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Antonythasan Jesuthasan par sa traductrice

Antonythasan Jesuthasan par sa traductrice

C’est sans doute la langue la plus inconnue qu’il vous sera donné d’entendre durant le Passa Porta Festival 2019 : le tamoul, langue dravidienne parlée dans le sud de l’Inde et à Sri Lanka, pays natal d’Antonythasan Jesuthasan, l’un de nos auteurs hôtes.

Traduire du tamoul vers le français

Ce natif d’Allaippiddi, acteur-révélation du film (largement autobiographique) Deephan, a obtenu l'asile politique en France en 1993 et connaît bien la florissante communauté sri-lankaise de Paris, concentrée dans le quartier « Little Jaffna » (10e arrondissement) qui regorge de restaurants, de temples et de processions en l'honneur du dieu Ganesh.

Contrairement au hindi, langue indoeuropéenne du Nord de l'Inde, la langue tamoule ne partage ni ressemblances, ni origines communes avec le français. À nos yeux, son alphabet est composé de signes indéchiffrables. Pour nous faire une petite idée de l’entreprise que représente la traduction d’une œuvre littéraire du tamoul vers le français, Wikipédia nous donne l’exemple de la traduction de la première phrase de la déclaration universelle des droits de l’homme, qui donne ceci :

 

மனிதப் பிறவியினர் சுதந்திரமானவர்கள்; மதிப்பிலும், உரிமைகளிலும் சமமானவர்கள்.

Transcription : Manithap piraviyinar suthanthiramaanavarkal, madhippilum, urimaikalilum samamaanavarkal.

Traduction mot à mot : Humains êtres (sont) libres ; dignité-dans-et, droits-dans-et (sont) égaux

 

C’est donc à un très dépaysant voyage en terres ceylanaises que nous vous convions, grâce à l’expérience de Faustine Imbert-Vier, l’une des traductrices françaises de nouvelles Friday et Friday, un véritable coup de cœur/coup de poing littéraire qui permet aux lecteurs francophones de découvrir enfin l’immense talent d’auteur d’Antonythasan Jesuthasan, également connu sous le pseudonyme de Shobasakthi.

20190312 Antonythasan Jesuthasan Friday

« Je cherchais un auteur tamoul à traduire pour mettre en lumière la littérature de cet état d’Inde du sud, le Tamil Nadu. Sur les traces des anthropologues et linguistes indianistes du XXe sans suiveurs aujourd’hui, je voulais susciter des vocations pour éclairer la production littéraire moderne de ce territoire vaste comme la France, tout aussi foisonnante que la nôtre, pourtant un domaine quasi-vierge de traduction.
C’est avec un concile de fins lecteurs tamouls de Madras que nous sommes tombés d’accord sur Antonythasan Jesuthasan : un auteur d’exception et vivant.

Tamoul de Sri Lanka réfugié en France, très populaire en Inde et parmi la diaspora au Canada autant pour ses essais politiques que ses critiques cinématographiques ou littéraires, ses fictions nous prennent tout de suite à bras-le-corps, moitié autobiographiques, moitié biographiques comme il le dit lui-même. Ses héros sont pris en étau entre la cause nationale cinghalaise et la résistance tamoule armée, les dérives de l’une et de l’autre jettent ces êtres ordinaires dans des choix tragiques, ils sont normalement lâches ou extraordinairement courageux et inventifs, ils gagnent rarement pourtant, ne sauvant que leur dignité ou la vision qu’ils en ont. Ils sont autant de modèles à suivre lorsque les temps s’obscurcissent et corrompent les grandes utopies. Réfugiés sous nos climats, leur vie pourrait s’apaiser mais les rets de leur île natale les poursuivent. La nôtre le pourrait-elle ? Pas d’après les médias variés qu’il décortique.
La construction des récits de Jesuthasan est méticuleuse, souvent un récit-cadre pour les nouvelles ou, dans ses romans, une sorte de théâtre très libre où les scènes se succèdent sans ordre apparent, bien au-delà de la polyphonie, pour se clore, toutes les marionnettes suspendues à leur crochet, autant de points d’interrogations en fait.

Traduire cet univers inconnu du lecteur à partir d’une langue rare tient de la déambulation dans la forêt vierge, tout doit faire repère, les dictionnaires sont souvent muets dans cette langue aux nombreuses variantes régionales, et c’est bien grâce au numérique - et je pense non pas aux moteurs de recherche inadaptés ici, mais au contact par ce moyen presque gratuit avec mes amis tamouls en Inde pour trouver dans bien des cas les explications de situations obscures.
Une des grandes difficultés de cette langue est de dépayser loyalement le lecteur, lui faire traverser le décor de clichés, palmier, plage, jungle pour en palper l’envers sans note de bas de page ni de lexique selon la volonté de l’éditeur. Les situations très typiques dépendent souvent d’un lexique non moins typique, qu’il a fallu débarrasser d’exotisme inutile : la plage est sublime mais minée, les forêts aux chants d’oiseaux denses et illuminées de fleurs colorées sont infestées d’espions. Les plantes, les animaux, les vêtements, les éléments descriptifs de la corporalité, la plupart des objets des habitants des rivages du nord de Sri Lanka où des collines centrales sont des casse-tête au XXIe siècle en français. C’est-à-dire à peu près tous les éléments narratifs… J’ai eu volontiers recours aux paléologismes repêchés dans les récits du temps des colonies françaises, le palmier-borassier, le chiroute. Ces mots sont ramenés sur nos lèvres par les flux mondiaux.

Un autre enjeu est de donner au touriste des mots pour saisir ce qui se passe au-delà de son objectif photographique. Les habitants de ce paradis ont basculé en enfer sans retour. Il reste la famille, un ciment à peu près indissoluble entre ses membres, la solidarité, à l’échelle de la communauté, l’entraide dans le village. Rendre perceptible ces liens sans les expliciter, jouer sur les noms de ces liens comme on le fait à Sri Lanka – où l’on utilise peu le prénom de naissance –, transposer la perspicacité ou l’humour des sobriquets doivent permet d’imaginer la densité des rapports humains. Ce qui constitue peut-être l’essence de cette culture.

 

La richesse de ces collaborations informelles vient aussi de ce que Jesuthasan raconte le non-narré, ce que les journaux n’ont pas dit, ce que les ONG n’ont pu enrayer, à notre insu planétaire. Mes gentils lecteurs tamouls du sous-continent indien ont découvert par ce biais le traitement infligé à la population tamoule de Sri Lanka, cette vérité non médiatisée mais individuelle. L’éditeur de la traduction anglaise a supprimé les nouvelles trop atroces ou trop détaillées qui choqueraient ou ennuieraient le lecteur indien ! Pour cette première publication, l’éditeur français a dû aussi tailler le costume de cette anthologie dans plusieurs recueils de nouvelles des deux dernières décennies. J’ai essayé d’appliquer au travail d’Antonythasan Jesuthasan la stratégie de Ray Bradbury dans ses Chroniques martiennes.
Etrangeté totale et découverte d’un univers homogène – aussi chaotique soit-il ici, elles seront les guides de son œuvre romanesque, préparant à l’immersion dans les fictions longues, comme argumentaire de décryptage d’une nature humaine déchaînée.

 

La France a laissé venir ces réfugiés en ignorant leur passé ou leur situation psychologique, entraînant dans leur sillage le même climat de terreur arbitraire qu’à Sri Lanka en dépit des décennies écoulées, une intégration-placébo. Que nous n’ayons pas su ce qui se passait là-bas est un fait, mais refuser de voir ce qui se passe ici, au-delà d’un manque de curiosité minimale pour l’autre, est dangereux et nous rappelle qu’accueillir n’est pas plus la remise d’une carte de séjour que le franchissement d’un portillon automatique du métro.

 

Parmi les surprises de cette œuvre, j’ai découvert un esprit d’extrême gauche qui renvoie la lecture biblique à son orientation primitive, l’amour universel et le partage général, dont la première incarnation est l’amour maternel, la deuxième, l’éducation à la culture. Le bagage culturel de cette jeunesse que l’on imaginerait repliée sur son territoire fait exploser toutes les idées reçues, les bibliothèques sont ouvertes sur le monde, on traduit en tamoul à tour de bras et il faut être très vigilant sur les allusions qui minent l’écriture de Jesuthasan.
L’omniprésence du cinéma dans la culture tamoule l’a préparé au rôle-titre de Deephan, première apparition du conflit sri-lankais sur nos écrans, avec, dans le rôle d’un combattant en retraite, un écrivain qui allait enfin paraître dans la langue de son pays d’accueil. »

20190312 Antonythasan Jesuthasan Dheepan

L’omniprésence du cinéma dans la culture tamoule l’a préparé au rôle-titre de Deephan, première apparition du conflit sri-lankais sur nos écrans, avec, dans le rôle d’un combattant en retraite, un écrivain qui allait enfin paraître dans la langue de son pays d’accueil. »

 

À lire :

Friday et Friday, nouvelles traduites du tamoul (Sri Lanka) par Faustine Imbert-Vier, Élisabeth Sethupathy, et Farhaan Wahab (Zulma, 2018)

Egalement disponible, Shoba : itinéraire d’un réfugié, co-écrit en français avec Clémentine Baron (J’ai lu, 2017).

« Friday et Friday est une vraie découverte. Un auteur puissant au souffle singulier, au style abouti (la fin de chaque nouvelle laisse porte ouverte à diverses interprétations) s'y révèle, regard acéré mais tendre, qui donne le sentiment de savoir qui il est, indifférent aux postures sociales, aux honneurs qui arrivent ou n'arrivent pas, aux chausse-trappes de son existence actuelle qui ne seront jamais qu'écume, bien sûr. Porté à la fois par une appétence pour les autres, via ses mille et un voyages, et en même temps totalement habité par ses lourds souvenirs.
Jesuthasan entre dans le vif du sujet dès la première page : la guerre, ses horreurs, ses séquelles. La fuite, la survie, la mémoire. La vie d'après, au jour le jour, loin de sa terre. L'écriture pour béquille, l'écriture comme seul but. »

Frédéric L’Helgoualch dans Mediapart

 

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