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SEVERINE KODJO-GRANDVAUX : « LA COLONIALITE EST TOUJOURS D’ACTUALITE ! »

By Parfait Tabapsi http://thisisafrica.me/
SEVERINE KODJO-GRANDVAUX : « LA COLONIALITE EST TOUJOURS D’ACTUALITE ! »

Journaliste, Sévérine Kodjo-Grandvaux n’est pas moins philosophe. Elle a soutenu une thèse sur la construction et la déconstruction de l'idée de "philosophie africaine" à Rouen et publié ‘Philosophies africaines’ (Présence africaine, 2013). Invitée à Dakar et Saint-Louis dans le cadre des Ateliers de la pensée, elle a présenté une communication sur l’estime de soi en Afrique. Elle en explique ici le contenu ainsi que sa réflexion sur la décolonisation des savoirs.

Vous avez fait une contribution aux Ateliers de la pensée qui portait sur l’estime de soi. Quel contenu mettez-vous dans ce concept-là ?

Je me suis rendu compte que depuis quelques temps, un mot d’ordre revient dans les discours de différents universitaires africains ou afro-diasporiques : il faut décoloniser les savoirs. Cette injonction n’est pas nouvelle. Elle était déjà très présente dans les années 1950. Et ce qui m’intéressait dans ma contribution aux Ateliers de la pensée, ce n’était pas de savoir ce que recouvrait cette décolonisation mentale en tant que telle, mais ce qui fait qu’à un moment donné, des chercheurs, des universitaires ou intellectuels sont amenés à oser dire qu’il fallait par exemple décoloniser la philosophie ou les savoirs.

Il faut avoir conscience que ce que l’on a été dénigré pour des raisons idéologiques et donc ré-affirmer non pas tant ce que l’on a été que ce que l’on veut être, aujourd’hui et demain.

La décolonisation conceptuelle est une remise en question des savoirs tels qu’ils existent. Mais aussi des disciplines telles qu’elles existent, c’est-à-dire fermées, séparées les unes des autres. Il s’agit de décloisonner la pensée. Ce qui m’intéressait était moins le grand mouvement de pensée que constitue la décolonisation conceptuelle, que les sentiments qui produisent de la pensée : quels sont les sentiments qui sont à l’origine de cette pensée ? Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné un individu ose s’affirmer et dire que «les savoirs établis tels qu’ils existent, je ne m’y reconnais pas» ?

On est là au fondement même de la posture intellectuelle de la rupture ?

Exactement ! Qu’est-ce qui fait que quelqu’un ose la rupture, la transgression disciplinaire et intellectuelle ? Cette interrogation s’inscrit dans une réflexion plus large sur une dynamique qui porte trois aspects de l’affirmation de soi : le refus de l’assignation identitaire et la revendication de son identité propre, de son ipséité ; la revendication d’être accepté comme producteur de sens, au sein des savoirs académiques et scientifiques ; mais aussi au sein de la cité, c’est-à-dire l’exigence d’être reconnu comme citoyen.

Quels sont les facteurs qui concourent à cette rupture ?

Ils sont multiples. Mais celui qui me semble le plus déterminant, c’est l’estime de soi. L’estime de soi signifie avoir conscience de ses valeurs, de ce que l’on est, de ce que l’on veut être. C’est une façon de dire «moi je veux être ceci et je suis capable de l’être !» Cela a donc un lien avec la dignité. Vous savez, les premiers savoirs occidentaux sur l’Afrique, tels qu’ils s’enseignent dans les universités, sont l’anthropologie et l’ethnologie. Or ce sont des sciences coloniales. Elles ont été créées par les Européens pour mieux connaître les populations à coloniser, et donc pour dominer et exploiter les sociétés africaines. Pour contester ces savoir établis quand on est africain ou afrodiasporique, comme l’ont fait Césaire et Senghor dès les années 1930, je crois qu’il faut avoir une sacrée dose de courage mais aussi d’estime de soi. Il faut avoir conscience que ce que l’on a été dénigré pour des raisons idéologiques et donc ré-affirmer non pas tant ce que l’on a été que ce que l’on veut être, aujourd’hui et demain.

Séverine Kodjo-Grandvaux avec d'autres penseurs au cours de La nuit de la pensée à Dakar.

Séverine Kodjo-Grandvaux avec d’autres penseurs au cours de La nuit de la pensée à Dakar. Photo Guillaume Bassinet.

Convoquer aujourd’hui la notion de décolonisation des savoirs signifie que le monde n’est pas décolonisé !

Oui ! Malgré les indépendances, la colonialité est toujours d’actualité. C’est parce qu’on a des individus qui en ont conscience, qui ont suffisamment conscience de la valeur de leur réflexion, de l’importance de la réflexion pour penser le monde d’aujourd’hui qu’ils vont s’affirmer et revendiquer cette décolonisation conceptuelle.

Achille Mbembe, tout comme Felwine Sarr d’ailleurs, pense que la question africaine ne concerne pas seulement l’Afrique mais qu’elle est planétaire. Si on va jusqu’au bout de leur logique, cela suppose que l’Afrique devient moteur du monde parce qu’il ne peut pas y avoir une question mondiale qui ne soit, d’une manière ou d’une autre, africaine.

N’est-ce pas là un postulat scientifique de réaction ?

Non. Il s’agit plutôt d’un postulat d’affirmation que de réaction. Les deux approches se nourrissent. On réagit à une situation, mais on n’est pas dans la réaction négative. Cette dernière pourrait conduire à l’autodestruction, à la haine de soi ou à la honte de soi. L’estime de soi, en revanche, nous conduit dans une dynamique positive et créative : c’est parce que je vais m’affirmer dans une situation où je suis minoritaire que je vais trouver les moyens de contourner les obstacles que la société m’impose pour pouvoir justement m’affirmer.

Quelle forme revêt à vos yeux cette estime de soi pour ce qui est de la science ?

Plusieurs exemples ont été développés au cours des Ateliers de la pensée ici. Yala Kisukidi a par exemple insisté sur la nécessaire décolonisation de la philosophie. Des philosophes comme Eboussi Boulaga ou Valentin-Yves Mudimbe, qui ont une pensée critique extrêmement forte, doivent incorporer le corpus de la philosophie. C’est pourquoi elle propose depuis cette année à l’université de Paris 8 un séminaire sur ce thème. C’est très important. Achille Mbembe, tout comme Felwine Sarr d’ailleurs, pense que la question africaine ne concerne pas seulement l’Afrique mais qu’elle est planétaire. Si on va jusqu’au bout de leur logique, cela suppose que l’Afrique devient moteur du monde parce qu’il ne peut pas y avoir une question mondiale qui ne soit, d’une manière ou d’une autre, africaine.

Séverine Kodjo Grandvaux. Photo Parfait Tabapsi.

Séverine Kodjo Grandvaux. Photo Parfait Tabapsi.

L’Afrique est éclatée. Une certaine idéologie non décolonisée enferme l’Afrique dans son continent. Un contre-discours qui réintègre la diaspora africaine à l’Afrique se fait entendre. Du coup, on a une force de mobilisation plus large. L’Afrique a toujours été dans le monde et l’affirmer c’est suffisamment avoir conscience de l’Afrique et des cultures qui la composent. L’Afrique a toujours été dans le monde; les routes commerciales traversaient le continent, venaient d’Asie, transitaient par Zanzibar, franchissaient le Sahara et arrivaient jusqu’au nord du continent avant de continuer en Europe. Quand il y a du commerce, il y a des hommes et des femmes qui échangent des biens, certes, mais aussi des idées. Ce qui fait que l’on a par exemple traduit Aristote à Tombouctou durant la période dite du moyen-âge africain. C’est cela l’estime de soi. C’est avoir conscience de son héritage et refuser qu’il disparaisse au nom de valeurs autres, qui ne m’apportent pas nécessairement de quoi construire mon avenir. C’est s’inscrire dans l’Histoire et refuser que l’autre dominant ne me fasse pas de place dans ce monde en commun, qui est le seul que nous ayons. C’est ça qui va nous permettre de mettre fin à l’injustice épistémique qui consiste en une dévalorisation des savoirs africains par les sciences coloniales.

Il s’agit donc de redonner de l’importance à des dynamiques internes pour voir comment on transforme ces dynamiques-là pour construire un futur qu’on se choisit. En le faisant, on répond à des préoccupations diverses comme les curricula de formation des enfants, l’avenir de la jeunesse afin de l’empêcher d’aller mourir en mer ou dans les bataillons de Boko Haram…

Sur le continent, avez-vous répertorié des foyers de cette nouvelle approche qui bat en brèche la perspective coloniale de la pensée ?

Il y a des individualités qui sont engagées dans cette dynamique-là. Ici au Sénégal, et plus précisément à l’université Gaston Berger, Felwine Sarr a mis sur pied une UFR des Civilisations, des religions des arts et de la communication (CRAC) et où toute une réflexion est menée sur les langues africaines, par exemple. Le Codesria, depuis Dakar,fait un travail remarquable. Les initiatives, en ce sens, sont beaucoup plus nombreuses qu’on pourrait le croire. Il faudrait qu’elles parviennent à se mettre en relation.

Cet art de ramer à contre-courant des sciences établies peut être bénéfique dans la construction de ce qu’Achille Mbembe appelle l’Afrique qui vient ?

L’idée c’est de voir dans ce magma en formation, dans tous ces mouvements en cours ce qui peut être utilisé, mobilisé et investi pour un avenir radieux. C’est là l’une des problématiques du futur. Le futur  n’est pas quelque  chose qui va arriver mais ce que l’on construit, mais cette construction peut emprunter des directions opposées car il y a toujours des forces et des intérêts contradictoires qui s’affrontent. Il s’agit donc de redonner de l’importance à des dynamiques internes pour voir comment on transforme ces dynamiques-là pour construire un futur qu’on se choisit. En le faisant, on répond à des préoccupations diverses comme les curricula de formation des enfants, l’avenir de la jeunesse afin de l’empêcher d’aller mourir en mer ou dans les bataillons de Boko Haram… Tout cela revient à dévoiler un projet de société qui tienne compte de ce que l’on veut pour le devenir du continent.

 

 

Post-scriptum: 
Séverine Kodjo-Grandvaux. Photo Guillaume Bassinet.

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