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Raphaël Confiant : "L'œuvre de Fanon renvoie l'Algérie à un échec"

Propos recueillis par Hassina Mechaï
Raphaël Confiant : "L'œuvre de Fanon renvoie l'Algérie à un échec"

ENTRETIEN. Récent auteur d'un livre sur Frantz Fanon, Raphaël Confiant explique l'interaction entre la pensée de celui-ci et l'Algérie, qu'il a tant aimée.

Il est intarissable sur le sujet, entre souvenirs, anecdotes et réflexion politique sur l'œuvre de Frantz Fanon. Tout juste arrivé à Paris, malgré les 8 heures d'avion, Raphaël Confiant parle avec une évidente admiration, voire tendresse, pour le psychiatre martiniquais de Blida sur les traces de qui il est parti. Avec respect aussi pour un homme qui a mis au service de la libération du peuple algérien, son peuple d'adoption, son énergie, son refus de l'injustice et son désir de liberté. Fanon est un géant de la pensée décoloniale, à travers notamment ses deux essais incandescents, Peau noire, masques blancs et Les Damnés de la terre. Avec délicatesse dans son regard sur l'homme Fanon, avec objectivité aussi sur le penseur, Raphaël Confiant décrit ainsi une trajectoire fulgurante. À travers Fanon, l'écrivain phare de la créolité interroge aussi, en pointillé, l'identité, choisie ou subie, racine ou rhizome. S'interroge-t-il aussi, on croit le deviner. Un livre en essentiel(s). Rencontre.

Le Point Afrique : Y a-il un mythe Fanon aux Antilles ?

Raphaël Confiant : Oui, qui est lié à sa trajectoire fulgurante et à sa mort précoce, 36 ans. Fanon a une existence brève et tragique. Il a, malgré la brièveté de son existence, vécu plusieurs vies. Il a rejoint les Forces française libres (FFL) à l'âge de 18 ans. Il a combattu dans les Vosges, a été blessé, puis décoré. Ensuite il a été nommé à l'hôpital psychiatrique de Blida et là il soignait les Moudjahidines blessés, gratuitement. Jusqu'à ce que cela devienne intenable et là il a fui à Tunis pour rejoindre le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Il écrivait dans le journal El Moudjahid, est devenu responsable des services psychiatriques de l'Armée de libération nationale (ALN). Puis, il a demandé à être enterré en terre algérienne alors qu'il y avait cette ligne électrifiée de 30 000 volts, la ligne Challe, qui empêchait d'entrer en Algérie depuis la Tunisie. Le GPRA a réussi à passer cette ligne électrifiée et l'a enterré en terre algérienne, au prix de pertes humaines. Tout cela reste fascinant. Il y a donc cette attraction aux Antilles pour l'Algérie. Beaucoup d'Antillais sont partis sur les traces de ce mythe, ont pris des noms algériens, s'y sont mariés. Ainsi l'écrivain Daniel Boukman, autre insoumis martiniquais, qui a été longtemps responsable de la cinémathèque d'Alger.

La forme du livre semble hybride, et en cela, avec plusieurs entrées. Est-ce une biographie romancée, un essai, un roman biographique ?

J'appelle cela une biographie imaginée, dans le sens où j'ai voulu me couler dans le personnage de Fanon. C'est pour cela que je parle en « je ». Mais je n'ai pas voulu le faire tout au long du livre car cela aurait été présomptueux. J'ai eu cette tentation, je l'avoue, au départ. Me mettre totalement dans sa peau. Puis j'ai pensé que le résultat ne serait pas objectif. J'ai alors introduit des passages en « il », en narration objective, qui permettent de se distancier du personnage et parfois d'avoir des points de vue légèrement différents. Cela peut dérouter le lecteur au début mais cela montre aussi la complexité de Fanon. Faire une biographie classique aurait été d'une banalité affligeante et aurait été d'une seule linéarité, chronologique. Fanon est un personnage trop complexe, de zigzags constants, pour se prêter à une simple biographie. Sa vie est un puzzle.

Donc par les procédés narratifs multiples, vous imagez cette complexité ?

Exactement. J'ai volontairement refusé l'approche chronologique car l'existence de Fanon est faite d'existences superposées. Beaucoup dues au hasard aussi. Quand il quitte la Martinique par exemple, il demande à Senghor un poste à l'hôpital psychiatrique de Dakar. Senghor ne répond pas. Je pense qu'il s'est opposé à cette nomination. Senghor est devenu président mais sans conflit avec le colonisateur et Fanon était trop frontal. Autre exemple de hasard : il demande à Aimé Césaire de rédiger en 1961 la préface des Damnés de la terre. Césaire ne répond pas, ce qui me semble être un refus implicite. Mais Sartre a accepté de rédiger cette préface. Je ne critique ni Césaire ni Senghor. Ils devaient composer avec des réalités de pouvoir. Ce n'était pas une position confortable. Cela l'était plus pour Fanon, intraitable mais sans responsabilité politique quotidienne.

Comment avez-vous travaillé pour réunir ces éléments biographiques ?

Tout est vrai dans ces éléments de vie, seuls les dialogues ou monologues intérieurs sont inventés. J'ai retrouvé des faits réels, je n'invente rien. Quand Fanon allait en Kabylie et était émerveillé par le Djurdjura, c'est vrai. Quand il parle avec cette vieille femme kabyle qui lui raconte un conte ancien, c'est vrai aussi. Il allait régulièrement en Kabylie car il voulait comprendre la culture berbère. Que Fanon ait assisté à un concert unique de Brel à Alger, cela s'est passé. Brel a chanté, imperturbable, sous les huées des Pieds-Noirs qui lui reprochaient de ne pas les soutenir. Fanon avait réellement aussi imaginé d'envahir l'Amirauté et à partir de là, bombarder au mortier le quartier de Bab-el-Oued. J'ai travaillé sur toutes sortes de documents. Puis mon expérience de l'Algérie m'a beaucoup aidé aussi. J'y ai vécu 2 ans, à Alger, dans le quartier de Ben Aknoun, à El Harrach aussi. J'allais souvent à Blida pour voir l'hôpital psychiatrique de Fanon.

Votre « je » qui fait parler et penser Fanon semble un peu timide. Est-ce le cas ?

C'est exact. C'est par peur de toute présomption. Ce n'est pas rien de se mettre dans la peau de quelqu'un comme Fanon. C'est risqué. Je pensais à sa famille. Mais j'entre très peu dans la vie privée de Fanon. Son couple était très pudique. Mais j'ai toujours cette mauvaise conscience de me mettre à la place de Fanon. J'avais peur d'un abus de pouvoir d'écriture.

Pourquoi le qualifier de « guerrier de silex » ?

L'expression est tirée d'un poème de Césaire écrit en hommage à la mort de Fanon Hommage au guerrier silex. Fanon était un intransigeant, ce qui n'est pas du fanatisme. Quand Fanon a fini ses études, il est reparti en Martinique ouvrir son cabinet de psychiatre. Mais devant la société martiniquaise étouffante, il est reparti et n'est jamais revenu. Sartre a eu beau caricaturer Fanon, dans sa préface des Damnés de la terre, en parlant de violence, je note qu'aucun mouvement fanatique ne cite Fanon. Sa pensée est si complexe qu'elle ne peut se prêter à la violence fanatique. Mais Fanon n'était cependant pas Gandhi. Mais il pensait que la lutte de libération des peuples pouvait régénérer à la fois le colonisé et le colon. C'est en cela que sa pensée est fondamentale. La contre-violence ne devait pas seulement régénérer le tiers-monde. Fanon était un internationaliste. Pour lui, la libération des peuples du Sud allait rejaillir positivement sur l'Europe et toutes ses vieilles idéologies. La préface de Sartre a eu l'avantage de faire connaître Les Damnés de la terre, mais a caricaturé la pensée de Fanon. La phrase qu'on lui attribue « un bon colon est un colon mort » était de Sartre, pas de lui. Fanon n'est pas un apôtre de la violence : il n'aurait été en faveur ni du régime autoritaire algérien ni de l'islamisme. Il voulait une Algérie pluriethnique, plurireligieuse, plurilinguistique. Je suis sûr qu'il n'aurait pas approuvé une Algérie avec une seule identité arabo-islamique. Il dénonçait le racisme anti-noir par certains Arabes. Il avait pressenti aussi la question berbère.

Vous citez Fanon qui dit « J'ai mal à l'Afrique noire ». On sent qu'il avait mal aussi à l'Algérie. Mais ces douleurs n'ont-elles pas été aussi la sublimation de sa douleur à la Martinique ?

Oui, je le pense aussi. Enfin, il trouvait un peuple debout. Un peuple tout court, ce qu'il ne pensait pas voir en Martinique. C'est là où on peut lui faire une petite critique. On ne peut pas comparer ce qu'Édouard Glissant appelle « les peuples ataviques », qui existaient avant la colonisation, avec nous, des Amériques, qui sommes des créations de la colonisation. Quand les Français arrivent en 1830, l'Algérie a déjà un peuple. Mais les peuples créoles, mot qui vient de creare, « créer », sont le résultat direct du processus de colonisation. La prise de conscience identitaire est forcément plus difficile et plus longue que pour des peuples qui ont préexisté à la colonisation. Il y avait chez Fanon ce désir qu'ont beaucoup d'intellectuels antillais d'oublier qu'ils sont d'une société artificielle et de vouloir se vivre comme le produit d'une société atavique.

S'est-il inventé une autochtonie par l'Algérie, notamment en devenant Omar Ibrahim Fanon ?

Oui, il a ce rêve de l'identité atavique. L'identité créole est difficile à vivre, car elle est jeune, fragile, n'a pas d'ancestralité. Tandis que si on devient Omar Ibrahim, on s'inscrit dans une histoire millénaire, une historicité, dans la lignée de Bilal, le premier Noir converti à l'islam. Les Antillais installés en Algérie ont non seulement changé de prénom mais aussi parfois de nom.

Vous évoquez les massacres du 8 mai 1945 à Sétif. Vous parlez aussi du napalm déversé sur les régions algériennes par l'armée française. Comment expliquer que ces faits soient si peu connus ?

Le napalm était déversé pour empêcher les katibas de circuler dans les forêts denses. Fanon a eu à soigner des gens qui ont subi ces bombardements au napalm. On n'en parle pas car une omerta subsiste sur la guerre d'Algérie et cela n'est pas flatteur non plus. C'est encore trop frais dans la mémoire. Ce sera aux nouvelles générations d'en parler sans colère. D'autres choses sont à revoir dans cette guerre ; par exemple, on n'a jamais chassé les Pieds-Noirs. Ils sont partis d'eux-mêmes. Personne ne pouvait chasser un million de personnes. C'était impossible. Puis l'OAS a senti le fait minoritaire pour les Pieds-Noirs et n'en a pas voulu.

Fanon était très sévère envers Camus et sa philosophie de l'absurde. Pourquoi ?

J'ai traduit en créole L'Étranger, j'aime Camus. Mais il a été très ambigu car il était déchiré. Mais aussi je le soupçonne de n'avoir pas voulu être une minorité dans l'Algérie indépendante. Car les Pieds-Noirs étaient un million de personnes et les Algériens arabo-berbères 8 millions. Camus n'imagine pas un pouvoir algérien où ils seraient minoritaires ; sans doute pensait-il pouvoir être toujours en position dominante. Pourtant la majorité des Pieds-Noirs étaient pauvres. Camus a fui quelque part l'Algérie et le conflit. La philosophie de l'absurde peut alors paraître comme une fuite en avant, une philosophie un peu gratuite, hors-sol, déconnectée. L'absurde alors qu'une guerre féroce se déroule, avec tortures et horreurs. Fanon ne pouvait adhérer à cela, à cet homme qui célèbre les noces avec la terre tandis qu'on massacre. Mais Camus et Fanon auraient pu se retrouver après la guerre, s'ils n'étaient pas morts aussi jeunes. Camus aurait peut-être revu sa position.

Qu'est-ce que l'Algérie pour vous ?

J'ai vécu à Alger dans les années 74-75, à l'époque de Houari Boumediene. C'était la Mecque des Révolutionnaires. J'ai connu cette époque où Alger était le siège des Black Panthers, des mouvements révolutionnaires du Sud comme l'ANC. J'étais là quand les Black Panthers ont détourné un avion américain sur Alger et ils ont été accueillis par le gouvernement algérien. J'étais à l'époque de l'arabisation et de l'industrialisation. Tous les étrangers qui venaient en Algérie étaient en admiration devant Boumediene. Il accueillait tous les leaders du tiers-monde. Je n'y suis pas retourné depuis. J'y étais parti sur les traces de Fanon, sur celles de plusieurs insoumis martiniquais qui avaient refusé de faire la guerre d'Algérie. Pour nous, les Martiniquais, l'Algérie était un peu un modèle dans les luttes de décolonisation, c'était la terre qu'avait choisie le grand Frantz Fanon. Cela ne pouvait que nous attirer. Mais j'ai quitté l'Algérie quand j'ai senti que la bourgeoisie nationale trahissait les idéaux de la révolution. Car les signes de l'islamisme des années 90 étaient déjà là, dès les années 70. Cette bourgeoisie qui a recueilli l'indépendance n'a pas bien réparti les richesses et cela a semé les germes de l'islamisme. L'islam a été utilisé sciemment pour calmer la colère sociale. C'est un pays que j'ai vraiment aimé. Souvent, je rêve de l'Algérie. Ce livre a été pour moi le moyen de retrouver l'Algérie. Le peuple algérien est vraiment attachant. Je n'y suis jamais retourné car cela est devenu une blessure. De voir ce pays qui avait tant de promesses devenir le pays d'un régime aussi autoritaire et obscurantiste.

En quoi la pensée de Fanon est-elle actuelle et vivante pour l'Algérie actuelle ?

Je crois savoir que son héritage de psychiatre n'est pas bien conservé à Blida. Plus largement, Fanon n'est pas en odeur de sainteté en Algérie. Il avait une pensée complexe, qui n'est pas dans le « Un ». En Algérie, le « Un » militaro-autoritaire s'oppose au « Un » islamiste. Mais ce sont deux frères ennemis. On dit parfois que les militaires sont moins pires que les islamistes. Mais avec de telles richesses, l'Algérie se vide de ses élites, au profit du Québec. À la Silicon Valley, les ingénieurs francophones les plus nombreux sont algériens. Ils développent donc les États-Unis et non l'Algérie faute d'y trouver leur place. C'est un crime contre l'Algérie. L'œuvre de Fanon renvoie l'Algérie à un échec, à des espoirs non tenus.

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