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Venezuela : le « hors-jeu » des intellectuels

Pierre DERONNE
Venezuela : le « hors-jeu » des intellectuels

Le commissariat est un tas de ruines et de cendres. Il a été assiégé pendant quatre heures par un groupe d’une vingtaine de personnes munies d’armes à feu et un tireur d’élite, qui ont fini par l’incendier et le détruire en utilisant une excavatrice volée dans un établissement appartenant à ‘état lors de pillages. Six policiers ont été blessés. C’est tout juste s’ils ont pu sauver leur peau car ils étaient moins nombreux que les paramilitaires qui leur ont tiré dessus quatre heures durant dans l’objectif de les tuer. Combien de balles pendant une telle durée ?

Devant le commissariat, il y avait une place, sur cette place des gens parmi lesquels se trouvaient les paramilitaires. Celui qui nettoie les ruines et avec qui je parle pourrait même être l’un d’eux. La terreur hante le souvenir des militants chavistes qui étaient présents.

Une nuit, les lumières de la ville se sont éteintes, le ciel s’est illuminé de feux de Bengale et les destructions ont commencé. C’est comme cela que ça s’est passé au début.

Durant la journée, des groupes de 30 individus motorisés, portant des capuches et les armes à la main parcouraient les rues obligeant les commerces à fermer. « Hé les rats rouges ! nous allons vous tuer », criaient-ils. Certaines personnes ont dû se cacher pour éviter d’être assassinées par un groupe de quinze motards et deux voitures, devenant clandestins dans une ville ou un dispositif de contrôle militaire se déployait.

Le même jour, 7 autres commissariats ont été attaqués rien que dans l’État de Barinas, sans compter les commerces détruits. Ce qui signifie un total de 8 groupes disposant des moyens de mener cette action. Et cela ne s’est pas seulement passé à cet endroit, mais dans près de 10 villes et villages du pays ces dernières semaines.

Il s’agit d’attaques-surprise, avec occupation violente des lieux durant 1 ou 2 jours, jusqu’à une semaine dans certains cas. Une démonstration de force pour tester la réaction de l’État, des corps de sécurité et du chavisme.

Mais revenons-en au commissariat. Je marchais parmi les ruines et je tombe sur une déclaration d’intellectuels de gauche. (NdT : une forte visibilité a été offerte, p. ex. par le Journal français « Le Monde », à la pétition lancée début juin par un groupe d’« intellectuels de gauche », altermondialistes ou écologistes d’Amérique latine, d’Europe et des États-Unis dénonçant la « dérive » de Maduro. Le soutien au gouvernement vénézuélien, accuse ce texte, « relève non seulement d’un aveuglement idéologique néfaste, mais il contribue malheureusement à la consolidation d’un régime autoritaire » (sic)). Que penser, dans ces circonstances, d’un texte qui accuse le gouvernement d’autoritarisme? A en juger d’après cette situation d’un village occupé de force pendant 5 jours, c’est justement l’autorité qui a fait défaut. Que doit faire l’État devant une telle attaque de paramilitaires? J’y ai réfléchi. Le texte que j’avais sous les yeux ne m’apportait aucune clé me permettant de comprendre ce que je voyais. Au contraire, il révélait une profonde méconnaissance des événements. Il taisait la réalité des faits.

Deux mois après le début de cette phase du conflit, il était déjà impossible de défendre la thèse de mobilisations pacifiques de la droite. Quiconque la soutient est soit radicalement désinformé, soit un menteur. C’est sur cette thèse et des énoncés du genre « l’opposition controversée » qui se fonde sur une partie de la structure argumentative/politique des intellectuels de gauche. En réalité, nous ne sommes pas devant une mobilisation démocratique avec des incidents propres des conflits de rue avec barricades et cocktails Molotov, qui ne sont que la partie apparente de l’iceberg, le montage médiatique dont a besoin la droite selon le schéma qui a déjà été développé en 2014, avec, rappelons-le, un bilan de 43 morts.

Nous sommes là devant quelque chose de très différent. L’événement du commissariat en est une preuve. Ainsi que les couvre-feux imposés par les paramilitaires dans différentes localités, les tracts menaçant de représailles ceux qui ouvriraient leurs commerces ou conduiraient les véhicules de transport public –menaces mises à exécution-, les attaques de camions acheminant des denrées alimentaires vers la capitale et les assassinats de cadres chavistes.

Il ne s’agit pas simplement d’une « escalade de la violence » dans l’abstrait, manière d’appeler les choses qui nous rappelle le journal argentin El Clarin qui accusa la « crise » d’être responsable de l’assassinat de Mario Santillan et Maximiliano Kosteki. Nous sommes devant un plan d’intensification de la violence avec déploiement de forces paramilitaires qui ont été infiltrées sur le territoire vénézuélien depuis des années. Il est surprenant de constater que des intellectuels de gauche ayant pourtant suivi des cursus d’analyse des pays du continent, ne reconnaissent pas la similitude de ces événements avec ceux qui se sont déroulés dans des pays comme la Colombie, qui a des centaines de kilomètres de frontières communes avec le Venezuela.

Un Colombien qui a vécu la terreur paramilitaire sait en revanche automatique détecter ce qui se passe au moyen des mêmes méthodes au Venezuela.

Cet aspect déplace le débat sur un autre point : que doit-on faire? Comment doit réagir un État lorsqu’il est directement agressé dans ses organes de sécurité par des groupes armés financés depuis des pays étrangers, comme les USA et la Colombie? Ne doit-il pas se défendre? Comment doit-il assurer sa défense dans le cadre d’une processus politique comme celui que connaît le Venezuela? Nous sommes là devant une situation complexe, inconfortable, où les rôles sont inversés.

Je lus donc ce texte et n’y trouvai aucun élément de réponses. Je constatai qu’il ne fait que répéter les thèses de la droite présentées de manières académique et progressiste – progressiste?

Pendant ce temps, des opposants ont tiré sur un groupe de journalistes qui accompagnaient la police et une compagne de Telesur fut touchée par une balle. Si elle n’avait pas eu son gilet pare-balles et son casque, elle serait morte, selon la presse. Et ce serait « l’escalade de violence » qui aurait tiré la balle ?

Le texte des intellectuels de gauche met quasi exclusivement l’accent sur ce qu’ils définissent comme des erreurs du gouvernement. Ils revendiquent cette critique en particulier. Je ne cesse de m’interroger sur l’arrogance de ceux qui prétendent que l’Histoire commence à partir du moment où ils entrent en scène. Ils ont l’air de croire qu’au Venezuela les critiques n’existent pas, que le chavisme est monolithique, que les expériences d’organisation populaire, les communes par exemple, ne contestent pas la bureaucratie et ne la nomment pas publiquement pour ce qu’elle est : une bureaucratie corrompue. Puis ils viennent nous faire la leçon pour, disent-ils, occuper la place d’une gauche qui ne se tait pas.

La première chose qu’ils auraient dû faire, la plus importante, est d’écouter avant de parler.

Selon eux, ils l’auraient fait, et l’argument avancé est qu’il existerait au Venezuela un espace politique qui aurait adopté une position similaire à la leur. L’ étonnant est qu’en se référant à cet espace, une seule personne soit nommée : Edgardo Lander. C’est donc à partir d’une telle analyse –Lander continue encore à défendre la thèse de manifestations pacifiques- que nos intellectuels construisent leur structure argumentative. L’espace auquel ils se réfèrent est constitué de personnes aux références et aux parcours douteux, à quelques rares exceptions près. Tout le monde sait cela au Venezuela, non seulement le gouvernement mais aussi la militance populaire, les organisations critiques, communales, dont à mon avis les intellectuels de gauche ne connaissent même pas l’existence. D’où la pauvreté des documents publiés.

Leur argumentation ignore tout de l’expression critique constructive qui existe au sein du chavisme. Ils signent leurs articles sur le Venezuela en ignorant tout de la réalité des communes, des régions, des campagnes et des brigades de défense chavistes qui s’organisent dans un certain nombre de villes et villages face au scénario en cours. Ils parlent du haut d’une place qui serait située bien au-dessus du commun des mortels, en particulier des classes populaires qu’ils évoquent selon un point de vue purement académique et qui renforce leur point de vue sans doute! Ils posent un diagnostic qui est long à s’asseoir : leur production intellectuelle a du retard sur la réalité vénézuélienne ! Elle est complètement hors-jeu. La meilleure réflexion politique, les meilleures conclusions et synthèses sont loin d’être le fait de la classe intellectuelle à ce jour, mais sont en grande partie produites par les habitants et les habitantes des communes, sans aucune idéalisation de ma part.

L’arrogance -l’opportunisme?-les amène à faire de leur situation hors -jeu un communiqué public. En lisant ce qui est écrit, je constate une fois de plus qu’il n’apporte aucun élément de compréhension de la situation ni la moindre proposition de sortir du scénario en cours qui présente tous les indices d’affrontements civils provoqués par la stratégie mise en œuvre par la droite. Le texte raisonne selon une logique gouvernement/opposition et non de révolution en marche/contre-révolution totale. Je vois ensuite un appui au communiqué signé par Mariestella Swampa dans lequel elle se pose en victime, affirmant qu’une logique de lynchage a été déclenchée contre elle. Puis je lis un article : le jeune qui a été lynché puis brûlé en pleine manifestation de la droite car soupçonné d’être chaviste, est mort. J’ai repassé les images des faits, le jeune a été battu par des dizaines d’individus avant de partir en courant, le corps en feu. Le monde entier a vu ces images. Pourquoi les paramilitaires, ni les assassinats dûs à la haine politique au Venezuela n’empêchent-ils pas les intellectuels de gauche de dormir ?

Pour ma part, j’ai choisi de répondre de l’intérieur même du chavisme, en adoptant une position critique publique contre les bureaucrates, les corrompus, les traîtres et les « autoproclamés ». J’en ai beaucoup parlé, tout est écrit. Pour transformer la réalité du processus révolutionnaire en cours, dans les secteurs dominés par la bureaucratie, il faut laisser place à la critique, et rétablir raison et détermination. La bureaucratie n’est pas tombée du ciel et ne sera pas éliminée à coups de textes. Elle fait partie des difficultés, des débats, des tensions et des obligations d’un chavisme qui se veut radical, populaire et rebelle.

Voilà une tâche qui reste à effectuer, avec une question: nous reste-t-il assez de temps?

Le processus pour établir une Assemblée Nationale Constituante, à laquelle se sont inscrits plus de 55 000 candidats, peut être une opportunité tant pour un retour au débat d’idées sur un plan démocratique que pour un renouvellement interne du chavisme, ce mouvement participatif pouvant lui faire récupérer une majorité électorale. C’est-ce que je souhaite ; j’écris, je milite pour que cela arrive.

Il n’existe à ce jour aucun autre bloc en dehors du chavisme et de la droite actuelle. Vouloir se situer dans un au-delà en invoquant une « complexité » par opposition au supposé « simplisme » de tous les autres revient dans les faits à rester piégé du côté du bloc de la droite, comme le dit Enrique Dussel. Et donc, de soutenir la stratégie élaborée et financée par les USA et les classes dominantes vénézuéliennes, ce qui représente une lutte des classes brutale, avec toutes ses contradictions. Les hommes d’affaires et les propriétaires terriens le savent clairement. Il n’existe aucun endroit qui serait situé au-dessus du conflit en cours et invoqué au nom du peuple qui ne serait pas représenté par les deux forces politiques existantes. Ce lieu n’existe que dans l’imaginaire de ceux qui écrivent, dans une sorte d’auto-reconnaissance, dans un désir de se situer quelque part dans leur ego. Mais sûrement pas dans la bataille politique actuelle, ni dans les conclusions du communiqué. Et la simplification de Svampa prétendant que ceux qui se sont opposés au communiqué se limitaient à l’espace politique argentin est fausse. Chaque jour qui passe apporte la confirmation que la défense critique du Venezuela n’appartient pas exclusivement à un secteur de la gauche, mais à un ample éventail de forces et de courants d’intellectuels qui peuvent difficilement être assimilés à leur parcours. Serions-nous tous simplistes? Qu’est-ce-qui réunit une telle diversité de signatures dans un communiqué qui prime sur celui des intellectuels de gauche?

Je pense qu’il s’agit d’adopter une position éthique face à ce conflit, de faire preuve d’un sens de l’histoire et de la responsabilité qui permette de distinguer où se situent les frontières entre la critique et la collaboration avec la stratégie de l’ennemi – je dis bien « ennemi » en toute connaissance de cause, son plan étant de faire table rase du chavisme comme le montrent les faits-.

Ce communiqué a peut-être favorisé le cadre d’unité qu’il recherchait. Pour le moment, les pronostics n’offrent pas de signaux positifs. Les mouvements souterrains des forces paramilitaires de droite annoncent de probables attaques à plus grande échelle. Ses porte-paroles l’ont annoncé : ils ne reconnaîtront pas l’Assemblée Nationale Constituante et feront leur possible pour qu’elle ne soit pas établie. Ce qui veut dire qu’ils peuvent commettre des actions pour empêcher la tenue des élections, forcer à l’abstention par l’usage de la violence, par exemple. Ils s’y sont déjà entraîné dans ces réunions, mesurant leurs forces à celles du gouvernement. Selon diverses analyses, leur plan est de plonger le pays dans le chaos, le pousser à l’affrontement, à une violence chaque fois plus destructive pour la société elle-même et à une situation d’ingouvernabilité où se disputeraient territoires et sens. Ils ont le feu vert des États-Unis pour le faire.

Que faut-il faire face à cela? Quelles actions doit mener le chavisme? J’ai lu le manifeste sans y trouver la moindre réponse. Je n’y vois que la crise d’intellectuels.

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