fort-de-France, la ville portuaire la mieux équipée des Caraïbes. Les Américains savent aussi que l’acquisition des Antilles serait une excellente affaire. Grâce aux exportations exponentielles de sucre et de rhum durant toute la guerre, les îles connaissent en 1919 une santé économique florissante. En février 1920, un article du Chicago Tribune avance un nouvel argument : la vente des Antilles permettrait à la France, en pleine crise financière, de redresser la situation du franc face au dollar.

Dans les îles, l’émotion reprend de plus belle. Henry Bérenger, sénateur radical-socialiste de la Guadeloupe et président du Comité de défense des anciennes colonies, adresse une protestation au président du Conseil Alexandre Millerand. Alcide Delmont, le secrétaire général du Comité de défense des intérêts généraux de la Martinique, et Henry Lémery, un sénateur radical, ne sont pas en reste. Le 29 février, Millerand sort enfin de son silence et jure que «le gouvernement de la République n’a jamais envisagé pareille cession».

Face à la colère des Antillais, Poincaré doit démentir tout projet de cession

Pendant des mois, l’affaire connaît son lot de développements dans la presse américaine. Immanquablement, ils déclenchent des vagues d’indignation aux Antilles. En juin 1922, le gouvernement de Raymond Poincaré doit démentir avec vigueur tout projet de cession. Rien n’y fait. En janvier 1923, le Chicago Tribune – encore lui – révèle que le sénateur démocrate du Missouri James Reed travaille sur une proposition de rachat.

Le ministre des Colonies, le radical-socialiste Albert Sarraut, proteste officiellement. Le New York American réplique avec une arrogance inouïe : «Nous ne réclamons pas les vieux bouts de territoire de la France, mais nous voulons qu’elle cesse de dépenser notre argent pour se livrer à des diversions impérialistes.» La crise se prolonge jusqu’à fin août 1923.
Entre-temps, le sénateur Lémery tente le tout pour le tout. Il dépose une proposition de loi «tendant à transformer en départements français les colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion». Une façon de sanctuariser les Antilles en les rendant inaliénables. Son initiative est un échec mais elle inspirera la loi de départementalisation qui sera finalement votée en 1946.

Aux Etats-Unis, l’achat des Antilles ne fait toutefois pas l’unanimité

Chez les républicains comme chez les démocrates, les élus sont divisés. Ceux qui sont favorables à l’opération ont néanmoins un soutien de poids, les prohibitionnistes, qui y voient surtout le moyen de mettre un terme à la contrebande d’alcool alimentée par les îles françaises ! En France, si les milieux d’affaires, la droite conservatrice ou encore l’écrivain Claude Farrère soutiennent la vente, le Cartel des gauches, au pouvoir à partir de 1924, s’y oppose. Le ministre Albert Sarraut multiplie les mesures de rétorsion symboliques : ainsi, en 1925, il interdit aux bâtiments de la marine américaine de mouiller aux Antilles. De même, une croisière aérienne organisée par le Chicago Tribune se voit notifier un refus de survol.

L’intérêt américain pour les Antilles s’atténue à partir de 1926. A cette date, les Etats-Unis reçoivent, en effet, l’assurance formelle du négociateur français sur les dettes de guerre – celui-ci n’est autre que le sénateur de la Guadeloupe Henry Bérenger – que la France honorera les 6,8 milliards de dollars de créances, étalées sur soixante-deux ans, prévues par le plan Dawes. Avec le krach boursier de 1929, l’achat des îles ne préoccupe plus l’Amérique. La République peut dès lors se préparer à célébrer, en 1935, le tricentenaire du rattachement des Antilles à la France.

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