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RHUM 512

Par Thierry Caille
RHUM 512


 

 

Ma femme est morte, je suis libre !

Je puis donc boire tout mon soûl.



C. Baudelaire








Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Sur le front moite du soir perle une goutte d'ennui.

Sous les tropiques, la nuit s'abat comme une lame bleutée

sur le cou rouge des jours condamnés à l'oubli.

La pénombre poisseuse envahit le jardin immobile.

Aux forges du crépuscule souffle un alizé régulier

qui rougit des pierreries dans le chaudron céleste,

constellations au sillon elliptique du labour de la nuit.

Il pleut dans mes oreilles des comètes de grenouilles.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

L'heure hésite à passer, le temps a posé sa cognée.

Une écume d'instants se tient à la crête du jour

qui roule vers le sable de la nuit, inexorable vague souple,

répétée identique, à l'infini, qui vient mourir

sur la falaise de craie d'une vie lentement sapée, érodée.

Une dernière lueur, cramoisie, prend refuge loin dans la mer caraïbe.

Grave, pesant, ébranlant l'encre des flots, passe,

pachydermique et majestueux, un paquebot étoilé, en lente transhumance.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

La vibration d'une journée inutile s'amortit et se perd

dans le silence opaque, infléchi de stridulations obsédantes.

Les mots, dits et entendus, mouches grises au vol imprévisible

bourdonnent puis gisent dans la coupe de mémoire à vider, futiles.

J'attends la sûre morsure des stégomyies, invasion rituelle

de myriades d'insectes charriant les fièvres paludéennes

qu'appellent mon corps lassé des lymphes saines, avide de toxines,

mon esprit vide soucieux de délires neufs, de dérèglements physiologiques.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Incarcération de mes rêves de vent

dans cette citadelle de haute mer,

île cernée de flots calmes, marécages sans issue, gangue du désir,

incarcération de ma pensée baignée de rhum,

chrysalide immobile d'un improbable papillon,

telle fut la sentence. Exil sans patrie connue,

déracinement hors de la lointaine terre originelle dans l'oubli de cette terre,

lente dérive, errance sans fin, destin d'apatride.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Une solitude lancinante a lentement noyé mes jours,

envahi mes caves, mes celliers, mes cryptes de troglodyte,

crue lente, sûre, crue aux aigres limons, terres naufragées,

humanité engloutie, oubli des basses eaux, autisme.

Une solitude oppressante a fleuri parmi les laîches

de mon marais nauséeux, étrange nymphéa sanglant.

Son éclat vibre chaque nuit sur les mauves profonds, les marines.

Y a-t-il une âme vive dans ce désert plus désolé que l'enfer ?



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Deux pêcheurs rentrent lentement leur yole. Un chien maigre

court sur le sable cendreux. Passent quelques antillaises,

le front haut, le pas nonchalant. Il fait nuit. L'air est poivré

d'aromates et d'essences mêlées. Glissent près de ma case

des ombres furtives. La bougie tremble, miroir qui se consume,

jette des pétales de clarté, fugaces, sur les palmes alanguies

des arbres tropicaux du jardin. C'est l'heure du whisky

pour mon voisin, suisse ou alcoolique ou les deux.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Voilà que le rhum embrase ma gorge,

lave chaude sur l'estuaire de mon gosier,

or en fusion qui roule incandescent sur les biefs de mon corps,

senteur miellée des cannes, arômes confus de fleurs,

goût âcre, morsure vive, brûlure lente

qui dévore la mémoire et consume l'ennui,

l'angoissante solitude et les charbons amers des regrets, des remords.

Il pleut en moi, mordorées, un déluge de flammèches, vagues de feu.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Soudain la nuit s'éclaircit d'un soleil neuf

qui irradie mes camps d'ombre. Clarté surnaturelle,

douce chaleur, jetées sur le marbre des pensées glaciaires.

Joie aérienne d'exister simplement. Un plaisir langoureux s'insinue

et déchire l'heure. Tout, absolument tout, s'infuse de bonheur,

ivresse naissante comme une aube virginale

qui conquiert les dernières positions des noirs sentiments.

Éclat symphonique, frissons d'extase, béatitude.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Peu à peu disparaît le sombre décor du jardin, de la case.

De la mémoire, transhument, s'enfuient les noirs troupeaux. Un grand drap

d'oubli couvre l'encéphale vers qui ruissellent des coulées de rhum.

D'étranges fleurs monstrueuses naissent sur les terres charriées

par mon âme en genèse. Elles jettent sur la robe violet de la nuit

des tons turquins, des ors, des teintes turquoises, grenat, safran.

Vient un défilé de violons, de hautbois, de cors et de cuivres

qui brisent le métal de l'air d'un poème symphonique troublant, ivresse.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Des rémiges ensanglantées naissent sur mes bras, le long de mon corps abstrait.

Déjà je vole, haut dans le vent, trouant l'écorce de la nuit

vers d'inaccessibles atmosphères, doublant les caps, les péninsules,

quittant les îles, les archipels, haut sur l'océan, je vole loin des terres émergées,

vers des limbes infinis, des espaces sidéraux.

Et les vents cosmiques m'entraînent dans de lointaines galaxies,

pâturages sempervirents de mes lentes ruminations.

J'escalade les raides alpages du temps, au bord des origines, loin des mémoires, ivresse.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Mais des cuirasses de fer brillent devant moi et des lances.

Armées, hordes, lansquenets je suis prêt au combat.

S'il me faut vider l'épaisse haine que je porte

contre vous, contre les dieux et les enfants, et surtout contre moi,

je vais me battre, mes yeux ont soif de plaies, mon sang a soif de sang,

déchaînement des pulsions animales, crues brisant les digues.

Métal, feu, sang, haine, sueur, je roule sur des vagues maléfiques,

emporté par le courant rapide du fleuve de rhum, violence.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Vitreux, mes yeux rougissent lentement, s'injectent de vif cyanure carmin.

La voix se brise, rauque, sépulcrale, torrent glauque de mots enchevêtrés,

jetés sur le cristal de la nuit, incantations crépusculaires.

Mes mains tremblent déjà, feuillage secoué par la brise du rhum.

Irrigué de veinules d'alcool, loin des filtres hépatiques dérisoires,

le cerveau, masse molle pourrissant, s'asphyxie doucement.

Une lourde dalle de granite l'écrase contre le crâne, fermentation.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Le temps épuisé s'est figé au creux de la nuit,

heures immobiles qui gisent noyées dans mon verre de rhum.

L'envol gracile des pensées fermente maintenant en d'obscurs cauchemars

qui résonnent lugubrement comme la cloche perdue d'un monastère oublié.

Tout un bestiaire monstrueux, faune tératologique de la géhenne,

migre lentement vers les savanes dévastées de mon cerveau, distillation.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Les teintes s'effacent, une pluie de suie, anthracite de mon corps agonisant

éclate tout autour de moi en lourds paquets de cendres.

Toute pensée, tout objet porte un deuil irréversible.

Seuls brillent la bougie et l'éclat du verre de rhum

dans une nuit nouvelle, plus noire que la nuit, crypte mortuaire, échafaud, suicide.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Le sens se détache lentement des mots. Les écluses de la raison

qui réglaient le trafic houleux des pensées ont éclaté,

vannes brisées sous les coups de boutoirs du rhum, folie latente.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Adieu idées, raison, sens, mots, folie, couleurs, mort, rêves, métal, eau, rhum,

turquin, incarnat, viride, mauve, safran, gris pers, noir de jais, délire.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Nuit, suicide, tombe, enfer, agonie, crépuscule, mort.



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Nuages bleutés qui passez,



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Nuages bleutés qui passez,



Un verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.

Bleuasses nugés qui patez,



Un dernier verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.



Encore un dernier verre de ti-punch, citron vert et sucre de canne.







39 Octembre 2541




Thierry CAILLE



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