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RHUM 1

Par Thierry Caille
RHUM 1


à Françoise Ropartz, fée verte.

Qui, au sein de certaines angoisses, au fond de quelques rêves n'a connu la mort comme une sensation brisante et merveilleuse avec quoi rien ne se peut confondre dans l'ordre de l'esprit ? 

A. Artaud

Vieux Glenfiddich écossais, single malt de Speyside

et toi Lophraig, whisky de Islay,

curaçaos bleutés, liqueurs d'oranges amères,

alcoolats de mélisse et de thym

et vous tafias martiniquais qui suintez des mornes,

blanches vodkas poivrées, punchs ambrés, purs ou métissés de jus,

toi, traître Cuba libre, tequila, mescal cyanuré,

eaux-de-vie, moûts et vieilles fines,

pinots, vins glorieux de la lointaine France, grenache

et même toi infâme pinard, vinasse, soupe du pauvre,

venez tous à ma table,

tous ce soir que l'on rie.



Elle est partie ce soir, je ne la verrai plus.

Parce que je buvais, elle est partie.

Et moi, je buvais parce qu'elle n'est jamais venue

dans cette gésine de jours où je l'attendais,

sur ce beau coteau couvert de bleuets

où j'avais tant semé de rêves,

mâché la terre, sarclé, épierré,

éparpillé au vent ce froment de mes nuits d'aube poudrées de glumes,

le grain de mes songes embués d'attentes,

battu sur les avoines folles, ourlées de coquelicots, escarboucles,

les seigles roux de mon enfance,

les musoirs de mon adolescence où claquaient des vents salés,

et les pierreries des amours en herbe, adventices de ma lente moisson.



Non, elle n'a jamais parcouru de ses pieds délicats

mes forêts sombres, mes campagnes secrètes,

ni étendu son corps frêle sur la mousse des sous-bois,

ni caressé les sphaignes de mes mares

sous le coassement insolite des rainettes.

Non, non, il existe un pays tout au fond de moi-même

aux rives adamantines de mes rêveries

où jamais tu n'as poussé ton âme de maritorne.

Sur ces landes infinies nimbées de brume,

ma toundra profonde, ondulée, hérissée de cromlechs,

comme une vague de bruyères dentelée de lichens,

jaspée de buis, de nard, sur cette steppe désolée,

dans le soleil cuivreux, jamais,

non jamais, tu n'as empoigné le crin de ma puissante encolure.



Dans la gerbe de maërl et de silice qui volaient sous mes sabots de vent,

l'éperon du poitrail brisant la houle molle

des taillis de bouleaux,

creusant

l'air arctique de mes naseaux fumants,

le chanfrein balayé de larges traînées d'écume,

la crinière en long flot de prêles entrelacées,

moi, lourd cheval circassien, pommelé,

étrave noire sur la plaine,

sous l'oeil immobile

des circaètes,

je chevauchais sans fin, coursier infatigable,

martelant les heures et les jours, la steppe désertique de l'existence

d'un galop sauvage et terrible, tocsin lugubre des nuits mauves d'insomnies.



Mais l'amour du vent,

l'élan, la course, la longue chevauchée,

les dislocations orogéniques sous mes sabots de feu,

l'amour de l'âpre liberté,

essence sur le grésillement des jours,

loin des sentes humaines où transhument tristement les troupeaux,

l'insolite, la dure liberté,

jamais, non jamais,

tu ne l'as connue.



Certes, certes, tes yeux séraphiques

ont troublé le calme obstiné de mon erre d'aérolithe.

Certes, ton corps inachevé d'adolescente perverse,

ton âme noire semée de chénopode, infusée d'euphorbe,

cariatide pensive sous une corniche de jours érodée

par un destin meurtri d'orpheline,

par ta lente athymie sous les stupéfiants,

par ton passé disloqué, naufragé sur les brisants de la misère,

certes, certes, tout cela a attendri mon cœur de granite,

liquéfié mes feldspaths et mes quartz,

ralentit mon allure de cheval sauvage et peut-être un instant,

ai-je rêvé de mors, de licol, d'étriers et d'étable.

Il me fallait la course et tu restais figée,

orante marmoréenne,

statue d'ophite verdâtre,

abandonnée aux mousses au fond du parc solitaire,

abandonnée aux déjections corrosives des ramiers,

abandonnée aux gélivures du temps.

Non, vaniteuse messaline,

tu n'as rien su de rien, des terres démarrées, des latitudes sidérales, des lointains enivrants,

et tu gis,

marbre mort

dans le givre glacé du parc

où l'éternel automne fait pleurer sur ton corps

pétrifié à jamais, les grands tilleuls, les longs sycomores,

d'une bruine sépulcrale de feuilles jaunissantes, mortes comme tes yeux morts,

trompeuse Ophélie.

Te souviens-tu des fontaines, des sources

où tu me fis boire à longs traits appliqués,

des vasques de tes seins, te souviens-tu quelle eau croupie de tes vasières

a trempé mes naseaux dans le vert cresson ?

Quelle eau, quel lait, quel ambre précieux, quel subtil élixir,

quels hydrolats, quelle amère infusion, quel bouillon de simples,

quelle eau légère, pure, cristalline a percolé tes glaciers, tes calcaires ?



Et bien, ce fut la froide larme de l'alcool,

saveur vireuse des ciguës de tes fioles,

au bord de tes mares corrompues,

arsenic du lait d'euphorbe.





Et, vois-tu, ils sont tous là,

ce soir à ma table,

vieux Glenfiddich, curaçaos turquins, vermouths, verte absinthe, cyanure, cabernets et pinots, chablis, ale anglaise, pulque du Mexique, biefs des distilleries antillaises, mescal, lambick wallon, schnaps, tokays hongrois, lacryma-christi, hydrolats d'arsenic, vins charpentés de Rhénanie, moût fermenté des lambrusques, crémants, asti, vespétro, tord-boyaux, tafia, poiré, fine, marc, genièvre, quinquina, brou, kirsch, ouzo, akvavit, gin, mirabelle, kummel, arack, quetsche, hydromel, muscats, petit byrrh des buvettes, bitter, cédratine, sakés, cervoise, alcool de riz, vodkas, rhums.

Tous mes enfants sont là.

Voici ton frai,

Gorgone fertile.

Et il faut que je rie.





Thierry Caille


 


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