Il avait 87 ans. Le poète de langue anglaise Derek Walcott, récompensé par le prix Nobel de littérature en 1992, second auteur noir au palmarès après Wole Soyinka, s'est éteint le 17 mars. Ce prix avait notamment permis à la France de découvrir son oeuvre, multiculturelle, universelle, tellurique, et jusque-là connue surtout dans le monde anglo-saxon.
C'est à Sainte-Lucie, l'une des Îles du Vent aux Antilles, qu'est né Derek Walcott en 1930. Il y reste jusqu'à ses 20 ans, avant de s’installer à La Trinité où il écrit ses premiers poèmes et pièces, tout en étant critique d’art et de théâtre. Il y fonde une compagnie théâtrale. Désireux de créer un théâtre, il se heurte aux résistances du gouvernement, et décide de s'exiler en Angleterre et aux Etats-Unis, où il est très vite reconnu par ses pairs. Grand voyageur, il est surtout l'héritier de trois cultures : africaine, asiatique et européenne.
Le 9 octobre 1992, dans l'émission Panorama, l'écrivain français Patrick Chamoiseau, originaire de la Martinique et défenseur de la créolité, commentait cette remise du Prix Nobel à Derek Walcott. Il répondait au téléphone depuis Strasbourg aux questions de Pascale Casanova, qui l'interrogeait sur ce choix de l'académie suédoise de reconnaître l'Antillanité, de "mondialiser le prix Nobel" en célébrant ce poète qui "n'est pas le plus traduit dans le monde".
Patrick Chamoiseau à propos de Derek Walcott, récompensé par le Nobel de littérature, 1992
Durée : 6 min 25
La réalité culturelle caribéenne est transportée par plusieurs langues, plusieurs langues véhiculaires, les anciennes langues coloniales, qui ont été accordées désormais à des réalités anthropologiques différentes. Malgré le multilinguisme il y a une unité culturelle de toute la Caraïbe qui est patente. Entre Derek Walcott et Edouard Glissant, l’un en langue anglaise et l’autre en langue française, il y a une unité de vision, une unité de perception, une connivence au niveau de la vision du monde et de l’examen de la condition humaine aujourd’hui. Patrick Chamoiseau
Pour Patrick Chamoiseau c'est l'expression d'une identité mosaïque, tissée des cultures européenne, africaine, indienne et asiatique, qui s'exprime dans les écrits de Derek Walcott. Une poétique de la diffraction, de la multiculturalité, de la transculturalité et du multilinguisme. Une œuvre “comme si on déclarait que Babel était désormais viable.”
Puis, le silence est coupé en deux par une libellule
alors que les anguilles écrivent leur nom sur la plage claire,
lorsque le lever du soleil illumine la mémoire de la rivière
et que les vagues d’énormes fougères hochent au son de la mer.
Même si la fumée oublie la terre d’où pourtant elle s’élève,
et même si les orties comblent les trous où moururent les lauriers,
un iguane entend les haches, troublant la lentille de chaque appareil
de son nom perdu – lorsque l’île bosselée était encore appelée
« Iounalao » : « Où l’on trouve des iguanes. »
Extrait de Omeros, une adaptation contemporaine de L'Iliade aux Caraïbes (1990)
Une œuvre qui dit la douleur de l'histoire des populations caribéennes également, Derek Walcott étant lui même descendant de deux lignées d’esclaves :
Toute la civilisation caribéenne s’est fondée sur le génocide amérindien et la traite des Noirs. Il y a une vision très douloureuse dans l’œuvre de Derek Walcott qui est celle de cette mer Caraïbe tapissée des anciens esclaves qu’on jetait par-dessus bord. Et il dit très souvent que l’unité caribéenne est sous-marine, parce que ce tapis de cadavres relie toutes les îles entre elles. Patrick Chamoiseau
Dans l'émission Poésie sur parole du 18 décembre 1999, André Velter se penchait sur la figure de Derek Walcott à l'occasion de la parution de son recueil de poèmes Raisins de mer. Y étaient lus de larges extraits de l'ouvrage, commentés par Claire Malroux, la traductrice. Elle y comparait le poète à Prospero, l'enchanteur imaginé par Shakespeare dans La Tempête et capable d'asservir les monstres et les génies .
Derek Walcott dans Poésie sur parole, 1999
Durée : 32 min
Il a ce don de s’immerger dans ce qui est autour de lui et d’en faire des compagnons. Il y a dans ce recueil par exemple un poème où il traite le soleil de “soeur”, c’est d’ailleurs assez inattendu. Walcott a toujours eu une attirance extraordinaire pour la lune, qui est justement l’autre côté du masculin, le côté presque féminin, et très délicat, très vulnérable, qui existe à côté du barde qu’est devenu Walcott. Claire Malroux
Elle saluait également la dimension cosmique, tellurique, de l’œuvre de Walcott, également inscrite dans l'infini maritime.
Pourquoi est-ce que j’imagine la mort de Mandelstam
parmi les cocotiers qui jaunissent,
pourquoi ma poésie guette-t-elle déjà derrière elle
une ombre pour emplir la porte
et rendre invisible jusqu’à cette page ?
Pourquoi la lune s’intensifie-t-elle en lampe à arc
et la tache d’encre sur ma main s’apprête-t-elle pouce en bas
à s’imprimer devant un policier indifférent ?
Quelle est cette odeur nouvelle dans l’air
qui jadis était sel, sentait le citronnier à l’aube,
et mon chat, je sais que je l’imagine, bondit hors de mon chemin
les yeux de mes enfants semblent déjà des horizons
et tous mes poèmes, même celui-ci, veulent se cacher ?
Extrait de Raisins de mer (1999)
Hélène Combis-Schlumberger