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6. PROBLÉMATIQUE ET ENJEUX D’UNE RÉFORME AGRAIRE À LA MARTINIQUE

Jean Bernabé
6. PROBLÉMATIQUE ET ENJEUX D’UNE RÉFORME AGRAIRE À LA MARTINIQUE

Le rapport à la terre constitue une des caractéristiques essentielles de la colonisation traditionnelle telle qu’elle a abouti à la formation de nos pays. Ce rapport, qui est avant tout d’appropriation individuelle, n’est pas étranger à la marchandisation. Cette marchandisation de la terre, dans le cadre du système ultralibéral où opère la mondialisation actuelle, est en train de faire l’objet d’une priorité absolue, ainsi qu’en témoigne, par exemple, l’émergence d’une «Chinafrique», qui gère un nouveau type de colonisation sans installation d’une colonie sur place, mais avec un achat sans précédent de foncier (terres arables, forêts, espaces miniers). La colonisation n’est pas moindre pour autant! Comment, dans le pays Martinique penser aujourd’hui une réforme ayant pour objet le rapport à la terre?

Robert Saë, parlant dans une de ses interventions dominicales sur RFA-radio de réforme agraire à la Martinique, a eu soin d’établir une différence pertinente entre le foncier et l’agraire. Sans préjuger de son point de vue sur le présent article, je pense que sa distinction est de nature à prévenir nombre de confusions et d’amalgames en ce qui concerne la politique de la terre dans nos pays. Il faut en effet le savoir, si ce qui est agraire relève obligatoirement du foncier, en revanche, tout ce qui est foncier n’est pas forcément agraire, puisque toutes les terres ne sont pas dédiées à l’agriculture.

Les origines du foncier à la Martinique

Les Békés se sont royalement approprié les terres où vivaient les Caraïbes, dans une relation communautaire à ces dernières. Aussi la cartographie agraire de la Martinique des premiers temps post-colombiens, composée de plaines, de plateaux ou d’espaces légèrement vallonnés, a-t-elle concerné essentiellement, à travers le système d’habitation, puis de plantation, un régime de monoculture d’exportation vers la métropole. Il y avait une quasi-identité entre domaine foncier et domaine agraire, la Martinique n’ayant pas d’espace minier comme, par exemple, Saint-Domingue. Quant aux zones montagneuses, laissées en friche parce qu’impropres à la monoculture, elles ont de ce fait constitué un espace foncier virtuel. Après l’abolition de 1848, ce foncier de virtuel est devenu réel sous l’action de ceux des nouveaux affranchis qui, plus intrépides que d’autres, s’en sont emparés, les nécessités de la survie les ayant inévitablement amenés à opérer sur le même modèle béké de la captation. Cela s’est bien évidemment fait sans risque de conflit avec les grands propriétaires, nullement intéressés par ces zones au relief peu favorable à la  monoculture et peu soucieux d’enfreindre les règles du pacte colonial.

L’arrivée et l’installation sur les habitations traditionnelles de travailleurs contractuels originaires d’Afrique et d’Inde s’expliquent, on le sait, par ce déficit de main d’œuvre. Quoi qu’il en soit, le rapport à la terre des Martiniquais, Békés ou paysans issus de l’esclavage, a été et demeure à ce jour un rapport d’appropriation individuelle, phénomène qui, reconnaissons-le, n’a rien d’original sur la planète où cette relation à la terre est même devenue majoritaire, en raison du développement du capitalisme agraire. On comprend que ce dernier situe les propriétaires terriens (petits ou grands) dans un imaginaire très différent, par exemple, de celui du peuple kanak, pour lequel la terre est un bien commun et sacré. Quand on lit le dernier roman, Home, de l’écrivaine étasunienne afro-descendante Toni Morrison, nobélisée en 1993, on perçoit la puissance fétichiste de l’attachement au sol, non seulement des Euro-descendants, mais aussi de toutes les autres communautés installées aux Etats-Unis. En effet, pour Morrison, «home» est le symbole de l’appropriation individuelle du sol, comme remède au puissant trauma de la séparation d’avec le continent ancestral. «Home» est la métaphore de l’autochtonisation (ou désir symbolique d’être issu du sol) recherchée par tous, descendants de colons ou d’esclaves, ainsi que je l’ai développé dans le précédent article de la présente chronique.

Mutation de la condition paysanne aux Antilles et réforme agraire

Il s’avère souhaitable, pour des raisons sociales, que la politique foncière à la Martinique soit révisée au profit de certaines familles laissées pour compte. Une réforme foncière visant à loger des gens nécessiteux est tout à fait légitime et doit être réalisée à condition qu’elle n’entame pas les terres arables et n’amplifie pas la destruction des paysages. En revanche, une réforme agraire, telle qu’actuellement postulée par ses adeptes, n’est pas forcément pertinente. Elle est marquée au coin d’une certaine myopie et d’un abandon à l’imaginaire colonial traditionnel ainsi qu’à des automatismes anticolonialistes fort compréhensibles: Fok pran sé tè-a an lanmen sé Bétjé-a! constitue le slogan-clé de la réforme agraire postulée! Dakò, mé pou ba ki moun yo? Telle est ma question! En effet, la mutation de la condition paysanne depuis de nombreuses décennies nous montre le cultivateur actuel pas forcément inscrit dans une filiation paysanne directe. L’absence de critères pertinents d’une réforme agraire égalitairement distributive de terres risque de mettre en cause la justice de la répartition revendiquée, source, de surcroît, de morcellement amplifié. Autrement dit, à qui doit-on redistribuer des terres sans faire des insatisfaits? Et, en plus de créer des déçus et des mécontents sur un territoire agricole exigu et affecté par le chlordécone et le paraquat, ne risque-t-on pas aussi l’émergence d’une nouvelle corporation sélective de propriétaires du sol martiniquais, pas moins inscrits que les autres dans l’imaginaire colonial traditionnel du rapport à la terre et, par là même nullement préservés contre les dangers de la bétonisation ou encore la vente aux étrangers notamment dans des transactions opaques réalisées sur Internet?

Des solutions à court et à long terme

Au plan agraire, l’urgence des urgences n’est-elle pas, à travers l’établissement d’une cartographie scientifiquement crédible des terres infestées et non infestées, d’engager les détoxications qui s’imposent? Sans l’application de cette indispensable prophylaxie, tout discours sur une agriculture martiniquaise reste marqué au coin de l’insouciance, voire de l’irresponsabilité. Le concours de laboratoires de recherches hexagonaux compétents, en lien avec une Université des Antilles et de la Guyane, devenant par là même bénéficiaire d’un transfert de technologie en la matière, pourrait d’ailleurs, grâce à une prise en charge financière de l’Etat, être source de nombreux emplois!

En tout état de cause, pour choquant qu’il puisse paraître aux yeux des tenants obsessionnels d’une réforme agraire vouée surtout à contrebalancer l’appropriation assurément illégitime perpétrée et perpétuée par les premiers colons, mon propos ne s’inscrit pas moins dans une logique tout à la fois rationnelle et marquée au coin d’une utopie refondatrice. Il est urgent de dédier les terres non infestées à l’autosuffisance alimentaire du pays Martinique, ce que permet une portion de leur surface. Quant aux terres polluées tant des petits propriétaires pratiquant la polyculture que celles actuellement consacrées aux monocultures, les sommes considérables qui devront être avancées par l’État pour leur détoxication pourraient constituer à l’avenir – en tant qu’indemnisation anticipée -- un début de soutien financier aux intéressés. Ces deniers seraient alors contractuellement invités à s’engager, après détoxication, quelle qu’en soit la durée, dans une démarche novatrice de coopérative mutualiste (je ne dis pas de collectivisation, au sens soviétique du terme !), dans une pratique fort différente de toutes celles qui ont cours actuellement. A quelque chose malheur est bon, pourrait-on dire, si le fléau écologique des intrants que sont chlordécone, paraquat et autres poisons pouvaient activer une refondation de la politique agraire de la Martinique!

Vers un  mutualisme de type nouveau?

Une pratique plus conséquente que celle actuellement à l’œuvre ne devrait-elle pas alors se substituer à la rengaine d’une réforme agraire qui n’est en réalité qu’un hommage ritualisé aux errements multiples et divers d’un passé colonial délétère et d’un présent néocolonial destructeur? Ainsi pourra se jouer de façon enfin concrète et pragmatique la fameuse réparation revendiquée à cor et à cris par certains, généralement les mêmes que les «réformistes agraires». Il n’est pas douteux que seule une volonté politique bien ancrée soit en mesure de permettre la réalisation d’un tel projet, qui mériterait approfondissement en vue de sa réalisation optimale. La question demeure néanmoins de savoir où et comment ancrer la volonté politique en question!

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